Préformation – épigenèse : une vieille controverse

Par épigenèse, on désigne au 19e siècle une certaine thèse ou théorie concernant la génération des êtres vivants. Dans son sens descriptif communément admis, la génération c’est « l’accroissement d’un germe jusqu’à l’état d’un nouvel individu séparé de l’individu adulte, porteur du germe générateur 352  ». Mais il y plusieurs façons possibles d’entendre cet accroissement, le mode par lequel il opère. Affirmer l’épigenèse, c’est prétendre que la croissance du germe s’opère par agrégation successive de parties qui n’existaient pas auparavant, même à l’état de rudiment 353 . Les parties – tissus, organes, appareils – apparaissent seulement progressivement au cours de la croissance ; elles ne figurent d’aucune manière, sous quelque forme que ce soit, dans le germe initial. – Cette théorie s’oppose à la doctrine, désignée ordinairement par le terme de préformation, selon laquelle la génération serait un simple « agrandissement, ou déploiement selon les trois dimensions de l’espace 354  » d’une structure préexistante, qui fait du germe la miniature, le modèle réduit plus ou moins exact de l’être vivant achevé. Quels que soient les nuances, les assouplissements ou les complications qu’en viennent par ailleurs à admettre les tenants de la théorie de la préformation pour l’accorder avec les faits observés ou pour résoudre les difficultés théoriques qu’elle ne manque pas de susciter, demeure l’idée que toutes les parties de l’adulte sont représentées sous une forme ou sous une autre dans le germe. On peut admettre à la limite la possibilité de transformations géométriques, de déformations ou de distorsions de la structure initiale du fait de la croissance inégale ou différée des parties qui la composent, de changements dans leurs positions relatives ; mais pas de formation à proprement parler. La préformation, quand bien même elle est compatible jusqu’à un certain point avec l’idée de métamorphose, c’est-à-dire de passage d’une forme à une autre, exclut toute création proprement dite, tout passage d’un néant de forme à une forme, d’un état amorphe à un état structuré. Or c’est cela même qui constitue l’idée essentielle de l’épigenèse.

Bien que la controverse opposant partisans de la préformation et partisans de l’épigenèse concernant l’essence de la génération chez les êtres vivants soit pratiquement aussi ancienne que l’histoire naturelle elle-même (on impute généralement à Aristote la responsabilité d’avoir ouvert le débat 355 ), que la thèse épigénétique fut par suite bien connue (sinon admise) des naturalistes au 17e et 18e siècles, et qu’elle ait été défendue par des savants éminents, dont le plus illustre est sans doute William Harvey 356 , il s’en faut que les deux options théoriques aient rencontré un égal succès auprès de ceux qui s’intéressent de près ou de loin aux problèmes soulevés par l’interprétation des phénomènes de développement. En fait, l’épigenèse est restée jusqu’au début du 19e siècle une théorie relativement marginale, à laquelle de nombreux des naturalistes de grand nom, y compris parmi les micrographes et ceux qui travaillent spécifiquement sur ces questions – Marcello Malpighi au 17e, Albrecht von Haller, Charles Bonnet, Buffon au 18e, Georges Cuvier au 19e siècle 357 – demeurent résolument hostiles 358 . Les raisons susceptibles d’expliquer pareil discrédit ou pareille infortune sont connues des historiens. Nous mentionnons ici les principales, sans les développer. Raisons d’ordre technique et méthodologique d’abord : le matériel d’observation hérité de l’expérience commune (le bouton de fleur, le papillon dans sa chrysalide, l’oiselet, qu’on voit sortir de leur enveloppe ou de leur coquille armés de toutes leurs parties) ; l’inexistence ou le manque de maîtrise des techniques microscopiques. Raisons logiques : l’impossibilité pour des organes, que la physiologie et la pathologie des organismes adultes nous montrent comme éminemment solidaires, de se former successivement ; l’impossibilité de rendre compte par l’épigenèse des ressemblances filiales et plus généralement des faits d’hérédité, phénomènes qui apparaissent au contraire intelligibles dans l’hypothèse où le développement n’est que l’agrandissement d’une forme (germe) contenue dans la semence mâle ou femelle. Raisons philosophiques et théologiques enfin : l’incompatibilité avec le récit de la Genèse d’une part, puisqu’on ne voit pas pourquoi ne pas accorder finalement au germe lui-même ce qu’on admet pour l’être vivant, savoir une génération par épigenèse, ce qui contredit le dogme d’une origine divine de la diversité des formes animales et végétales ; l’incompatibilité d’autre part avec une explication strictement mécaniste du développement et la nécessité corollaire, assurément régressive pour tout newtonien qui se respecte, d’introduire quelque force vitale occulte – vis essentialis de Wolff, Bildungskraft de von Baer –, puisque les lois du mouvement sont par elle-mêmes insuffisantes pour rendre compte de l’organisation d’une machine aussi compliquée que l’être vivant, alors qu’elles « suffisent pour développer et faire croître les parties des corps organisés 1  » si le développement, ainsi que l’entend Malebranche dans ce passage, n’est qu’affaire de croissance au sens métrique du terme. – Autant de motifs ou de circonstances qui expliquent les préventions des naturalistes à l’égard de la thèse de l’épigenèse, et par suite le succès massif et durable du schème de la préformation concernant la question de la génération des êtres vivants.

Ce discrédit quasi-général est renforcé par le fait que l’épigenèse demeure jusqu’à la parution des ouvrages de Caspar Friedrich Wolff (1733-84), dans la deuxième moitié du 18e siècle, une théorie d’application restreinte et dépourvue d’une partie de son potentiel critique, dont les partisans partagent le préjugé anatomique dominant selon lequel les structures embryonnaires n’ont pas d’identité propre : une « organogénie naïve », selon le mot d’un historien, qui pose « l’élaboration de l’être vivant comme une addition d’organes, successivement formés sans doute, mais atteignant d’emblée à leur type définitif ». On n’imagine pas alors l’épigenèse comme une suite de créations de systèmes possédant dans une certaine mesure leur autonomie physiologique, non plus que « la possibilité de structures embryonnaires transitoires et originales 2  », c’est-à-dire l’idée qu’il puisse exister des formes fœtales spécifiques, que l’embryon puisse emprunter des voies détournées avant de parvenir à sa forme finale. Ces limitations internes de l’épigenèse traditionnelle expliquent en partie son manque de force critique – ses partisans ne pouvant lutter sur un terrain sur lequel ils n’avaient pas idée de s’engager. Paradoxalement, l’épigenèse « avait d’autant plus de peine à se défendre contre son contraire, qu’elle en maintenait certaines présuppositions 3  » : l’assimilation de la partie anatomique créée par épigenèse à l’organe, le postulat du primat de l’anatomie des formes adultes. « Dans le système de la préformation, note encore le même historien, l’observation embryologique ne révélait, à la dimension prés, rien d’inattendu ou d’inclassable. Il en était de même, au fond, de l’ancienne épigenèse : pour chaque structure en voie de constitution, on pouvait, à tout moment, dire « ce qu’elle était » ou allait être – cœur ou estomac – par référence à l’anatomie ordinaire. Simplement, dans le cas de l’ancienne épigenèse, les catégories anatomiques n’étaient antérieures que logiquement à la génération, alors que, selon les préformationnistes, elles la précédaient à la fois chronologiquement et logiquement, pour parler comme Aristote 359  ». Si l’on maintient que les organes de l’embryon ont toujours quelque équivalent dans l’adulte et qu’il n’ait pas besoin d’élaborer des catégories anatomiques ad hoc pour les désigner, si l’on postule autrement dit que l’anatomie se réduit à l’anatomie des formes adultes, quelle différence faire valoir par rapport à l’idée de préformation qui ne se réduise au fond à une simple question de chronologie ? Cette différence, il est vrai, n’est pas mince – elle suffit même à prouver l’irréductibilité des deux théories. Mais elle n’autorise pas les partisans de l’épigenèse à concevoir l’argument selon lequel les organes de l’adulte ne préexistent pas, du fait de la présence aux mêmes endroits d’organes différents chez l’embryon, pour lever la vieille objection que les préformationnistes ont beau jeu de leur adresser, selon laquelle ils confondent le visible et le réel, et prennent l’inapparence avérée des formes dans l’embryon (parce que trop petites, trop aplaties, trop incolores, trop molles…) pour une inexistence 360 . Faute de pouvoir distinguer l’identité morphologique de l’identité topographique, l’épigenèse est donc condamnée à inférer une similitude structurale de la présence d’une forme organique en une région identique du corps de l’embryon et de l’adulte, c’est-à-dire finalement à reconnaître la préexistence de la forme adulte dans l’embryon présentant à la même place quelque structuration, quelle que soit sa différence avec cette dernière. Soit des concessions non négligeables au schème de la préformation sur des points qui – l’avenir le montrera – eussent pourtant permis à ses partisans d’en renforcer la critique. On peut d’ailleurs retourner la proposition : il est tout aussi certain que l’épigenèse traditionnelle n’aurait pas prêté le flanc aussi facilement aux critiques des préformationnistes si elle n’avait été dans l’impossibilité quasi-constitutive d’intégrer le concept de substitution organique, concept dont la confirmation empirique s’avèrera effectivement au 19e siècle un des moyens favoris des embryologistes pour démontrer l’apparition et la destruction d’organes au cours du développement embryonnaire, c’est-à-dire l’épigenèse.

Notes
352.

G. Canguilhem, G. Lapassade, J. Piquemal, J. Ulmann, Du développement à l’évolution au 19 e siècle, Paris, PUF, 1962, p. 3.

353.

Le sens du terme « épigenèse » ne fait pas, semble-t-il, l’objet de controverses au 19e siècle. Que l’on admette ou non la doctrine, les définitions proposées sont, à peu de choses près, identiques : « formation successive des organes » (A. Dugès, Traité de physiologie comparée de l’homme et des animaux, 3 vol., 1838-39, Montpellier, L. Castel, t. 3, p. 383) ; « formation successive des différentes parties dont l’ensemble constitue le corps » (K. Sprengel, Histoire de la médecine (1800-03), trad. Jourdan, Paris, Déterville, 9 vol., t. 4, 1815, p. 299, cité in G. Canguilhem et al., Du développement à l’évolution…, op. cit., p. 4) ; « genèse successive d’unités anatomiques ou de particules distinctes dans celles-ci, de tissus, d’organes qui, quelques instants auparavant, n’existaient pas dans le corps de l’être examiné » (C. Robin : « Développement », in Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, op. cit., 1re série, t. 28, 1883, p. 471). La première définition vient d’un partisan actif, les deux suivantes d’auteurs explicitement ou sourdement hostiles à l’épigenèse. Mais tous s’accordent fondamentalement sur le sens du terme.

354.

G. Canguilhem et al., Du développement à l’évolution…, op. cit., p. 3.

355.

Dans son traité De la génération des animaux, Aristote écrit : « Toutes les parties [du corps] ont d’abord leurs contours esquissés. Puis elles reçoivent leurs couleurs, leurs qualités de mollesse ou de dureté, absolument comme si elles étaient l’œuvre d’un peintre qui serait la nature. En effet, les peintres tracent une esquisse avec des lignes avant d’appliquer les couleurs sur leur tableau. » (Livre II, chap. 6, 743 b, pp. 80 de l’éd. Les Belles Lettres, trad. Louis, Paris, 1961)

356.

« La masse du corps est homogène au début ; elle apparaît comme une gelée séminale ; c’est en elle que toutes les parties s’ébauchent d’abord par une division obscure ; puis que les organes apparaissent et se distinguent. [...] C’est aux dépens de la même matière que, par voie de génération, ils naissent, se distinguent les uns des autres et deviennent dissemblables. [...] C’est de cette façon que, chaque jour, le poulet se crée dans l’œuf ; c’est aux dépens d’une même matière que tous les organes se créent, se nourrissent et s’accroissent. » (W. Harvey, Exercitationes de generatione animalium, 1651, p. 124, cité et trad. par C. Dareste, Recherches…, op. cit., pp. 187-88) – L’aphorisme célèbre de Harvey : « Ex ovo omnia » (« tout provient d’un œuf »), par lequel le physiologiste résume son attachement à l’épigenèse, figure dans le dessin de couverture de l’ouvrage : allégorie représentant Jupiter sur son trône, ouvrant un œuf d’où s’échappe tout le bestiaire de la Création, homme compris.

357.

En témoignent par exemple ces quelques passages, souvent cités : « Rien de nouveau ne se forme ! [Nulla est epigenesis !]. Il n’y a pas de germination. [...] Aucune partie du corps ne se développe avant les autres ; toutes sont créées simultanément [Nulla in corpore animali pars ante aliam facta est, et omnes simul creatae existunt]. » (A. Haller, Elementa physiologiae…, op. cit., cité et trad. par O. Hertwig, Précis d’embryologie de l’homme et des animaux, trad. Mercier, Paris, Steinheil, 1906, p. 21) – « Mon but unique a été de démontrer partout que les corps organisés sont soumis à la loi du développement et que ce que nous nommons génération n’est que l’évolution d’un germe préformé. » (C. Bonnet, Lettre à Malesherbes, 30 oct. 1762, cité in Canguilhem et al., Du développement à l’évolution…, op. cit., Appendice B, p. 59) – « [La vie] ne peut s’allumer que dans des organisations toutes préparées ; et les méditations les plus profondes, comme les observations les plus délicates, n’aboutissent qu’au mystère de la préexistence des germes. » (G. Cuvier, Le règne animal, distribué d’après son organisation, Paris, Déterville, 1817, 4 vol., t. 1 : Introduction, p. 20)

358.

Sur l’histoire de la controverse au 17e et 18e siècles, cf. les études anciennes mais bien documentées de T. H. Huxley, « L’évolution en biologie » (1878), in T. Huxley, L’évolution et l’origine des espèces, trad. Varigny, Paris, Baillière, 1892, pp. 255-72 ; C. Dareste, Recherches…, op. cit., pp. 5-25. Cf. aussi B. Balan : « Génération, organisation, développement : l’enjeu de l’épigenèse », in B. Balan et al., Entre forme et histoire, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988, pp. 107-17 ; J. Gayon : « Evolutionnisme », in D. Lecourt (dir.), Dictionnaire d’Histoire et de Philosophie des Sciences, Paris, PUF, 1999, pp. 387-96.

1.

N. Malebranche, Entretiens sur la Métaphysique, sur la Religion et sur la Mort, Paris, 1711, 2 vol., t. 2, p. 13, cité par F. Jacob, La logique du vivant, op. cit., p. 68.

2.

G. Canguilhemet al, Du développement à l’évolution…, op. cit., p. 7.

3.

Ibid.

359.

Ibid., p. 9.

360.

C’est l’argument principal de Haller : « Vous n’avez pas le droit, dit-il en s’adressant à Wolff, d’affirmer que certains organes n’existent pas, par cela seul que vous ne les voyez pas. » (A. von Haller, Commentarius de formatione cordis in ovo incubato, 1765, cité et trad. par C. Dareste, Recherches…, op. cit., p. 20)