L’épigenèse new style de Caspar Friedrich Wolff

La parution de la Theoria Generationis (1759) d’un jeune anatomiste allemand, Caspar Friedrich Wolff, suivie de celle des différents mémoires 361 dans lesquels Wolff répond aux réactions provoquées par la Theoria, marque un tournant dans l’histoire de la controverse. « Pour expliquer la génération, affirme Wolff, il faut [...] montrer comment ces diverses parties [des corps organisés] sont nées [wie diese Theile entstanden sind] et comment elle se sont formées avec tous leurs rapports mutuels [wie sie in der Verbindung entstanden sind] 362  ». Cette démonstration, l’auteur va s’y employer, mais en faisant preuve d’une ingéniosité qui tranche avec les tentatives précédentes, lesquelles s’adossaient à une conception somme toute sommaire, on l’a vu, de l’épigenèse. En même temps qu’il en perfectionne le concept, Wolff fournit des arguments empiriques décisifs en faveur de l’épigenèse. Ces arguments sont principalement de quatre types :

1° L’impossibilité d’alléguer quelque invisibilité des parties organiques de l’adulte chez l’embryon dans tous les cas où la place s’y trouve déjà occupée par une autre structure. Or l’observation atteste l’existence de nombreuses formations de ce type, sans analogue chez l’adulte (par exemple l’aire pellucide et l’amnios chez l’embryon de poulet examiné par Wolff, les dents chez celui de la baleine, la corde dorsale et les arcs branchiaux chez ceux des mammifères en général). Comme il impossible, du fait de leur topographie identique, que ces structures primitives puissent coexister avec les structures finales, on en déduira que ces dernières n’apparaissent qu’après disparition des précédentes 363 . L’argument de l’invisibilité inlassablement évoqué par les préformationnistes est donc renversé grâce à l’utilisation de cette nouvelle technique « topographique » d’administration de la preuve de l’épigenèse instituée par Wolff.

2° L’impossibilité d’expliquer les ressemblances entre certaines conformations aberrantes de l’adulte et certaines formes embryonnaires normales d’animaux de la même espèce sans admettre l’hypothèse d’une tératogenèse, c’est-à-dire sans rejeter l’hypothèse d’une monstruosité originelle ou résultant d’une maladie affectant à un moment ou à un autre du développement la structure normale, qui sont à vrai dire les deux seules thèses tératologiques compatibles avec l’idée de préformation. Affirmer qu’entre le monstre adulte et l’embryon sain d’un certain stade il existe une similitude structurale revient à supposer en effet qu’en dépit des différences de conditions, ici anormales, là normales, dans lesquelles elle opère, une même loi préside à la formation des êtres organisés, au sens fort ou épigénétique du terme.

3° L’existence, avérée par l’observation, de processus ontogénétiques chez l’animal (sinon chez le végétal) absolument « irréductibles à tout système de préfiguration, quelles que soient les hypothèses dont on veuille le compléter : c’est, par exemple, le dédoublement d’un feuillet, la fermeture d’un organe initialement ouvert, la soudure de deux feuillets en un tube. Qu’on imagine toutes les distorsions, toutes les croissances inégales que l’on voudra : on obtiendra des métamorphoses très diverses sans doute, mais qui seront toutes le résultat d’une déformation continue. Or, celle-ci ne saurait engendrer une déchirure ou une duplicature 1  ». Wolff fournit ainsi la première description détaillée de l’épigenèse d’un appareil complexe (le canal intestinal du poulet) dont il suit toutes les étapes de la formation depuis l’infléchissement initial du feuillet jusqu’à l’apparition terminale des orifices.

4° L’autonomie relative des parties anatomiques sur lesquelles porte l’épigenèse. Wolff parvient en effet à établir que le développement d’un animal comme le poulet consiste moins en une succession paradoxale de créations d’organes que la physiologie montre comme dépendants les uns des autres, que dans l’apparition de différences toujours plus marquées au sein de systèmes possédant chacun leur autonomie physiologique : systèmes nerveux, musculaire, vasculaire, digestif, lequel, note Wolff, « forme un tout complet [in sich geschlossenes Ganzes], analogue aux trois systèmes précédents 2  ». Ce changement ou cette inflexion quant à l’objet d’application de l’épigenèse est « ce qui permet, du reste, à Wolff, d’échapper à l’objection de l’impossibilité pour des organes solidaires de se former successivement 3  ». – Soit au total un effort sans précédent d’argumentation en faveur de l’épigenèse, qui passe aussi bien par la rectification, invalidant une partie des critiques et objections traditionnelles, de l’ancien concept, que par l’institution de nouvelles preuves et de nouvelles techniques de preuves réfutant la thèse de la préformation.

La partie pourtant était loin d’être remportée. On aurait pu cependant penser qu’après la parution des études de Wolff, les naturalistes allaient être rapidement gagnés à la cause de l’épigenèse. En fait il n’en fut rien. Les nouveaux arguments avancés par Wolff ne rencontrèrent pratiquement aucun écho favorable parmi ceux qui s’intéressaient au problème de la génération des animaux et des plantes 364 , et la Theoria Generationis tomba rapidement dans l’oubli après 1770 – jusqu’à sa redécouverte presque un demi-siècle plus tard par les anatomistes allemands et français. Dans la polémique entre Wolff et les tenants de la préformation, les contemporains dans leur immense majorité n’ont, semble-t-il, pas perçu le perfectionnement décisif que Wolff faisait subir au vieux concept d’épigenèse ; ils n’ont pas retenu la démonstration par laquelle le même auteur démolissait les arguments traditionnels de la préformation, non plus que la nouveauté des faits allégués dans la Theoria, mais seulement les critiques, il est vrai particulièrement développées, à défaut d’être originales, dont elle fit l’objet, notamment de la part de Haller et de Bonnet. Critiques pourtant dont les historiens ont montré combien elles étaient déplacées, appliquées à la théorie et à l’argumentation de Wolff, voire invalidées par celle-ci, malgré le fait que Wolff eût obligé ses détracteurs à les pousser à un degré d’élaboration jamais atteint, et lors même qu’elles conservaient une partie de leur pertinence appliquées à l’ancienne épigenèse. Il n’empêche : ce sont ces critiques, celles de Haller et de Bonnet en premier lieu, qui ont finalement retenu l’attention et l’intérêt des naturalistes de la seconde moitié du 18e siècle ; ces derniers n’ont pas saisi la différence que présentait la conception de Wolff par rapport aux théories épigénétiques de la vieille école. Soutenu par les plus hautes autorités scientifiques (Buffon, Haller, Cuvier) de l’époque, élevé à la dignité philosophique (Malebranche, Leibniz 365 ), sans qu’on sache trop d’ailleurs, de la consécration académique et philosophique ou de la cécité collective à reconnaître le bien-fondé des thèses de Wolff, laquelle est la cause ou l’effet de l’autre, le préformationnisme semble ainsi devoir s’imposer définitivement après cet intermède comme théorie légitime de la génération. Pendant près d’un demi-siècle, la cause paraît entendue : quand les naturalistes disent « génération », il faut entendre « développement » (ou « évolution ») ; et quand ils disent « développement » (ou évolution) il faut entendre (ou peu s’en faut) agrandissement d’un germe préformé – ce dernier usage persistant d’ailleurs bien au-delà du second, à une époque où la rupture est consommée du lien analytique entre génération et développement. Ce n’est qu’à partir de 1810, après donc bien des années d’éclipses, que débutera la réhabilitation, d’abord discrète puis de plus en plus affirmée, de l’œuvre de Wolff, symbolisée par la traduction en allemand du mémoire, De Formatione Intestinorum par Johann-Friedrich Meckel (1781-1833) en 1812, et que commenceront à se multiplier les critiques face aux difficultés de plus en plus insurmontables soulevées par l’interprétation préformationniste des phénomènes relatifs à la génération des êtres vivants.

Notes
361.

C.F. Wolff, Theoria Generationis, Halle, Hendel, 1759 ; De formatione Intestinorum, Novi Commentarii Academiae Scientiarum Imperialis Petropolitaneae, St. Petersbourg, vol. 12, 1766-67, pp. 403-507, vol. 13, 1768, pp. 478-530 ; De Ortu Monstrorum, in Novi Commentarii Ccademiae Scientarum Imperialis Petropolitanea, vol. 17, 1772, pp. 553 et suiv.

362.

C. F. Wolff, Theorie von der Generation, Berlin, Birnstiel, 1864, 2 vol. (édition allemande corrigée et augmentée de la thèse latine de 1759), cité par E. Haeckel, Anthropogénie, op. cit., p. 16.

363.

« Nous avons vu, écrit ainsi Wolff, que différentes parties du corps, comme le thorax, n’existaient pas encore à un moment donné, et qu’elles ne pouvaient exister à ce moment ; mais nous n’avons pas conclu que le thorax n’existait pas sur l’argument qu’il n’avait pas été observé ; au contraire, nous avons vu que l’amnios vrai apparaissait à l’endroit où le thorax devait apparaître […] et nous en avons conclu que ce thorax qui n’apparaît pas ne peut exister, et donc qu’il n’existe pas. La même chose a été observée au sujet du pelvis, qui occupe la place de la partie inférieure de l’amnios. […] Je pense qu’il s’agit là de l’argument majeur en faveur de l’épigenèse ; de là on peut assurément conclure que les parties du corps n’ont pas toujours existé mais qu’elles ont été produites successivement, quelles que soit d’ailleurs la manière dont cette production est réalisée. » (« De formatione intestinorum », Novi Comentarii..., op. cit., vol. 13, pp. 518-20, cité et trad. par J. C. Dupont, S. Schmitt, Du feuillet au gène, op. cit., pp. 8-9)

1.

Canguilhemet al., Du développement à l’évolution…, op. cit., p. 8.

2.

C. F. Wolff, Theorie von der Generation, cité par E. Haeckel, Anthropogénie, op. cit., p. 29.

3.

G. Canguilhemet al., Du développement à l’évolution…, op. cit., p. 9.

364.

Pour une réévaluation contemporaine cependant de l’apport des morphologistes allemands de la fin du 18e et du début du 19e siècle à l’édification de la théorie moderne de l’épigenèse, notamment de J. F. Blumenach, cf. F. Duchesneau : « Epigenèse et évolution : prémisses historiques », Annales d’histoire et de philosophie du vivant, n° 6, 2002, pp. 177-203.

365.

C’est Malebranche par exemple qui écrit : « Les corps organisés [...] ont été formés dès la création du monde [...] et ne reçoivent plus par le temps que l’accroissement nécessaire pour se rendre visibles. » (Eclaircissements sur la Recherche de la vérité (1678), in N. Malebranche, Œuvres, Paris, Gallimard, bibl. La Pléiade, 1979, 2 vol., t. 1 : « Eclaircissements sur le 3e chapitre de la 2e partie du Livre VI », p. 981) – Quant à Leibniz, voici ce qu’on peut lire dans son Système nouveau de la nature et de la communication des substances (1695) : « Pour revenir aux formes ordinaires ou aux âmes brutes, cette durée qu’il leur faut attribuer à la place de celle qu’on avait attribuée aux atomes pourrait faire douter si elles ne vont pas de corps en corps [...]. Mais cette imagination est bien éloignée de la nature des choses. Il n’y a point de tel passage, et c’est ici où les transformations de MM. Swammerdam, Malpighi et Leeuwenhoek [...] sont venues à mon secours, et m’ont fait admettre plus aisément que l’animal, et toute autre substance organisée, ne commence point lorsque nous le croyons, et que sa génération apparente n’est qu’un développement, et une espèce d’augmentation. » (Paris, Flammarion, 1994, § 6)