La théorie paralléliste de Johann Friedrich Meckel

Au moment donc où paraît la traduction de Meckel de l’étude de Wolff sur la formation du canal digestif, l’œuvre de ce dernier, y compris dans le petit cercle de naturalistes et de médecins allemands (Friedrich Blumenach, Christian Reil, John Hunter, Lorenz Oken, Johann Autenrieth, Karl Friedrich Kielmeyer 366 ) qui perpétuent sans succès la tradition de l’épigenèse est pratiquement inconnue des zoologistes et des botanistes. Elle va retrouver une soudaine actualité sous l’impulsion des recherches tératologiques et embryologiques menées quasi simultanément par Meckel en Allemagne, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire en France, prélude d’une conversion massive et, dans une certaine mesure et en un certain sens, définitive, des biologistes à la cause de l’épigenèse.

Du rôle qu’ont joué objectivement ces recherches dans la récusation du préformationnisme, de leur contribution décisive au renouvellement du vieux débat préformation-épigenèse, il ne faudrait pourtant pas conclure que ceux qui les poursuivirent furent nécessairement des « épigénétistes » convaincus. Il s’en faut que l’intention qui présida à ces travaux fusse toujours conforme au but qu’ont leur a fait ultérieurement servir, que les auteurs eussent toujours eu clairement conscience de la portée et de la signification de leurs propres découvertes et théories. Ainsi qu’il arrive souvent en histoire des sciences, ce n’est pas nécessairement en ligne droite que les idées avancent. La démarche de Meckel est exemplaire de ce point de vue 367 . Voilà un savant qui, paradoxalement, n’est pas partisan de l’épigenèse à la manière de Wolff, qui soutient contre ce dernier l’idée d’une monstruosité originelle, que les vices et aberrations de structures ne sont pas susceptible de genèse mais préexistent au développement du germe 368 , et dont on peut cependant dire à bon droit qu’il a contribué indirectement mais de façon décisive à la renaissance et au renforcement de la théorie épigénétique, en ce début du 19e siècle. C’est en effet ce même savant qui va forger les arguments et les concepts dont s’empareront pour ainsi dire à son insu, quoique logiquement, Geoffroy saint Hilaire et Serres notamment pour réfuter la préformation. Seulement – et c’est ce qui permet de résoudre l’apparent paradoxe –, ces arguments, ces concepts ne sont pas élaborés par Wolff en vue de constituer un dossier à charge de la préformation dans le cadre du vieux débat qui l’oppose à la théorie de l’épigenèse, mais dans le contexte d’une défense de la doctrine de l’unité de plan de composition du règne animal, « le plus grand fait de la nature vivante 369  », dont le naturaliste partage, avec Geoffroy Saint Hilaire et Serres en France, et la plupart des Naturphilosophen allemands, Oken et Carus en particulier, l’ardente conviction 370 . Soit un contexte problématique et polémique fort différent. C’est dans le cadre d’un tel effort visant à établir l’unité de plan que Meckel propose pour la première fois de généraliser la validité de l’idée d’une analogie fondamentale de structure entre les embryons des animaux supérieurs et les animaux inférieurs, idée déjà formulée par d’autres naturalistes, notamment Kielmeyer (1765-1844), Oken (dont on a vu le rôle dans la formation de la théorie cellulaire) et Blumenach (1752-1840), mais sans qu’ils en tirent d’enseignements à portée générale, et de fonder sur cette idée la théorie d’une correspondance entre la série animale et la série des états embryonnaires. « L’analogie, écrit Meckel dès 1811, entre l’embryon de l’homme et les animaux qui sont en dessous de lui est indéniable et le perfectionnement de ce parallèle par des recherches précises et minutieuses sur l’embryon des autres animaux […] est l’un des objectifs les plus souhaitables pour l’anatomie, la physiologie et la zoologie rationnelle 371  ». La portée philosophique de la thèse, sinon la thèse elle-même, est nouvelle. Sa confirmation est désormais l’objet d’un programme ambitieux de recherche systématique, que Meckel, tout à son idée, poursuivra les années suivantes. Effort à ses yeux couronné de succès, puisque aussi bien il se sent en droit d’affirmer derechef quelques années plus tard que « les degrés de développement [die Entwickelungsstufen] que l’homme parcourt depuis son origine première jusqu’au moment de sa maturité parfaite correspondent [entsprechen] à des formations constantes [bleibenden Bildungen] dans la série animale 372  » ; que « le développement de l’organisme individuel obéit aux mêmes lois que celui de toute série animale, c’est-à-dire que l’animal inférieur, dans son évolution insensible, parcourt essentiellement les degrés organiques permanents qui lui sont inférieurs ; circonstances qui permettent de ramener les unes aux autres les différences qui existent entre les diverses phases de développement, et entre chacune des classes d’animaux 373 ». Ainsi, « que l’on suive la succession des phénomènes présentés par un même organisme, depuis le premier moment de sa formation jusqu’à une époque déterminée de sa durée, on verra qu’il parcourt les principaux degrés d’organisation offerts par la série animale, depuis l’être le plus simple jusqu’au rang qu’il occupe 374  ».

C’est encore aux mêmes fins de justification de la doctrine de l’unité de plan de composition du règne animal que Meckel en vient à s’intéresser au problème des monstres, dont le statut exorbitant qui leur est traditionnellement conféré et qui leur vaut d’être considérés comme des êtres vivants irréductibles à tout effort de classification systématique, porte préjudice à la thèse unitariste. Se proposant au contraire d’établir en ce qui les concerne une véritable « réduction de la variété anormale à la variété normale 375  », Meckel est amené à affirmer l’idée d’une analogie systématique entre les formes aberrantes des animaux supérieurs et les organismes normaux d’espèce inférieure : soit la notion d’une correspondance entre la série animale et la « série tératologique » : « Ce qui est anomalie pour un animal peut être considérée comme la conformation régulière d’un autre ». « Il n’y a, pour ainsi dire, pas une seule manière dont les organes de l’homme s’écartent de la règle, qui ne conduise à quelque analogie avec les animaux. On pourrait écrire un livre entier sur ce sujet, et des observations exactes multiplieraient à l’infini le nombre des faits que nous pouvons déjà invoquer en faveur de cette loi intéressante [interessante Gesetz] 376  ». La ressemblance ne vaut pas donc seulement pour quelques cas isolés ; elle n’est pas non plus approximative : « La coïncidence exacte qui existe entre les déviations de structure dans un animal et la disposition régulière chez un autre, conduit à une analogie encore plus remarquable 377  ». Et Meckel de prendre les exemples du cœur à cavité unique, formation aberrante chez l’homme, normale chez les crustacés et les insectes ; du foie et de la rate qui, à volume relatif équivalent, sont hypertrophiques chez l’homme, normaux chez les oiseaux, les reptiles et les poissons.

Les deux correspondances entre série animale et série embryonnaire d’une part, série animale et série tératologique d’autre part, une fois posées, la troisième s’en déduit logiquement : il existe une correspondance entre la série des formes embryonnaires et la série des formes aberrantes. Cette dernière est fondée en raison. Meckel n’en est pas réduit comme Wolff à faire état de quelques analogies entre monstres adultes et fœtus normaux de la même espèce. Développée ou explicitée, une telle affirmation revient à formuler la théorie fameuse des arrêts de développement, théorie que Wolff prétend avoir, sinon découvert, du moins établi le premier, selon laquelle « un être anormal est dans l’humanité et, plus généralement, dans une espèce quelconque un être qui n’a pas poussé son développement jusqu’à son terme. Son évolution embryonnaire s’est arrêtée en route par suite d’obstacles qu’a rencontrés la « force formatrice ». [...] Un monstre est un être normal retardé 378  ».

On touche ici aux limites de la pensée de Meckel. En tératologie la théorie des arrêts de développement contredit la thèse préformiste admise par l’auteur d’une monstruosité originelle. Car de deux choses l’une : ou l’on considère que la forme monstrueuse finale constitue le terme d’un développement fixé à l’avance dans la structure du germe, auquel cas son développement ne peut être dit arrêté ; ou bien l’on considère qu’il n’a pas atteint son terme, que son développement a été interrompu par suite de quelques causes extérieures et accidentelles, auquel cas l’aberration n’est pas originelle. Comme le notent les auteurs de l’opuscule du Développement à l’évolution au 19 e siècle, « Meckel ne pouvait, tout à la fois, refuser l’épigenèse et admettre la théorie des arrêts de développement. [...] La théorie qui lie la monstruosité à l’arrêt de développement se concilie mal avec une croyance à la préformation 379  ». La contradiction est à peine moindre en embryologie : une conception préformationniste du développement embryonnaire n’est guère compatible avec l’idée d’une correspondance entre la série des stades embryonnaires et la série animale, étant donné l’importance des écarts morphologiques entre groupes zoologiques, écarts pour le moins difficilement réductibles à de simples transformations géométriques, lors même qu’on postule comme Meckel l’unité de plan de composition. – En sorte que l’auteur se voit finalement obligé de concéder l’absence de correspondance stricte entre les termes des séries embryonnaire et tératologique d’une part, embryonnaire et animale d’autre part, ôtant ainsi à sa doctrine l’essentiel de son intérêt heuristique, puisque dans ces conditions la possibilité est exclue pour ces disciplines de se rendre de mutuels services : « Comment l’embryologie, par exemple, demanderait-elle à la zoologie de lui faire connaître tel stade intermédiaire qu’elle a, elle-même, peine à saisir, si des réserves sont faites sur la correspondance terme à terme de leurs objets ? 380  ».

Notes
366.

Pour plus de détails et les références des travaux d’embryogénie menés par ces différents auteurs, cf. A. Kölliker, Embryologie de l’homme et des animaux supérieurs, op. cit., p. 10-11 ; C. Dareste, Recherches…, op. cit., 192-93. Sur la notion d’analogie entre formes embryonnaires d’animaux supérieurs et formes adultes d’animaux inférieurs dans la pensée biologique allemande au tournant du 18e-19e siècle, cf. R. Rey : « La récapitulation chez les physiologistes et les naturalistes allemands de la fin du 18e et du début du 19e siècle », in P. Mengal, Histoire du concept de récapitulation, Paris, Masson, 1993, pp. 39-54. Sur la contribution pour le moins ambiguë de Kielmeyer au progrès de l’embryologie épigénétique, cf. W. Coleman : « Limits of the recapitulation theory : Carl Friedrich Kielmeyer’s critique of the presumed parallelism of earth history, ontogeny, and the present order of organisms », Isis, vol. 64, 1973, pp. 341-50.

367.

Sur la pensée de Meckel, on pourra consulter avec fruit G. Canguilhem et al., Du développement à l’évolution…, op. cit., pp. 10-13 ; S. J. Gould, Ontogeny and Phylogeny, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1977, Part. I, chap. 3, pp. 45-47.

368.

« La nature des vices de conformation [Bildungsabweichungen], écrit Meckel, considérée en elle-même, annonce déjà qu’ils sont originels [urcsprünglichkeit] ». Sans compter, ajoute-t-il un peu plus loin, que « le rapport qui lie les vices de conformation à d’autres conditions situées hors des organes monstrueux eux-mêmes, prouve encore que ces anomalies sont originelles. » (J. F. Meckel, Manuel d’anatomie générale, descriptive et pathologique (1812-16), trad. Jourdan et Breschet, Paris, Baillière, 1825, 2 vol., t. 1, pp. 81 et 85)

369.

Ce mot n’est, à vrai dire, pas de Meckel, mais de ses traducteurs français, dans le commentaire qu’ils adjoignent en note au Manuel d’anatomie, op. cit., Introduction, p. 2. Nul doute cependant qu’il traduit bien le fond de la pensée de Meckel.

370.

Cf. sur ce point E. S. Russell, Form and Function. A contribution to the History of Animal Morphology (1916), Chicago, University of Chicago Press, 1982, chap. 7, pp. 89-101.

371.

C. F. Wolff : « Entwurf einer Darstellung der zwischen dem Embryozustande der höhern Thiere und dem permanenten der niedern Statt findenden Parallele », in C. F. Wolff, Beyträge zur vergleichenden Anatomie, Leipzig, Reclam, 1811, 2 vol., t. 1, pp. 59-60, cité et trad. par J. C. Dupont et S. Schmitt, Du feuillet au gène..., op. cit., p. 41.

372.

J. F. Meckel, Manuel d’anatomie générale, descriptive et pathologique, op. cit., p.49.

373.

J. F. Meckel, Traité général d’anatomie comparée (1821-31), trad. Riester et Sanson, Paris, Villeret, 1828-33, 10 vol, t. 1, pp. 514-15.

374.

Ibid. , p. 12.

375.

J. F. Meckel, Traité général d’anatomie comparée, op. cit., t. 1, p. 543, cité in G. Canguilhemet al., Du développement à l’évolution au 19 e siècle, op. cit., p. 12.

376.

J. F. Meckel, Manuel d’anatomie générale, descriptive et pathologique, op. cit., § 38, pp. 86-87.

377.

Ibid., p. 556.

378.

G. Canguilhem et al., Du développement à l’évolution au 19 e siècle, op. cit., p. 12.

379.

Ibid., p. 13.

380.

Ibid.