La tératologie d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire

Il revient à Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) et à Etienne-Renaud-Augustin Serres (1787-1868) d’avoir compris et assumés le coût exigé pour l’utilisation fructueuse des idées de Meckel 381 . Ce coût, c’est bien entendu la récusation du postulat de la préformation, encore implicitement présent dans la pensée de Meckel, et, corrélativement, l’adoption pleine et entière de la théorie de l’épigenèse concernant la génération des êtres vivants. dès 1807, Geoffroy avait signalé, à titre d’argument en faveur de la théorie de l’unité de plan de composition, l’existence d’analogies entre le squelette des poissons adultes et celui des embryons des mammifères 382 , mais sans aller comme Meckel jusqu’à avancer l’idée d’une correspondance entre la série des formes embryonnaires et celle des formes zoologiques. A partir de 1820, soit quelques années après ses premières recherches tératologiques interrompues par la guerre et la publication du Manuel d’anatomie générale de Meckel, Geoffroy entreprend une série d’études 383 sur les monstres acéphales et parvient aux mêmes conclusions que Meckel : les aberrations sont dues à des « retardements de développement 384  », à la permanence de structures embryonnaires normalement transitoires : « C’est depuis peu que de nouvelles recherches et un plus judicieux emploi de l’investigation anatomique ont fait apprécier sous de nouveaux rapports l’origine de la monstruosité, et ont porté à attribuer ce phénomène à un défaut d’accroissement, qui a pris en particulier le nom de retardement de développement 385  ». Selon cette définition donc, « ceci est uniquement monstrueux, qui s’arrête en deçà des transformations réglées par le cours des communs développements 386  ». Soit l’exemple de l’hydrocéphalie. Ainsi que l’a affirmé d’ailleurs le premier – Geoffroy en convient – Meckel, « l’hydrocéphalie de naissance, est toujours, ou du moins le plus souvent, un retardement du développement du cerveau, qui ne s’élève pas à la forme qu’il devrait prendre conformément au type de l’espèce 387  ». Mais contrairement à Meckel, l’anatomiste français n’explique pas ces arrêts en les rattachant paradoxalement à quelque cause interne, inhérente au germe, mais à des causes extérieures et accidentelles intervenant durant le développement : « Il est pour moi évident, écrit Geoffroy, qu’il n’y a pas, qu’il ne saurait y avoir de monstruosité originelle. Tout cet échafaudage d’un germe primitivement monstrueux, d’un germe préexistant et emboîté de toute éternité avec de vicieuses qualités, reste une pure supposition, non seulement qu’il répugne à notre raison d’admettre, mais en outre que les plus simples et de journalières observations s’accordent, je pense, à proscrire 388  ». A l’opposé de cette opinion, on doit comprendre « sous le nom de monstruosité par retardement de développement, soutient Geoffroy, les cas invariablement réalisés par des obstacles intervenant à l’improviste et luttant contre la marche habituelle et progressive de l’organisation 389  ». Qu’il s’agisse d’un défaut de nourriture ou d’oxygène, d’un empoisonnement, d’une maladie, d’un choc ou d’une pression physique inhabituelle, d’une température excessive ou insuffisante survenant pendant la vie fœtale, « le travail de l’organisation ne donne finalement de monstruosités que s’il est influencé par quelques troubles, par des obstacles suscités du dehors 390  ». Cette explication vaut en zoologie, mais aussi en botanique : « Il en est [...] de la monstruosité des végétaux comme de celle des animaux : une intervention de lésions extérieures et accidentelles l’occasionne 391  ». Bref, il n’y a nullement anomalie du germe, mais seulement anormalité des conditions dans lesquelles il se développe. C’est au fond, autrement plus développée, la réactualisation de la vieille idée de Wolff, selon laquelle les formations monstrueuses et normales sont régies par les mêmes lois, et que leur différence tient seulement aux conditions dans lesquelles elles opèrent. Mais cette idée est désormais associée à la notion meckelienne d’arrêt de développement, qui fournit la détermination décisive permettant de préciser la nature du mécanisme causal suggéré par Wolff, et qui en reçoit en retour une portée et une consistance nouvelles. Ensemble, elles composent les deux pièces essentielles d’une théorie étiologique cohérente et complète des anomalies : les aberrations sont dues à des arrêts de développement ; ces arrêts sont dus à leur tour à la perturbation des conditions dans lesquelles se déroule normalement la génération, naturellement ou artificiellement provoquées. Cette dernière possibilité n’a pas échappé à Geoffroy, qui a ouvert les voies de son instrumentalisation. Cherchant à montrer à propos du poulet qu’il est possible de produire artificiellement des monstruosités, il met au point les premières techniques de tératogénie expérimentale par variation méthodique de certaines des conditions d’incubation de l’œuf – tentatives dont le succès, au mieux relatif, a été contesté, mais qui font assurément de lui le fondateur de cette discipline. Il propose aussi la première classification tératologique basée sur la comparaison des données d’embryogénie normale et pathologique. Quelle que soit la réussite de ces diverses entreprises, l’idée est désormais acquise qu’il est possible d’établir non plus seulement par l’observation mais par l’expérimentation la vérité de l’épigenèse. Combinée à une conception épigénétique résolument assumée de la génération des êtres vivants, la théorie des arrêts de développement permet alors de donner toute sa portée à la thèse de Meckel, selon laquelle il existe une correspondance entre les formes monstrueuses adultes et les formes embryonnaires normales. Il n’y a plus d’ambiguïté ; et c’est sans se contredire dans le fond qu’à la question: « Qu’est-ce qu’un anencéphale ? », Geoffroy peut répondre opiniâtrement : « un être qui conserve à toujours ses premières conditions fœtales en ce qui concerne un des produits organiques 392  », « un fœtus sous les communes conditions, chez lequel un seul organe n’aurait point participé à ces transformations successives qui font le caractère de l’organisation 393  ».

Notes
381.

Pour une évaluation plutôt critique et négative cependant de la contribution de ces deux auteurs aux progrès de l’embryologie scientifique, cf. E. J. Russell, Form and Function, op. cit., chap. 5 et 6, pp. 52-83.

382.

C’est à la faveur d’une comparaison ostéologique entre la tête des mammifères et celle des poissons que Geoffroy parvient, pour la première fois semble-t-il, à cette idée. La tête des poissons comptant plus de pièces osseuses que celles des mammifères, Geoffroy suggère que la correspondance, dont l’absence avérée serait fort préjudiciable à la doctrine de l’unité de plan de composition, peut être rétablie si l’on compare celles des poissons aux points d’ossifications de la tête des mammifères, autrement dit si l’on compare la tête osseuse des poissons adultes à celle des fœtus de mammifères : « Ayant imaginé de compter autant d’os qu’il y a de centres d’ossifications distincts, et ayant essayé de suite cette manière de faire, j’ai eu lieu d’apprécier la justesse de cette idée : les poissons, dans leurs premiers âge, étant dans les mêmes conditions, relativement à leur développement, que les fœtus de mammifères, la théorie n’offrait rien de contraire à cette supposition » (E. Geoffroy Saint-Hilaire : « Considérations sur les pièces de la tête osseuse des animaux vertébrés. », Annales du Muséum d’Histoire naturelle, t. 10, 1807, pp. 342-65, cité par C. Dareste, Recherches…, op. cit., p. 192)

383.

Pour la liste de ces différents mémoires d’E. Geoffroy Saint-Hilaire, cf. C. Dareste, Recherches…, op. cit., p. 36.

384.

E. Geoffroy Saint-Hilaire, Philosophie anatomique, Paris, Rignoux, 1818-22, 2 vol., t. 2 : « Des monstruosités humaines », , pp. 153 et 508-09 (ce volume est en fait un recueil de mémoires de Geoffroy portant sur diverses anomalies et monstruosités humaines, notamment céphaliques).

385.

Ibid., p. 508 (souligné par l’auteur).

386.

Ibid., p. 148.

387.

Ibid., p. 153.

388.

Ibid., p. 489.

389.

Ibid., p. 509.

390.

Ibid., p. 106.

391.

Ibid., p. 491.

392.

Ibid., p. 149.

393.

Ibid., p. 153 (souligné par l’auteur).