La systématisation d’Etienne Serres

Les vues de Geoffroy allaient être reprises de façon méthodique, rassemblées et intégrées dans une théorie générale par son ami et collègue du Muséum d’Histoire Naturelle, Etienne-Renaud-Augustin Serres, jusqu’à connaître, dans les œuvres tardives de ce dernier – Principes d’organogénie (1842), Anatomie Comparée Transcendante (1849) 394 – un degré de systématisation inégalé. C’est sous la forme que leur a donnée Serres, qui avait l’art des formules bien frappées dont certaines sont restées célèbres, qu’elles ont été le plus souvent connues et critiquées par les naturalistes partisans de la doctrine de von Baer, parmi lesquels – nous le verrons – Milne-Edwards. Contrairement à Geoffroy, Serres prend rapidement acte de l’épigenèse comme d’une thèse sur laquelle il n’y a plus à revenir, considérant que la question de sa validité n’est plus à l’ordre du jour, qu’il n’y a pas à discuter du bien-fondé d’une doctrine qui a d’ores et déjà fait ses preuves. Bien qu’il ait apporté sa contribution personnelle à la renaissance de la théorie dans les années 1820-1830, par ses recherches sur l’ostéogénie et la formation du système nerveux chez les vertébrés supérieurs 395 , par sa formulation de la loi dite du développement centripète notamment, son attitude est moins, dans les années où il écrit les Principes d’organogénie, celle d’un combattant acquis à la cause, non encore définitivement gagnée, de l’épigenèse, que celle d’un historien d’une question révolue, d’un chroniqueur narrant les péripéties d’une controverse au dénouement (la victoire de l’épigenèse) connu. L’histoire ayant tranché, il reste cependant à donner toute son extension possible et à développer systématiquement les conséquences qu’entraîne nécessairement l’affirmation vers laquelle convergent selon lui, explicitement ou non, tous les travaux qui, dans un ordre de recherche ou dans un autre, ont contribué à faire triompher l’épigenèse : savoir l’idée d’une correspondance terme à terme entre la série des formes embryonnaires, la série des formes monstrueuses, et celle des formes animales adultes. C’est à cette entreprise que va s’employer Serres au cours des trente dernières années de sa carrière scientifique, avec une détermination proche de l’obsession, au point de perdre souvent une claire conscience du rapport dialectique, normalement prévalent entre faits et théorie, qui interdit de chercher confirmation de la théorie dans des pseudo-données en réalité déduites de la théorie. Passons sur les distinctions secondaires faites par l’auteur entre embryogénie, organogénie et zoogénie, qui n’ont de sens que sous le rapport du champ d’application (respectivement : l’embryon, l’organisme, l’ensemble des animaux) et constituent seulement diverses spécifications d’un même processus épigénétique ou « métamorphogénique ». Il existe, affirme Serres, une « concordance de l’embryogénie et de l’anatomie comparée 396  », une « concordance de l’embryologie et de la zoologie 397  ». Cette concordance est à ses yeux absolue : elle vaut pour le tout non moins que pour les parties prises isolément, d’une part ; elle signifie non pas seulement ressemblance ou similitude entre embryon et animaux inférieurs mais identité, d’autre part. Les passages où Serres fait état de cette rigoureuse correspondance sont nombreux et répétitifs. Soit par exemple la formule fameuse, qui figure dans tous les manuels d’histoire de l’embryologie et souvent reprise par lui : « L’embryogénie est une anatomie comparée transitoire, et celle-ci est à son tour une embryogénie permanente 398  ». Citons en quelques autres, parmi les plus éloquentes : « Les animaux, considérés sous le point de vue génétique des organismes, sont des embryons permanents de l’homme 399  ». « La série animale, considérée ainsi dans ses organismes, n’est qu’une longue chaîne d’embryons, jalonnés d’espace en espace, et arrivant enfin à l’homme, qui trouve ainsi en partie son explication physique dans l’organogénie comparée 400  ». « Les animaux supérieurs, à quelque point de l’échelle qu’on les prenne, ont leur organogénie reproduite d’une manière permanente par ceux des animaux qui leur sont inférieurs 401  ». – La même concordance rigoureuse s’observe entre la série des formes monstrueuses et celle des formes zoologiques inférieures. Sous ce rapport non plus, il n’est pas rare de voir Serres pousser la similitude jusqu’à l’assimilation. Ainsi dans ce passage : « Chez les invertébrés, la vie s’exécute librement dans des conditions organiques que nous qualifions de monstrueuses chez les vertébrés, parce qu’en effet les invertébrés ne sont souvent que des monstruosités vivantes, si on les compare aux vertébrés parfaits. Ainsi une partie des polypes sont anentériques ou sans canal intestinal, de même que les môles rejetées de l’utérus de la femme. Une autre partie ne présente que la partie antérieure du canal alimentaire : tels sont les alcyons, les gorgones, les vérétilles, les cornullaires, les pennatules, les kolpodes, et quelques vorticelles parmi les infusoires. Les monstres acéphales sont privés de ce que l’on nomme tête chez les invertébrés. De même un grand nombre, même dans les classes élevées, manque de coeur 402  ». Similitude sur le plan morphologique – d’une similitude qui confine à l’identité – des embryons de classe supérieure et des adultes de classe inférieure d’une part, de ces derniers et des monstres de classe supérieure d’autre part : il n’en faut pas plus pour affirmer le même rapport des embryons et des monstres adultes de même espèce. Aussi bien, note Serres, « l’anatomie pathologique et la tératologie, qui s’occupent de ces organismes dits anormaux, ne sont au fond que l’organogénie dans les temps d’arrêts, ou, ce qui revient au même, qu’une forme nouvelle de l’anatomie comparée 403  ». La correspondance entre les trois séries est donc complète, sans exception. Chaque terme de l’une d’elles a toujours, au moins en théorie, son équivalent morphologique dans un terme des deux autres. Il est difficile de pousser plus loin le parallélisme. Mais aussi bien il faut en tirer toutes les conséquences, notamment quant à l’extension du domaine de validité de la théorie des arrêts de développement. La théorie des monstruosités par arrêt de développement est apparue en effet comme la seule théorie permettant d’expliquer la ressemblance entres monstres et embryons d’espèce inférieure. Comment n’en serait-il pas de même en matière d’explication des formes normales, si celles-ci ressemblent aussi à des embryons d’animaux de rang supérieur ? Serres en convient, qui n’hésite pas à étendre la portée étiologique de la théorie à l’organisation des animaux inférieurs, sous quelque rapport et à quelque degré que ce soit, c’est-à-dire en fin de compte de tous les animaux, hormis l’homme : « C’est l’observation, dit-il, secondée par la comparaison, qui nous a conduits à reconnaître que les organismes des animaux inférieurs s’arrêtaient dans leur développement à l’une ou à l’autre des périodes embryonnaires des animaux supérieurs 404  ». Simplement explique Serres, « chez l’embryon, le passage est rapide, à cause de la puissance de la vie qui l’anime ; chez l’animal, la vie de l’organisme est moins active, et il s’arrête là, parce qu’il ne lui est pas donné de parcourir la course tracée à l’embryon de l’homme 405  ». Et l’auteur de donner des exemples : « Ainsi les infusoires les polypes, les annélides, et une partie des mollusques, sont des points d’arrêt de l’organisation et de la structure à laquelle s’élèvent les arachnides et les crustacés supérieurs, comme les poissons et les reptiles sont des points d’arrêt des organismes plus compliqués des oiseaux, des mammifères et de l’homme 406  ». Autres exemples, appliqués cette fois à un organe particulier : « L’utérus des monotrèmes n’est-il pas le temps d’arrêt de la première phase du développement de cet organe chez l’homme ? Celui des marsupiaux n’est-il pas le temps d’arrêt de la seconde période de formation utérine de la petite fille ? Celui de la plupart des rongeurs n’en reproduit-il pas le troisième ? [...] Et de même pour le cœur. [...] L’embryogénie du cœur des oiseaux et des mammifères n’a-t-elle pas donné la raison de la structure de cet organe chez les reptiles ? Le cœur des reptiles est donc un temps d’arrêt de celui des vertébrés supérieurs. N’a-t-elle pas donné l’explication du cœur des poissons ? Le cœur des poissons est donc aussi un temps d’arrêt de celui des oiseaux 407  ». Mais un problème se pose quand on applique la théorie des arrêts de développement aux organismes normaux, qui ne se posait pas à propos des monstres : comment concilier l’idée que les animaux se développent bien jusqu’à leur terme, dans la mesure où ils sont normaux, et que leur développement est en même temps « arrêté », dans la mesure où ils ressemblent à des embryons d’espèce supérieure ? La solution de Serres consistera à affirmer que le terme de leur développement n’est pas le terme, mais seulement un arrêt du développement en général, c’est-à-dire à soutenir de façon explicite l’idée d’un développement unique, dont l’embryogénie humaine donne seule toute la mesure, tandis que celle des animaux (et des monstres) n’en reproduit en quelque sorte qu’un segment plus ou moins grand, selon le rang zoologique de l’espèce considérée. « Nous sommes conduits par les faits à n’admettre qu’un seul plan de création et de développement pour tout le règne animal 408  ». Autrement dit, il existe, à côté des arrêts « anormaux » (la tératogénie des animaux supérieurs), des arrêts « normaux » (l’embryogénie des animaux inférieurs), ainsi nommés puisqu’ils ne se confondent pas avec la fin ou la limite du développement, puisque le même développement est poussé plus loin dans d’autres espèces. De l’anatomie transcendante, Serres dit ainsi qu’elle parviendra à son but (l’explication des organismes parfaits) « en suivant les transformations qu’ils subissent, et en rendant compte des arrêts qu’ils éprouvent, soit normalement chez les animaux inférieurs, soit anormalement dans le cours de l’embryogénie des animaux supérieurs 409  ». Plus saisissante encore, cette formule de l’auteur, qu’on trouve au terme de considérations qui ne dépareraient point dans un traité de philosophie de la nature : « Le règne animal tout entier n’apparaît plus en quelque sorte que comme un seul animal qui, en voie de formation dans les diverses organisations, s’arrête dans son développement, ici plus tôt, là plus tard, et détermine ainsi à chaque temps de ces interruptions, par l’état même dans lequel il se trouve alors, les caractères distinctifs et organiques des classes, des familles, des genres, des espèces 410  ». Sans doute ces réflexions apparaîtront bien spéculatives ; mais elles renferment ou illustrent une idée (l’unité de développement) qui se trouve impliquée dans l’affirmation d’une correspondance stricte entre les séries des formes embryonnaires, monstrueuses et zoologiques sur laquelle repose la possibilité, que Meckel avait imaginé sans pouvoir logiquement l’assumer, d’une entraide fructueuse entre les disciplines (embryogénie, tératogénie, anatomie comparée) dont elles forment respectivement l’objet. Qu’il s’agisse pour ces disciplines de se confirmer mutuellement leurs propres résultats, ou de remédier à des lacunes d’ordre empirique ou étiologique en empruntant à l’autre ses données morphologiques ou ses théories explicatives (par exemple la théorie des arrêts de développement appliquée à l’embryogénie des animaux inférieurs). C’est cette perspective heuristique qui fait finalement, aux yeux de l’auteur, tout le prix de l’ « anatomie transcendante », dont les principes directeurs doivent s’entendre comme s’appliquant à l’ensemble des phénomènes organisés, qu’il s’agisse des êtres vivants actuels ou passés 411 .

Notes
394.

E. R. A. Serres, Principes d’organogénie, in E. R. A. Serres, Précis d’anatomie transcendante appliquée à la physiologie, Paris, Gosselin, 1842, 3 vol., t. 1 ; Anatomie Comparée Transcendante. Principes d’embryogénie, de zoogénie et de tératogénie, Paris, Didot, 1849 (cet ouvrage reprend dans une de ses parties le texte de 1842, légèrement modifié).

395.

Cf. E. R. A. Serres, Anatomie du cerveau, dans les quatre classes des animaux vertébrés, appliquée à la physiologie et à la pathologie du système nerveux, Paris, Gabon, 1824-26, 2 vol.

396.

E. R. A. Serres, Principes d’organogénie, op. cit. p. 89 ; Anatomie Comparée Transcendante, op. cit., pp. 73, 75, 370.

397.

E. R. A. Serres, Anatomie Comparée Transcendante, op. cit., p. 398.

398.

Ibid., p. 500. Cette formule connaît des variantes dans le texte de Serres. Citons en quelques-unes : « L’embryogénie générale est en quelque sorte une zoologie transitoire, tandis que la zoologie des animaux adultes est en quelque sorte une embryogénie permanente. » (Ibid., p. 749) – « L’organogénie humaine est une anatomie comparée transitoire, comme à son tour l’anatomie comparée est l’état fixe et permanent de l’organogénie de l’homme. » (Ibid., p. 371 ; idem in E. R. A. Serres, Principes d’organogénie, op. cit., p. 90) – « L’organogénie est une anatomie comparée provisoire, comme à son tour l’anatomie comparée est en quelque sorte une embryogénie générale permanente. » (E. R. A. Serres, Principes d’organogénie, op. cit., p. 151)

399.

E. R. A. Serres, Principes d’organogénie, op. cit., p. 124.

400.

Ibid., pp. 91-92 ; idem in E. R. A. Serres, Anatomie Comparée Transcendante, op. cit., pp. 371-72.

401.

E. R. A. Serres, Anatomie Comparée Transcendante, op. cit., p. 828.

402.

E. R. A. Serres, Principes d’organogénie, op. cit., p. 140 ; idem in E. R. A. Serres : « Recherches sur l’anatomie comparée des animaux invertébrés », Annales des Sciences Naturelles. Zoologie, 2e série, 1834, t. 2, p. 245.

403.

Ibid., p. 21 ; idem in E. R. A. Serres, Anatomie Comparée Transcendante, op. cit., pp. 27-28.

404.

E. R. A. Serres, Principes d’organogénie, op. cit., p. 61.

405.

E. R. A. Serres, Anatomie Comparée Transcendante, op. cit., p. 371.

406.

E. R. A. Serres : « Recherches sur l’anatomie comparée des animaux invertébrés », op. cit., p. 245.

407.

E. R. A. Serres, Anatomie Comparée Transcendante, op. cit., pp. 496-97.

408.

Ibid., p. 826.

409.

E. R. A. Serres, Principes d’organogénie, op. cit., p. 63.

410.

Ibid., p. 19 ; idem in E. R. A. Serres, Anatomie Comparée Transcendante, op. cit., pp. 25-26, 834.

411.

Serres affirme en effet dans plusieurs passages que la doctrine du parallélisme s’étend aussi à la série paléontologique des organismes fossiles, et qu’on est en droit d’attendre des progrès substantiels de cette science, au vu des services dont elle est susceptible de bénéficier à l’avenir de la part des autres sous-disciplines (embryogénie, tératogénie et anatomie comparée) de l’anatomie transcendante. Cf. E. R. A. Serres, Principes d’organogénie, op. cit., p. 21 ; Anatomie Comparée Transcendante, op. cit., pp. 28, 404.