C’est dans ce contexte qu’intervient Milne-Edwards en publiant, en 1844, ses Considérations. Pour la première fois peut-être en France, un savant réputé et estimé de tous, membre de l’Institut, successeur d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire à la chaire de zoologie du Muséum d’histoire naturelle, prend publiquement position pour von Baer, contre Serres et les Geoffroy Saint-Hilaire (père et fils) dans la querelle qui les oppose concernant les principes et postulats fondamentaux de l’embryologie épigénétique 426 . – Pour von Baer : « Les changements de forme subis par les Crustacés dans le jeune âge, écrit-il, tendent toujours à imprimer à l’animal un caractère de plus en plus spécial, et à l’éloigner davantage du type commun du groupe naturel dont il fait partie. J’ai constaté, par exemple, que parmi les Isopodes, les particularités propres à l’espèce ne se montrent que lorsque l’animal a déjà reçu ses caractères génériques, et qu’à une période moins avancée de son développement, il offre déjà le mode d’organisation propre à sa famille, sans porter encore le cachet distinctif du genre auquel il appartient. [...] Ces résultats s’accordent parfaitement avec les principes que le célèbre Baer venait de poser dans un ouvrage dont je n’ai eu connaissance que plus tard 427 ». « S’il est vrai que les caractères les plus essentiels de chaque type zoologique apparaissent dans l’embryon avant les caractères secondaires d’après lesquels les dérivés de ce type se subdivisent en groupes d’un ordre inférieur, il faudra que, chez les animaux appartenant à des embranchements distincts, il y ait des différences fondamentales dès la première période de la vie embryonnaire. Baer a, depuis longtemps, parlé de particularités génésiques de cet ordre 428 ». – Contre Serres et Geoffroy Saint-Hilaire : « S’il était vrai [...] que, chez les animaux les plus parfaits, l’économie passe successivement par une série de formes correspondantes à tous les grands types que nous offre l’organisation définitive des animaux inférieurs ; si ces derniers étaient en quelque sorte des embryons permanents des premiers, il faudrait admettre, pour les types au moins, une série progressive et linéaire s’étendant depuis la Monade jusqu’à l’homme. [...] Mais, comme l’a très bien établi Baer, les choses ne se passent pas ainsi dans la nature, et, soit que l’on compare entre elles d’une manière rigoureuse les diverses espèces parvenues à leur forme définitive, soit que l’on considère les phases de leur développement, on rencontre à chaque pas des obstacles insurmontables qui s’opposent à la distribution sériale dont il vient d’être question 429 ». La portée de ces propos cependant ne doit pas être surestimée relativement à notre problème. Prenant place dans un texte où, pour la première fois vraisemblablement 430 , le concept de division du travail se voit recevoir, corrélativement à l’extension de son champ d’application aux organismes en voie de constitution, une compréhension dynamique nouvelle en plus de sa signification traditionnelle, on pourrait il est vrai être porté à croire que la conception de la division du travail comme modalité physiologique du développement individuel est incompatible avec la théorie embryologique professée par les tenants du parallélisme des séries – sentiment d’ailleurs conforté par le fait que tous les biologistes qui, à, notre connaissance, ont par la suite utilisé la division du travail en ce sens étaient acquis aux idées de von Baer (quoiqu’ils ne tiennent pas toujours pour décisive la différence entre ces idées et la théorie du parallélisme 431 ). A bien y regarder cependant, il nous semble que cette assertion est fausse. D’abord il faut noter que Meckel non moins que Geoffroy, et Serres non moins que Meckel, n’ont pas manqué d’identifier la complication organique, sinon à proprement parler la différenciation organique telle que l’entend von Baer, parmi les modalités de l’embryogenèse : « Les organismes, dit par exemple Meckel, sont d’autant plus simples qu’ils sont plus rapprochés de leur origine 432 ». « Les régions diverses du corps se ressemblent plus parfaitement aux époques primitives qu’à l’état adulte 433 ». « L’embryon parcourt une série de formes qui deviennent de plus en plus compliquées, depuis l’instant de sa formation jusqu’au moment où il a atteint toute sa perfection 434 ». « Si nous suivons le développement d’un organisme compliqué, dit de son côté Serres, nous trouvons qu’il débute par un état de simplicité remarquable ; nous observons ensuite que chacune des transformations qu’il subit le complique de plus en plus, jusqu’à ce qu’il arrive à l’état normal qui le caractérise 435 ». « Plus on s’élève dans la vie embryonnaire, plus on observe que les organismes se divisent, se fractionnent et se simplifient 436 ». « L’embryon d’un vertébré supérieur se complique successivement [...], depuis son origine jusqu’à son entier développement 437 », etc. Certes il y a plus dans le concept de différenciation, au sens où l’admet von Baer, que dans le concept de complication au sens où l’admettent Meckel et Serres, dans la mesure où le premier emporte l’idée d’une divergence entre formes inachevées (et non d’une forme inachevée par rapport à une forme définitive) poursuivant chacune de leur côté leur évolution, l’idée, autrement dit, d’une individualisation ou spécification progressive au cours du développement 438 , qui est absente de la compréhension du second concept. Mais ce supplément sémantique n’était pas présent non plus dans la définition du terme anatomique du doublet anatomo-physiologique (dont l’autre terme est la division du travail) que Milne-Edwards appelait déjà complication morphologique dans les années 1820-1830. Les comparaisons faites par le naturaliste sous le rapport anatomique (complication de la structure) et physiologique (localisation des fonctions) portaient sur des groupes zoologiques de même niveau logique (en général des ordres ou des familles). Cela ne l’a pas empêché pour autant d’établir semblable correspondance entre les deux séries de phénomènes. Aussi ne voit-on pas pourquoi la détermination sémantique introduite par von Baer serait, à lui ou à un autre, désormais logiquement nécessaire. Appliqués au développement individuel, différenciation et complication organiques sont des vocables dont la signification se recoupe en ceci qu’ils suggèrent tous deux l’idée d’apparition progressive de structures nouvelles, qu’ils expriment la même thèse fondamentale concernant la génération des êtres vivants : l’épigenèse. Dans la mesure où c’est bien à la nécessité d’exprimer cette idée simple d’épigenèse qu’on doit l’emploi, par les tenants de la doctrine du parallélisme, du terme même qu’on retrouve, en zoologie des formes adultes, apparié à celui de localisation des fonctions – celui de complication anatomique –, c’est donc à l’épigenèse et non aux idées originales de von Baer qu’il faut remonter pour saisir l’origine du sens dynamique nouveau donné à la division du travail physiologique dans les Considérations. Si la complication anatomique est une variable qui s’applique aussi bien aux formes de la série embryonnaire qu’à celles de la série animale pour tous ceux qui admettent l’épigenèse ; si d’autre part il est établi qu’une certaine correspondance existe entre le niveau de complication de la structure et le niveau de localisation des fonctions (ou division du travail physiologique) dans un organisme, alors en effet il n’y a pas de raison de restreindre l’application de la variable « division du travail physiologique » aux seules formes adultes de la série animale, d’exclure de sa juridiction les formes inachevées de la série embryonnaire.
Il y a plus. Lors même que les adeptes de la thèse du parallélisme des séries n’auraient pas formellement mentionné la complication organique parmi les modalités du développement individuel, les conditions théoriques existaient qui leurs eussent permis d’aboutir par leurs propres voies aux mêmes conclusions que Milne-Edwards. Car si la série des formes embryonnaires se superpose à la série zoologique des formes adultes, d’une part, et s’il existe une correspondance entre les degrés de complication organique et de localisation fonctionnelle, quel que soit le groupe zoologique considéré, d’autre part, on doit admettre que ce parallélisme existe aussi chez les fœtus et les embryons. Le changement de la première prémisse ne modifie donc pas la conclusion du syllogisme.
La conversion des biologistes aux principes de von Baer a donc pu faciliter l’adoption d’un concept embryologique de division du travail, dans la mesure où elle implique de considérer la différenciation organique comme le concept-clé de la théorie ; elle n’en est pas pour autant une condition de possibilité. A aucun moment dans le passage que nous avons cité, le nouveau sens et la nouvelle application conférés à la division du travail physiologique ne se trouvent analytiquement liés à la position du zoologiste à l’égard des théories rivales de Serres et de von Baer. Si les biologistes qui ont utilisé par la suite le concept nouvelle version paraissent acquis aux idées de von Baer, ce n’est point en raison de contraintes logiques inhérentes à ce nouvel usage, mais parce que les démentis incessants infligés à la théorie par la recherche embryologique ont fini par imposer le sentiment que la thèse du parallélisme avait dorénavant fait son temps.
Il faut cependant ajouter qu’Henri Milne-Edwards avait commencé depuis quelque temps déjà, dans ses études sur l’embryogénie des crustacés, à prendre ses distances à l’égard de la théorie du parallélisme, mais timidement et sans émettre de critique. Ce texte de 1833 en fait foi : « Les changements de forme que les jeunes crustacés éprouvent après leur sortie de l’œuf [...] ont cela de commun qu’elles tendent toujours, quelles que soient leur nature et leur importance, à éloigner de plus en plus l’animal du type commun au plus grand nombre de ces êtres, et en quelque sorte à l’individualiser davantage ; aussi, au moment de la naissance, ces animaux se ressemblent-ils bien plus entre eux qu’à l’état adulte. » (H. Milne-Edwards : « Observations sur les changements de forme que les Crustacés éprouvent dans le jeune âge », Annales des Sciences Naturelles. Zoologie, t. 30, 1833, p. 214, souligné par l’auteur.)
H. Milne-Edwards : « Considérations sur quelques principes relatifs à la classification naturelle des animaux », op. cit., p. 66-67.
Ibid., p. 82.
Ibid., p. 70.
Nous nous sentons confortés dans cette opinion par le jugement d’Oscar Hertwig : « Milne-Edwards a le premier attiré l’attention sur ce fait que, lors du développement des organismes, lors de la différenciation du corps en organes et en tissus, il s’accomplit des processus analogues à ceux qui s’accomplissent dans le développement de la société humaine, où, avec le perfectionnement de la civilisation, la production du travail social devient de plus en plus grande et de plus en plus perfectionné, en même temps que le travail varié est réparti, de façon très diverses, sur les différentes individus. » (O. Hertwig, Les tissus (1898), trad. Julin, Paris, Masson, 1903, p. 107)
C’est le cas notamment de Thomas Huxley et d’Edmond Perrier, qui considèrent la doctrine du parallélisme comme une simple exagération de la théorie embryologique scientifique inspirée des principes de von Baer, et non comme radicalement opposée à cette dernière. Cf. T. Huxley, De la place de l’homme dans la nature (1863), trad. Dally, Paris, Baillière, 1868, pp. 42-50 ; E. Perrier, La philosophie zoologique avant Darwin, op. cit., pp. 259-69 ; Anatomie et physiologie animales, op. cit., pp. 27-28.
J. F. Meckel, Traité général d’anatomie comparée, op. cit., p. 355.
Ibid., p. 368.
J. F. Meckel, Manuel d’anatomie générale, descriptive et pathologique, op. cit., p. 50.
E. R. A. Serres, Principes d’organogénie, op. cit., p. 94 ; Anatomie Comparée Transcendante, op. cit., pp. 7 et 372.
E. R. A Serres, Principes d’organogénie, op. cit., p. 95 ; Anatomie Comparée Transcendante, op. cit., p. 373.
Ibid., pp. 343-44.
Pour reprendre le mot, cité par Haeckel (Anthropogénie, op. cit., p. 105), employé par von Baer lui-même pour résumer sa théorie : « L’histoire du développement de l’individu n’est rien de plus que l’histoire complète de l’individualité croissante [Geschichte der wachsenden Individualität in jeglicher Beziehung] ».