La confirmation de la division du travail physiologique en tant que concept d’embryologie

Si discret et timide soit-il, le déplacement opéré par Milne-Edwards en 1844 quant au champ d’application de la division du travail physiologique ouvre la voie à une compréhension nouvelle du concept dont les biologistes, les embryologistes notamment, confrontés à un problème similaire à celui des zoologistes, celui du fondement du jugement de valeur implicite contenu dans les termes de progrès et de perfectionnement utilisés pour décrire le développement des organismes, vont rapidement mesurer l’intérêt. En sorte qu’il ne faut pas s’étonner des reprises de plus en plus nombreuses dont elle fait l’objet après 1850. Et d’abord de la part son promoteur lui-même, Henri Milne-Edwards En 1851, dans son Introduction à la zoologie générale, le naturaliste reconnaissait ainsi pleinement la validité de l’inflexion de sens qu’il faisait subir, quelques années plus tôt, à l’expression division du travail physiologique. « Dans toutes les fonctions et dans toutes les parties du corps animal, dit-il, la division du travail marche de front avec le perfectionnement des facultés. Partout nous trouvons que la spécialité d’action devient de plus en plus grande à mesure que le progrès se montre. [...] On peut donc [...] établir comme un principe que c’est surtout par la division du travail que la nature tend à perfectionner l’organisme 1  ». Or, dit-il quelques pages plus haut, « cette tendance de la nature à diversifier ses produits en les perfectionnant inégalement se manifeste dans la formation de chaque organisme individuel aussi bien que dans la création des espèces zoologiques. Les changements qui s’effectuent dans la constitution des êtres aux diverses périodes de leur développement, se lient pour la plupart à des modifications physiologiques de ce genre, et l’individu en voie de formation se perfectionne peu à peu ainsi que nous voyons le type de l’animal se perfectionner lorsque nous nous élevons de l’Eponge jusqu’à l’Homme 439  ». Et l’auteur de renchérir un peu plus loin : « Ce n’est pas seulement en comparant entre elles les espèces différentes qu’on peut se convaincre de cette tendance de la nature [...] ; l’étude des modifications successives de l’individu en voie de développement nous en fournit des preuves non moins évidentes 440  ».

Milne-Edwards ne cessera par la suite de réaffirmer la même opinion quant à l’extension et à la compréhension qu’il s’agit désormais d’accorder au concept : la localisation des fonctions, ou division du travail du travail physiologique, augmente à mesure que l’on passe d’un stade à un autre plus avancé du développement d’un même organisme, comme elle augmente à mesure que l’on passe d’un organisme à un autre qui lui est supérieur dans la série animale ; et elle varie de façon concomitante à la différenciation morphologique. Pour l’exprimer de façon abstraite mais parlante : « division », « différenciation » doivent se dire aussi désormais au sens actif : division, différenciation ; il faut mettre les verbes « diviser » et « différencier » sous la forme pronominale : se diviser, se différencier, et les conjuguer résolument à l’indicatif. L’organisme se divise de plus en plus le travail physiologique, comme il se différencie morphologiquement de plus en plus, à mesure qu’il parcourt les stades de la série embryonnaire. Ces termes ne ressortissent plus exclusivement au lexique de l’anatomie et de la physiologie comparée de formes adultes ; ils qualifient les modalités du modus operandi (le développement), non moins que les propriétés de l’opus operatum (l’organisme achevé). Bref, le doublet anatomo-physiologique est devenu le concept d’une biologie dynamique, d’une biologie évolutive : un concept d’embryologie. Dans le dernier volume de ses Leçons sur la physiologie et l’anatomie comparée de l’homme et des animaux, publié en 1881, Milne-Edwards écrit ainsi :

‘« Ce que je viens de dire des divers animaux et végétaux comparés entre eux est également vrai pour l’ensemble de ces êtres considérés en particulier. [...] Ainsi les organites dont le corps d’un végétal ou d’un être animé est composé peuvent demeurer similaires entre eux et accomplir tous la même série de travaux, ou devenir dissemblables, acquérir des propriétés différentes et remplir dans l’organisme des fonctions diverses. Dans le premier cas, chacun de ces ouvriers travaille à la fois ou successivement de plusieurs manières ; dans le second cas, ils ont des spécialités plus ou moins marquées ; il y a dans l’association coopérative division du travail physiologique, et plus cette division est portée loin, plus les produits ont de valeur, plus la machine vivante est parfaite. Ainsi l’organisme, en se développant plus ou moins, se complique, et en se compliquant il se perfectionne ; les instruments physiologiques dont il est pourvu se spécialisent, les facultés diverses se localisent et la division du travail augmente d’autant plus que l’animal réalise un type zoologique plus élevé. 1  »’

En 1881 cependant, ce propos n’a plus de quoi surprendre, car à cette date la fortune et la publicité de l’idée exposée ci-dessus par Milne-Edwards ne sont plus à faire dans les milieux scientifiques. Entre 1844 et 1881 il s’est écoulé presque quarante ans, au cours desquels le concept n’a cessé de gagner de nouveaux adeptes. Au milieu du siècle, il figure en bonne place, rangé parmi les notions fondamentales de l’explication en biologie, dans les essais et traités de morphologie animale de Rudolph Leuckart (1851), d’Heinrich Bronn (1858), d’Ernst Haeckel (1866) 2 . « Sous la dénomination de loi de division du travail ou polymorphisme, dira ce dernier, nous entendons désigner ainsi la tendance générale de tous les êtres organisés à se développer graduellement, mais inégalement, en s’écartant sans cesse du type primitif commun 3  ». On le retrouve sous la plume de savants qui font autorité dans leur discipline. Chez Claude Bernard par exemple : « La différenciation est un fait démontré, lorsqu’on suit le développement d’un être donné. Les études embryogéniques, depuis C. F. Wolff, ont établi que l’animal se formait par épigenèse, c’est-à-dire par addition et différenciation successive de parties. [...] Cette différenciation, cette spécialisation est, en somme, une division du travail physiologique 4  ». Ou encore chez Karl Gegenbaur, le grand morphologiste allemand, comme en fait foi ce passage consacré à la différenciation morphologique, tiré de son Manuel d’anatomie comparée de 1864 :

‘« Le même phénomène que nous avons considéré dans la naissance des tissus, relatif à la séparation de parties primitivement homogènes, se retrouve dans les innombrables différences et états des organes qui sont la condition de l’organisation animale. Pendant donc qu’une fonction primitivement dévolue à un organe simple, arrive graduellement à se localiser [übertragen] sur une partie déterminée de cet organe, dont les autres portions deviennent le siège des autres manifestations de la fonction, on voit surgir à la fois une subdivision desfonctions [Untertheilung der Tätigkeiten] , et un fractionnement en plusieurs portions distinctes d’un organe d’abord unique [...]. La répétition de ce même phénomène détermine des complications dans l’organisme [gehen am Organismus Complicationen vor sich]. L’ébauche d’abord simple du corps se trouve divisé en une multitude de dispositions dont chacune correspond à un usage particulier. Ce qui était précédemment une manifestation de l’ensemble de l’organe, est après cette séparation remplacé par une certaine quantité de manifestations distinctes. La séparation ou différenciation morphologique dépend donc d’une division du travail physiologique [Die morphologische Sonderung oder Differenzirung beruht also auf einer Theilung der physiologischen Arbeit]. 1  »’

Hormis l’idée selon laquelle la division du travail a pour conséquence un accroissement de la dépendance mutuelle des parties, on retrouve dans cet extrait l’ensemble des déterminations du concept que nous avons relevées chez Milne-Edwards : le perfectionnement du tout, le parallélisme entre les phénomènes de différenciation morphologique et de localisation des fonctions, leur signification ontogénétique. Qu’on s’accorde ou non avec Gegenbaur sur les raisons de la concomitance établie entre les phénomènes anatomiques et physiologiques (est-ce la différenciation qui résulte de la division du travail, comme le pensent Milne-Edwards, Gegenbaur, Hertwig et beaucoup d’autres, ou bien est-ce l’inverse ? Ou bien encore ces deux phénomènes résultent-il d’une tierce cause ?), la réponse à cette question d’ordre secondaire n’entame pas la validité de la thèse principale. Autrement dit la concomitance elle-même n’est pas en cause. Cela suffit pour justifier la différenciation morphologique dans son rôle d’instrument de mesure du perfectionnement organique.

Notes
1.

H. Milne-Edwards, Introduction à la zoologie générale, op. cit., p. 56-57 (souligné par l’auteur).

439.

Ibid., p. 14 (souligné par nous).

440.

Ibid., p. 16 (souligné par nous).

1.

H. Milne-Edwards, Leçons sur la physiologie et l’anatomie comparée de l’homme et des animaux, t. 14, op. cit., pp. 279-82.

2.

R. Leuckart, Über den Polymorphismus der Individuen, oder die Erscheinung der Arbeitstheilung in der Natur, op. cit. ; H. G. Bronn, Morphologische Studien über die Gestaltungsgesetze der Naturkörper überhaupt, und der organischen insbesondere, Leipzig, Winter, 1858, pp. 161 et suiv. ; E. Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen, op. cit., t. 2, pp. 249 et suiv. (L’ouvrage de Bronn n’est, à vrai dire, pas un traité, mais un recueil d’études de morphologie animale)

3.

E. Haeckel, Histoire de la création des êtres organisés…, op. cit., p. 239.

4.

C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, op. cit., pp. 372-73.

1.

K. Gegenbaur, Manuel d’anatomie comparée, op. cit., § 24, pp. 41-42 (souligné par l’auteur).