Les noces des théories

C’est un fait connu et déjà évoqué par nous de l’histoire des sciences biologiques que les biologistes français, dans leur très grande majorité, pour des raisons qui tiennent en grande partie à leur tradition intellectuelle propre (l’influence de Bichat et du positivisme notamment 1 ) ont tardé, dans la deuxième moitié du 19e siècle, à admettre la théorie cellulaire et sont restés largement en retrait par rapport à l’état d’avancement des recherches histologiques menées notamment outre-Rhin. Milne-Edwards ne fait pas exception à la règle 2 . Il faut attendre la fin des années 1870, époque où, en France du moins, les termes de plastide et d’organite le disputent encore à celui de cellule pour désigner l’élément fondamental de l’être vivant, pour voir enfin le zoologiste afficher pleinement son adhésion aux principes de la nouvelle anatomie générale 3 . Mais – et cela nous paraît significatif – sitôt ces principes admis, Milne-Edwards s’empresse immédiatement de célébrer les noces de la théorie cellulaire et de la théorie de la division du travail physiologique :

‘« Tout Être vivant est une association d’individus physiologiques comparables à autant d’ouvriers qui, dans les rangs inférieurs du Règne animal, exécutent tous les mêmes actes, mais se partagent de plus en plus le travail à mesure que l’organisme se perfectionne, et arrivent ainsi à avoir chacun une spécialité d’autant plus marquée que l’Espèce à laquelle ils appartiennent est plus parfaite. Mais cette affectation de ces divers travailleurs à l’un des fonctions exercées d’abord cumulativement par chacun d’entre eux ne s’opère pas brusquement, et avant d’être spécialisé ainsi d’une manière complète, l’organite s’approprie de plus en plus à l’accomplissement de l’une des parties de ses fonctions multiples, en même temps qu’il devient moins propre à remplir activement les autres parties de sa tâche primitive. 441  »’

L’articulation des notions de cellule (l’ « organite » comme atome du vivant, « individu physiologique ») et de division du travail (comme cause à la fois de perfectionnement organique et d’interdépendance des parties, puisque « l’organisme se perfectionne » et que chaque organite « devient moins propre à remplir les autres parties de sa tâche primitive » à mesure que cette division augmente) est clairement opérée dans ce passage 442 . « Division du travail » est devenue un terme et un concept de physiologie générale, de physiologie cellulaire. Mais sur cette voie le zoologiste français, qui a tardé, on l’a dit, à reconnaître la validité de la théorie cellulaire, avait été largement précédée. Parmi de multiples sources qui eussent pu aussi bien faire l’affaire, nous alléguerons deux textes en guise de témoignage. Le premier est tiré des Leçons sur la physiologie générale et comparée du système nerveux (1866) du médecin et physiologiste Alfred Vulpian (1826-1887), qu’il nous plaît de citer parce qu’il s’agit d’un auteur français qui n’a pas craint de prendre fait et cause pour la théorie cellulaire à une époque où elle suscitait encore en France de vives oppositions.

‘« [Chez les animaux inférieurs pluricellulaires comme l’hydre] les fonctions sont encore diffuses [...] ; toutes les cellules ont la même structure, les mêmes aptitudes physiologiques, et elles peuvent ainsi se suppléer les unes les autres. Faisons quelques pas encore, et parmi les éléments anatomiques qui constituent l’animal, nous en distinguons qui ont des formes particulières et des destinations fonctionnelles spéciales. La division du travail physiologique, cette grande loi de perfectionnement mise en évidence par M. Milne-Edwards, commence à s’effectuer. Certains éléments vont s’unir sous des formes déterminées pour constituer des appareils de digestion, de circulation et de respiration. D’autres éléments de forme, de structure, de composition chimique distinctes, seront chargés de la motilité : ce seront les éléments musculaires formant les muscles. D’autres éléments, enfin, non moins distincts par leurs divers caractères, le seront tout autant par leurs fonctions : ce seront les éléments nerveux. 443 »’

Le second provient de l’Anthropogénie (1874) d’Ernst Haeckel, ouvrage de vulgarisation scientifique déjà cité, qui connut un succès considérable dans la deuxième moitié du 19e siècle et qui a puissamment contribué à faire connaître au public non spécialiste les progrès théoriques et les découvertes de la biologie moderne :

‘« Dans les deux règnes organiques, le degré de perfection de chaque espèce et sa place dans la hiérarchie sont d’autant plus élevés que le travail est plus divisé entre les éléments constituants [die Arbeitstheilung seiner constituirenden Elemente], entre les citoyens histologiques. Passons en revue les diverses classes organiques, nous y trouverons cette division du travail, cette différenciation tantôt plus, tantôt moins développée. Elle est aussi faible que possible chez les animaux inférieurs, composés seulement de deux espèces de cellules [...] : les unes sont chargées de la nutrition et de la reproduction, les autres ont pour fonction la sensibilité et la motilité. [...] Mais chez la plupart des animaux supérieurs, cette différenciation ou division du travail cellulaire est poussée bien plus loin [diese Differenzirung oder Arbeitstheilung der Zellen geht viel weiter]. Alors certaines cellules se chargent de la nutrition ; d’autres, de la génération ; l’office d’un troisième groupe est de recouvrir le corps : pour cela elles forment la peau. Un quatrième groupe, celui des cellules musculaires, constitue la chair ; un cinquième groupe, le groupe des cellules nerveuses, a pour fonction la sensibilité, la volonté, la pensée, etc. 444  »’

L’accent porte ici sur les deux premières composantes du concept que nous avons identifiées : la relation de causalité entre division du travail et perfectionnement organique d’une part, la concordance des niveaux de division du travail physiologique et de différenciation morphologique dans l’organisme d’autre part (ce qu’on a appelé le doublet anatomo-physiologique). Nous avons vu précédemment ce qui est en jeu dans l’établissement de cette double correspondance : savoir la possibilité pour les biologistes de fournir une justification rationnelle de l’usage qui veut que le rang zoologique d’un organisme soit déterminé par le degré de différenciation (ou complication) atteint par sa structure, qui fait de la différenciation morphologique le critère de perfection organique. Mais différenciation et division du travail se disent cette fois de la forme et du fonctionnement de la cellule, et non des ensembles qu’elles composent (tissus, organes, appareils). Le prédicat a changé, alors que la structure logique de l’argument et sa conclusion restent les mêmes. Ce qu’exprime parfaitement la formule suivante d’Edmond Perrier : « On peut mesurer, en quelque sorte, la puissance et la perfection d’un organisme au nombre et à la variété des plastides qui le composent 445  ». Le même auteur a particulièrement insisté sur l’idée, non développée dans les extraits précédents mais qui devait résulter logiquement de la jonction de la théorie cellulaire et de la théorie de la division du travail, d’une relation de causalité entre le degré de division du travail et le degré d’interdépendance (ou solidarité) des parties désormais identifiées aux éléments anatomiques. Nous citerons deux passages, qui révèlent clairement l’importance accordée à cette idée pour la résolution du problème des rapports du tout et de la partie en biologie. Le premier est extrait de la conclusion des Colonies animales (1881) :

‘« L’association, dès qu’elle se complique du polymorphisme et de la division du travail, entraîne nécessairement entre les plastides associés une solidarité de plus en plus étroite et qui finit par les rendre graduellement inséparables. [...] Quand les rôles se partagent, quand deux êtres se délèguent réciproquement l’exécution d’une partie des actes nécessaires à l’existence de chacun d’eux, à la suite d’une longue spécialisation de ce genre, chacun perd graduellement la faculté de faire ce que l’autre fait pour lui. A ce moment, les deux compagnons ne peuvent être séparés sans se trouver en danger de mort : de leur union résulte un tout désormais indivisible. Ce que nous disons de deux êtres élémentaires est applicable à un nombre quelconque, et, de fait, dans le règne animal, c’est seulement dans les sociétés nombreuses de plastides qu’on voit s’établir une telle solidarité. Les sociétés où elle existe constituent donc des unités nouvelles. 446  »’

Même raisonnement et même jeu de concepts ; même attachement à une conception réaliste du tout dans le propos suivant, tiré de l’introduction du premier volume du Traité de Zoologie (1893) :

‘« Les plastides associés pour constituer un organisme, qui se sont différenciés et entre lesquels s’est accomplie une division du travail physiologique, deviennent par cela même solidaires. Chacun dépendant des autres pour l’accomplissement d’une partie des fonctions nécessaires à son existence, ne peut être sans dommage séparé de ses compagnons, et la mort est ordinairement la suite de cette séparation. D’autre part, la disparition d’une certaine catégorie de plastides, supprimant ou amoindrissant une fonction nécessaire à tous les autres, amène également leur mort et, par conséquent, la destruction de l’organisme qu’ils constituaient. Les plastides ainsi associés paraissent donc inséparables dans une certaine mesure ; ils semblent faits les uns pour les autres, en vue de la constitution d’un organisme qui apparaît alors non plus comme une unité idéale, mais comme une unité réelle, indivisible, dont les plastides ne sont plus que les parties constituantes, incapables de vivre si elles n’occupent pas la place qui leur est destinée dans l’organisme ; cet organisme devient donc désormais pour l’observateur, l’être véritable, l’individu, et les plastides ne sont plus que les plus infimes de ses parties intégrantes. 447  »’

Ces textes contiennent une définition implicite du tout organique comme ensemble de parties (cellules) interdépendantes, définition on l’a vu seule compatible avec le postulat de l’individualité des parties imposé par la théorie cellulaire. La division du travail physiologique est non seulement la cause d’un perfectionnement de l’organisme, c’est-à-dire d’un accroissement de sa valeur zoologique, mais aussi, via l’interdépendance des parties qui en résulte, la cause d’une augmentation de la qualité du tout que ces parties composent. Dans la mesure où la division du travail est poussée moins loin, par exemple chez le ver que chez l’insecte, chez l’insecte que chez le mammifère, on dira du ver qu’il est de rang zoologique inférieur à l’insecte, qui est à son tour inférieur au mammifère sous ce rapport ; mais aussi que les parties (les cellules) qui composent le ver forment moins un tout que celles composant l’insecte, qui à leur tour forment moins un tout que celles qui composent le mammifère. Les parties que sont les cellules ont beau, chez l’insecte non moins que chez le ver, chez le mammifère non moins que chez le ver, posséder leur autonomie physiologique, c’est-à-dire sentir, se nourrir, se développer, se multiplier, bref être douées des propriétés universelles du vivant, l’ensemble qu’elles forment a plus ou moins valeur de tout, selon le degré de dépendance mutuelle qui les lient. Le postulat de l’individualité des parties est ainsi respecté, sans qu’il en coûte la nécessité de nier toute différence entre les organismes du point de vue du critère de la totalité.

Notes
1.

Sur ce point, voir les analyses d’E. Gley : « La Société de Biologie de 1849 à 1900 et l’évolution des sciences biologiques », in E. Gley, Essais de philosophie et d’histoire de la biologie, Paris, Masson, 1900, pp. 186-92 ; G. Canguilhem : « La théorie cellulaire », in La connaissance de la vie, op. cit., pp. 63-75 ; « La philosophie biologique d’Auguste Comte et son influence en France au 19e siècle », in E. Gley, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., pp. 61-74.

2.

Cf. p. 222, n. 1.

3.

C’est dans le quatorzième et dernier tome des Leçons que s’affirme le plus nettement le revirement de Milne-Edwards par rapport à ses opinions antérieures sur la théorie cellulaire : « Le corps d’un Animal, écrit-il, de même que le corps d’une Plante, est une association de parties qui ont chacune leur vie propre, qui sont à leur tour autant d’associations d’éléments organisés et qui constituent ce que l’on appelle des organites [terme que Milne-Edwards préfère à celui de cellule, même si, ajoute-t-il en note, « aujourd’hui la plupart des physiologistes substituent au mot organite le mot cellule »]. Ce sont des individus physiologiques unis entre eux pour constituer l’individu zoologique ou botanique, mais ayant une indépendance plus ou moins grande, une sorte de personnalité. Cette indépendance est telle, que la vie d’aucun des associés n’est nécessairement subordonnée à la vie d’un autre membre de la communauté ; chacun d’eux peut vivre seul pourvu qu’il se trouve placé dans les conditions propres à l’entretien du travail nutritif dont il est le siège, et la mort de l’individu zoologique ou Être collectif peut être partielle ou générale, c’est-à-dire affecter l’ensemble de l’association qui constitue cet individu ou ne frapper que certains organites sans atteindre leurs associés, et sans entraîner la cessation du fonctionnement de l’agrégat. » (140e leçon, pp. 266-68, souligné par l’auteur)

441.

H. Milne-Edwards, Leçons sur l’anatomie et la physiologie comparée de l’homme et des animaux, op. cit., t. 13, 1879, pp. 391-92.

442.

Il est d’autres textes analogues du même auteur datant de cette époque tardive. Ainsi par exemple : « Une multitude de faits que nous avons passés en revue dans les diverses parties de ce cours me portent à considérer non seulement l’individu zoologique, l’Être vivant, comme étant une association d’organes doués d’une vie propre, mais aussi à regarder chacun de ces organes comme étant constitué par une association analogue d’organites distinctes, comparables à autant d’ouvriers réunis dans une fabrique et travaillant à côté les uns des autres, soit d’une manière similaire, soit de manières différentes. » (H. Milne-Edwards, Leçons sur l’anatomie et la physiologie comparée…, op. cit., t. 14, 1881, p. 174)

443.

A. Vulpian, Leçons sur la physiologie générale et comparée du système nerveux, Paris, Baillière, 1866, pp. 3-4.

444.

E. Haeckel, Anthropogénie, op. cit., pp. 108-109.

445.

E. Perrier, Traité de zoologie, op. cit., t. 1, p. 23 (souligné par nous). Le frère de ce dernier, Rémy Perrier, suivant la trace de son aîné, ne dira pas autre chose dans son Cours élémentaire de zoologie (Paris, Masson, 1899) : « La division du travail physiologique, écrit-il, se traduit anatomiquement par une différenciation des éléments anatomiques. Chaque cellule prend en effet la forme la mieux appropriée à son rôle spécial, une structure adaptée à la fonction qu’elle doit remplir. Si donc le perfectionnement d’un organisme est corrélatif de la division du travail physiologique, on peut aussi mesurer ce perfectionnement à l’état de différenciation de ses éléments anatomiques, de sorte que différencié et perfectionné sont, au point de vue biologique, des termes équivalents. » (1936, 10e éd., p. 184, souligné par nous)

446.

E. Perrier, Les colonies animales et la formation des organismes, op. cit., p. 705 (souligné par nous).

447.

H. Milne-Edwards, Traité de zoologie, op. cit., t. 1, p. 23 (souligné par nous).