2. Une articulation incomplètement intelligible

Le danger d’une réinstrumentalisation des parties anatomiques

A parler de « division du travail cellulaire », à étendre la juridiction de la notion aux phénomènes physiologiques élémentaires, une difficulté surgit cependant, qui n’apparaissait pas lorsqu’on cantonnait son application aux fonctions des appareils, des organes, ou même des tissus. Ne risque-t-on pas d’aboutir à une instrumentalisation des cellules pour le moins difficilement compatible avec le postulat de l’individualité des éléments anatomiques ? Ce problème ne se posait effectivement pas quand les parties anatomiques entre lesquelles se divise le travail physiologique étaient tenues pour de purs et simples instruments. Il en va autrement dès lors que ces parties sont considérées comme des individus, à l’instar des cellules. N’en déplaise ou non, il est impossible par définition (cf. le contenu de la notion de division du travail) de se passer de la référence au tout, quand il s’agit d’évaluer les avantages ou les bénéfices – quelque soit le terme dans lequel on les exprime : gains en puissance, en prospérité, en perfection organiques, etc. – résultant de la division du travail physiologique. Lorsque les biologistes relèvent qu’avec la division du travail, les fonctions sont mieux remplies, exécutées de façon plus satisfaisante, ce sont des fonctions du tout qu’ils veulent évidemment parler, non des propriétés physiologiques des éléments. Lorsqu’ils affirment qu’avec la division du travail, l’organisme se perfectionne, devient plus parfait, c’est encore au tout auquel ils pensent, non aux organismes élémentaires (les cellules) qui le composent. D’une manière ou d’une autre, les propos sur la division du travail en biologie ne peuvent manquer de reconduire l’idée qu’il existe des fins propres au tout (la satisfaction des différentes fonctions organiques), dont les parties sont les instruments de réalisation – instruments jugés au reste plus ou moins efficaces selon que le travail physiologique est plus ou moins divisé. D’où la difficulté. Car ces propos peuvent-ils être maintenus en toute logique si la partie organique par excellence, ce n’est plus l’organe ou le tissu, mais la cellule ? En attendant une réponse satisfaisante, la question reste ouverte de savoir comment rendre compatible l’idée de finalité du tout, laquelle consiste dans l’accomplissement des différentes fonctions de l’organisme, et l’idée que les parties-cellules, qui contribuent à leur exécution en tant qu’éléments composants des diverses formations organiques (tissus, organes et appareils) spécifiquement chargées de ces fonctions, ont, elles aussi, leurs propres fins. Autrement dit et en bref, comment penser à la fois l’autonomie et la subordination fonctionnelle au tout des éléments anatomiques ? Telle est la difficulté que doivent affronter les biologistes, dès lors qu’ils s’avisent, dans le cadre de leur recherche d’une solution au problème des rapports du tout et de la partie organiques alternative au modèle technologique du vivant dont la théorie cellulaire a prononcé la faillite, d’étendre l’application de la notion de division du travail physiologique au domaine hier encore inexploré des phénomènes physiologiques élémentaires, pour expliquer l’interdépendance des parties du tout dans les organismes complexes.

Cette difficulté cependant, ce ne sont pas les ressources offertes par la morphologie animale (anatomie et embryologie) qui permettront de la surmonter. On ne voit pas du reste comment ce type de données, aussi indispensables et déterminantes soient-elles lorsqu’il s’agit de fixer la place des organismes dans la série animale (puisque aussi bien on les hiérarchise d’après le degré de différenciation atteint par leur structure), ou d’établir l’universalité de la forme cellulaire (selon la définition proposée naguère par Max Schultze et de plus en plus communément admise : un noyau entouré de protoplasme) dans le règne animal et végétal, aurait pu être d’un grand secours, s’agissant de résoudre un problème de compatibilité logique du genre de celui que pose l’assignation à un double niveau – au niveau du tout et au niveau de ses parties – de la finalité en biologie. De fait, c’est, nous le verrons, aux réflexions des physiologistes et non des morphologistes, et plus précisément aux méditations de Claude Bernard sur la portée de ses recherches et de ses découvertes physiologiques d’un point de vue de philosophie biologique, que l’on doit d’avoir échappé à ce que, pour employer un vocabulaire kantien, nous appellerions volontiers l’antinomie de la finalité en biologie. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner de voir ceux qui s’avisent d’appliquer la notion de division du travail au champ des phénomènes cellulaires, sans mobiliser d’autres ressources que celles de la morphologie – qu’ils ignorent les réflexions de Claude Bernard sur le sujet ou qu’ils n’en mesurent pas la portée – pour affronter le problème « philosophique » posé par cette extension de validité, en être réduits à répéter, de manière plus ou moins dissimulée, la difficulté, sans la résoudre véritablement