La rhétorique vaine du compromis

Prenons par exemple le cas d’Edmond Perrier 459 . Conformément à ce qu’implique la théorie cellulaire, dont la validité lui paraît au reste avoir été confirmée de manière magistrale par les travaux des physiologistes (et ceux de Claude Bernard en particulier, qu’il cite souvent à l’appui de ses propos), celui-ci ne craint pas d’affirmer que « les éléments anatomiques, cellules ou plastides, [...] peuvent être considérés comme autant d’individus autonomes, vivant chacun pour son compte, [...] jouissant chacun de la vie dans toute sa plénitude 460  » ; que « chacun d’eux vit d’une vie propre, personnelle, et se comporte comme s’il était seul. Son mode d’existence est de tous points comparable au mode d’existence des êtres unicellulaires qui se développent en si grande abondance dans diverses liqueurs et qui déterminent en elles ce qu’on nomme des fermentations 461  » ; qu’« au sein d’un organisme, chaque cellule vit comme si elle était seule [...], chacun [des individus élémentaires] vit à sa guise, se bornant d’ordinaire à conserver avec ses concitoyens des rapports de bon voisinage 462  » ; que « même dans leurs associations les plus complexes, [...] chacun d’eux vit pour son compte, comme un être autonome 463  ». Mais d’un autre côté, il tient ferme à l’idée que, par suite de la division du travail existant entre ces mêmes plastides, « chaque sorte d’éléments concourt [...] d’une façon qui lui est propre au maintien et à la prospérité de l’organisme dont elle fait partie 464  » ; que « le but commun vers lequel tendent tous les efforts, c’est la conservation de la colonie, l’accroissement de sa prospérité ; toutes les activités se coordonnent pour atteindre ce résultat. La colonie revêt par cela même le caractère d’une unité supérieure au service de laquelle semblent travailler les individus associés 465  » ; que « le maintien de l’association, sa prospérité, semblent être le but commun vers lequel tendent les efforts de tous les individus associés 466  », etc. Bref, tout se passe comme s’il n’y avait aucune contradiction à dire que la cellule est à la fois un instrument, qui par définition n’a pas sa fin en lui-même, et un individu, qui par définition la possède. Pourtant, n’en déplaise à l’auteur, la question se pose objectivement de savoir comment logiquement concilier ces deux types d’affirmations. Assurément, chacun voit bien à quels phénomènes le zoologiste fait respectivement référence, lorsqu’il impute la finalité tantôt au tout, tantôt aux parties. D’un côté, ce qui est visé ce sont les propriétés générales des cellules, sensibilité, nutrition, reproduction notamment : propriétés phénoménales caractéristiques de la vie et dont la possession par les cellules leur donne donc droit au titre d’êtres vivants. De l’autre côté, ce sont les fonctions spéciales (que Claude Bernard, Oscar Hertwig et bien d’autres s’accordent d’ailleurs à regarder comme des « exagérations » de propriétés générales 467 ) que ces dernières assument au sein des organismes complexes auxquelles il est fait allusion, comme par exemple celles de transmettre les excitations (cellules nerveuses), de décomposer les aliments (cellules digestives), de transporter l’oxygène (cellules sanguines), de produire du mouvement (cellules musculaires), de fabriquer de l’os ou de la bile (cellules ostéoblastes, cellules hépatiques), etc. : fonctions qui peuvent être prodigieusement diverses, à la mesure du degré de différenciation atteint par l’organisme. Ce ne sont évidemment pas ces faits qui sont en cause, faits mille fois observés et que nul ne songe sérieusement à contester. Ce qui est en cause, c’est bien plutôt, ainsi que le montrent les atermoiements de Perrier concernant le sujet d’attribution de la finalité, la possibilité d’en dégager une signification homogène ou univoque relativement au problème des rapports entre le tout et la partie organiques, une fois assimilée la spécialisation physiologique des parties cellulaires (ou, si l’on préfère, la localisation des fonctions) à un phénomène de division du travail. En disant en effet des cellules qu’elles concourent au « maintien » ou à la « conservation » de l’organisme, à l’ « accroissement » de sa « prospérité », le zoologiste n’affirme pas seulement que telle cellule est apte à telle fonction, telle autre cellule apte à telle autre fonction ; il introduit l’idée qu’il existe une finalité dont la cellule serait l’instrument plutôt que le sujet, qui ne se confondrait pas avec les besoins et intérêts vitaux de la cellule. Or cette idée découle immédiatement de l’assimilation de la spécialisation physiologique des parties à un phénomène de division du travail, étant donné le lien étiologique entre la division du travail et le perfectionnement organique (théorie de la division du travail).

La solution est-elle dès lors d’abandonner la théorie de la division du travail physiologique ? Mais alors il faut renoncer aux moyens permettant d’expliquer l’interdépendance des parties et par-là de rendre compte du tout, puisque aussi bien la cause de cette interdépendance (la localisation des fonctions dans l’organisme) est d’ordinaire assimilée à une division du travail. Dira-t-on alors qu’il « suffit », pour parer à cette dernière difficulté, de récuser l’assimilation des dits phénomènes à une division du travail ? Mais, outre le fait qu’il est pour le moins difficile de remettre en cause une synonymie considérée par beaucoup de biologistes, et non des moindres, comme allant de soi, reste qu’il est impossible, dans ces conditions, de justifier rationnellement l’usage qui veut que la complication anatomique serve à la fois d’instrument de mesure du degré de perfectionnement de l’organisme et du degré d’intégrité du tout (ou du degré d’interdépendance atteint par ses parties). Quand bien même la correspondance entre les phénomènes de différenciation anatomique et de localisation fonctionnelle conserverait toute sa validité empirique, et qu’on persisterait à substituer la localisation à la multiplication (ou diversification) des fonctions dans le rôle de terme physiologique de référence du doublet anatomo-physiologique, manquerait désormais la pièce logique essentielle de la démonstration que les organismes sont d’autant plus parfaits qu’ils sont plus différenciés. Comment justifier alors l’impossibilité pour un animal d’être à la fois très perfectionné sur le plan organique et très peu intégré sur le plan de la totalité, ou inversement, très peu perfectionné sur le plan organique, et très intégré sur le plan de la totalité ? L’assimilation de la localisation fonctionnelle à une division du travail fournit une réponse satisfaisante à ce problème, dans la mesure où elle permet d’affirmer que l’intégrité du tout et la perfection organique dépendent bien d’une seule et même cause. Mais quelle peut être cette cause unique si l’on s’interdit dorénavant de l’identifier à une division du travail ? On le voit : le rejet du concept de division du travail physiologique suscite des difficultés dont la solution importe non moins à la résolution du problème du tout et de la partie en biologie que celle qu’il est censé constituer. On gagne ce faisant la possibilité de récuser l’instrumentalisation des parties ; mais c’est, à tout le moins, au prix trop cher payé de la perte du fondement sur laquelle repose la démonstration de la double validité du critère de différenciation organique, en tant qu’instrument de mesure du perfectionnement organique et de l’intégrité du tout. Le jeu n’en vaut peut-être pas la chandelle.

Notes
459.

On pourrait évidemment citer d’autres auteurs victimes du même sophisme concernant l’identification du sujet de la finalité. Nous nous contenterons en l’occurrence de faire état du propos de l’anatomiste allemand Arnold Lang : « Tandis que dans les colonies de Protozoaires, chaque cellule ressemble à sa voisine et se conduit, pour ainsi dire, comme un individu isolé, il n’en va plus de même chez les Métazoaires. Ici, les différentes cellules, loin de jouer toutes le même rôle, se partagent au contraire les différentes fonctions qui constituent la vie de tout organisme. Elles se différencient par cela même les unes des autres, se spécialisent, deviennent les unes aptes à telle œuvre, les autres à telle autre. On a ainsi sous les yeux une sorte d’Etat bien ordonné où les individus ne travaillent plus seulement pour eux-mêmes, mais les uns pour les autres et pour l’Etat. » (A. Lang, Traité d’anatomie comparée et de zoologie (1891-97), trad. Curtel, Paris, Carré, 1898, 2 vol., t. 1, p. 41, souligné par nous)

460.

E. Perrier, Anatomie et physiologie animales, op. cit., p. 262

461.

Ibid., p. 238-39.

462.

E. Perrier : « Rôle de l’association dans le règne animal », Revue scientifique, 2e série, n° 24, 13 déc. 1879, pp. 553-54.

463.

E. Perrier, La philosophie zoologique avant Darwin, op. cit., p. 241.

464.

E. Perrier, Traité de zoologie, op. cit., t. 1, p. 22.

465.

E. Perrier, Les colonies animales, op. cit., p. 143.

466.

Ibid., p. 402.

467.

« A mesure que l’être vivant s’élève et se perfectionne, ses éléments cellulaires se différencient davantage : ils se spécialisent par exagération de l’une des propriétés au détriment des autres. [...] En résumé, la spécialisation progressive se fait par exagération d’une des propriétés dans les cellules des tissus et organes. » (C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, op. cit., pp. 368-69, et aussi, pp. 372-73) – Pour des propos similaires d’Oscar Hertwig, cf. par ex. Les tissus, op. cit., pp. 110-12. Cf. aussi sur ce point : M. Verworn, Physiologie générale, pp. 640-41 ; A. Prenantet al., Traité d’histologie, op. cit., t. 1, pp. 305-07.