L’hypothèse radicale d’une subordination du tout aux parties en mal d’assomption

Il existe cependant une autre solution au problème. Plutôt que de se priver d’une notion qui, en même temps qu’elle semble d’un côté lui faire obstacle, apparaît de l’autre aussi indispensable à la résolution du problème du rapport du tout et de la partie en biologie, ne peut-on imaginer une hiérarchie des finalités ? Ne peut-on tenir la finalité qu’on doit bien accorder au tout, dès lors qu’on fait usage de la notion de division du travail, non pour une finalité ultime, supérieure, mais pour une finalité médiate, seconde, dont la réalisation sert en fin de compte les intérêts des éléments anatomiques eux-mêmes ? Autrement dit : l’organisme complexe, à la « conservation », à la « prospérité » ou au « maintien » duquel concourt chaque cellule par son activité fonctionnelle spécifique en tant que cellule nerveuse, osseuse, musculaire, glandulaire, etc., du fait de la division du travail, n’est-il pas susceptible d’être compris à son tour comme le moyen permettant aux cellules qui le composent de satisfaire à leurs besoins vitaux, comme une formation au service de la vie de ses éléments cellulaires ? C’est la théorie défendue par Oscar Hertwig et Max Verworn notamment, et plus généralement par tous ceux qui, conscients des difficultés que ne manquent pas de soulever l’extension du champ d’application de la notion de division du travail au domaine des phénomènes cellulaires, refusent les solutions de facilité qui permettent de sortir à trop bon compte du problème posé par l’imputation d’une double finalité (au tout et à la partie). Pour Hertwig comme pour Verworn, les fins du tout sont subordonnées en dernier ressort à celles de ses parties. C’est l’avantage ou le profit que retirent les cellules de la division du travail qui explique en dernière analyse leur groupement en tissus, organes et appareils, et leur enrôlement au service de la réalisation d’une tâche fonctionnelle précise de l’organisme. « La division du travail dans une communauté de cellules [in einer Gemeinschaft von Zellen], dit Hertwig, agit de la même manière que dans une communauté d’hommes et produit les mêmes effets. Les cellules établissent aussi, dans une certaine mesure, des relations d’échanges [Tauschverkehr] entre elles ; elles peuvent accomplir des fonctions spéciales, dont les autres cellules de la communauté tirent profit [Nutzen ziehen], en même temps que ces dernières les dédommagent, pour ainsi dire, en accomplissant pour elles, telle ou telle autre fonction spéciale 468 . » « La conformité au but la plus parfaite, dit de son côté Verworn, se rencontre dans les cas où les fonctions des différentes cellules se pénètrent réciproquement, de telle sorte que, bien que chaque cellule ou groupe cellulaire se soit spécialisé dans une fonction, cependant cette fonction présente un avantage [zu gute kommt] pour toutes les autres cellules [für alle übrigen Zellen] et leur est même indispensable. Ainsi on comprend [...] que la différenciation et la division du travail puissent être poussées extrêmement loin pour les diverses cellules et les différents tissus dans les Etats cellulaires. [...] Plus la spécialisation des cellules et groupes cellulaires se montre avantageuse [zu gute kommt] pour les autres cellules, plus on voit se développer un Etat cellulaire dont le mécanisme, malgré son extraordinaire complication, présente cependant dans toutes ses parties, une action d’ensemble tendant à l’unité [ein volkommen einheitliches Zusammenwirken zeigt], ainsi qu’on peut le constater surtout pour le corps des animaux les plus élevés en organisation 469 . » Verworn va plus loin encore. S’agissant par exemple de rendre compte de l’origine et de l’évolution phylogénétiques des organismes complexes, il n’hésite pas à invoquer derechef à l’appui de la théorie darwinienne de la sélection naturelle le « principe de l’utilité », utilité référée non pas au tout mais à ses parties :

‘« Le principe fondamental [allgemeines Prinzip] qui nous explique la formation de l’Etat cellulaire et en même temps la production d’une dépendance [Abhängigkeitsverhältnisses] plus ou moins étroite entre les diverses cellules qui le composent, est le même principe qui d’une façon générale régit tout développement. C’est le principe de l’utilité [das Prinzip der Utilität]. La persistance des connexions cellulaires après la segmentation et la formation d’un Etat, composé tout d’abord d’éléments tous semblables, comme dans le règne des protistes, présente déjà l’avantage [stellt schon Bereits den Vortail dach] d’une meilleure protection pour chacune des cellules [des gröβeren Schutzes für die einzelne Zelle]. Mais le simple fait de demeurer réunies, entraîne déjà pour les cellules un certain degré de dépendance. Si cette dépendance devient d’autant plus étroite que l’on remonte plus haut dans la série des organismes, cela repose encore uniquement sur le principe d’utilité : car plus il y a d’unité dans l’organisation de l’Etat cellulaire, plus le fonctionnement de l’ensemble tend à la perfection, et plus sont grands aussi les avantages que les cellules retirent de la vie en commun [so gröβer ist auch der Nutzen, den die einzelne Zelle von dem Zusammenleben hat]. Or l’unité d’organisation de l’Etat cellulaire est principalement déterminée par les conditions de dépendance dans lesquelles chaque cellule se trouve vis-à-vis des autres. 470  »’

On ne saurait affirmer davantage son attachement au point de vue utilitariste et individualiste, s’agissant d’expliquer la formation et le fonctionnement des organismes pluricellulaires. Et pourtant il faut convenir que l’argumentation n’est pas au rendez-vous. Le point de vue n’est étayé sur aucuns faits probants. Il s’agit plus en l’état d’une pétition de principe que de la conclusion d’une démonstration. Admettons l’idée que la spécialisation fonctionnelle se montre « avantageuse » pour les cellules ; que chaque cellule d’un organisme complexe « tire profit » des fonctions accomplies par ses congénères – pour reprendre les termes des auteurs cités. Encore faudrait-il montrer comment, si l’on veut faire de cette proposition autre chose qu’une formule verbale. Comment les cellules engagées dans l’Etat cellulaire sont-elles « dédommagées » de la perte de leur indépendance – si tant est que cette perte constitue un dommage ? Autrement dit : quel est le bénéfice que procure aux cellules le fait de vivre « en société », plutôt que de vivre à l’état libre ou isolé ? Mis à part une allusion rapide à la protection supérieure dont profiteraient, par leur regroupement, les éléments anatomiques des métazoaires sur leurs homologues libres, Verworn, non plus que Hertwig, ne soufflent mot sur le sujet. Non seulement l’argument n’est pas développé plus avant par Vervorn, mais en plus sa formulation laisse penser qu’il s’agit seulement pour lui d’un avantage parmi d’autres procurés par la vie en société (il dit « présente déjà [schon] l’avantage », comme s’il en existait d’autres) – ce qui tend à prouver qu’il n’en a pas saisi la portée, malgré le fait qu’elle ait été dégagée par Claude Bernard avec la plus grande clarté quelque vingt ans plus tôt, dans des écrits où il montre que tous les organes, systèmes et appareils ont directement ou indirectement pour but de protéger les cellules ; que toutes les fonctions organiques macroscopiques peuvent être valablement interprétées comme des fonctions de protection cellulaire. Hertwig évoque bien de son côté l’existence d’ « échanges » entre les éléments anatomiques composant les organismes complexes ; mais il ne nous dit pas par quel moyen s’opèrent précisément ces échanges, ni pourquoi il est au fond profitable à une cellule de se spécialiser physiologiquement au point d’être dans l’obligation d’échanger avec d’autres, plutôt que de vivre en complète indépendance. Hertwig parle aussi un peu plus loin de la perte par les mêmes éléments anatomiques d’une partie des « fonctions nécessaires à la vie » cellulaire 471 . Mais il faudrait préciser ce qu’on entend par cette expression, une fois écartée l’hypothèse qu’elle puisse servir à désigner les propriétés universelles et caractéristiques de la vie (sensibilité, croissance, nutrition, reproduction) dont Hertwig est le premier à reconnaître qu’elles ne sont pas l’apanage des seuls unicellulaires, qu’elles ne disparaissent pas avec l’intégration des cellules sous la forme d’organismes de plus en plus complexes. Pour éviter toutes ces imprécisions et ces ambiguïtés, il aurait fallu être à même de conférer aux liquides interstitiels de l’organisme (le sang, secondairement la lymphe et les autres liquides plasmatiques, ou leurs équivalents) le rôle fondamental de support matériel des échanges cellulaires, autrement dit, d’identifier le milieu cellulaire à ces liquides, condition qui implique à son tour qu’on ait préalablement distingué le milieu dans lequel vivent les cellules des organismes intégrés, et qu’on appelle depuis Claude Bernard le milieu intérieur, du milieu cosmique extérieur. Il aurait fallu comprendre que la division du travail physiologique entre les cellules a pour effet une plus grande perfection dans l’exercice des fonctions organiques qui concourent toutes, de manières très diverses et plus ou moins directement, à l’entretien de ce milieu intérieur ; et que l’indépendance que la cellule perd ce faisant par rapport aux autres cellules de l’organisme, ou, pour parler plus justement, la dépendance qu’elle acquiert par rapport au milieu qu’elles contribuent toutes à créer par leur activité fonctionnelle spécifique, elle la rachète en quelque sorte par une indépendance plus forte vis-à-vis du monde extérieur. Il aurait fallu comprendre enfin que les « fonctions nécessaires à la vie » que les cellules perdent à mesure que progresse la division du travail physiologique ne sont pas « nécessaires » évidemment en ce sens qu’elles participeraient des propriétés universelles du vivant, mais au sens où elles contribuent à assurer les conditions physico-chimiques de leur exercice.

A la question donc de savoir : qu’est-ce que la cellule a à gagner à la division du travail physiologique ? ou, pour la poser de façon moins abrupte : quel intérêt trouvent les éléments anatomiques dans la poursuite des fins du tout, dans le fait de concourir, par leur activité fonctionnelle spécifique, à l’exercice d’une des fonctions organiques ? – à cette question on ne peut apporter de réponse claire tant que, d’une part, on n’introduit pas dans la définition même de la vie l’idée de milieu, et que l’étude des phénomènes vivants n’est pas comprise comme l’étude, à parité égale pour ainsi dire, des fonctions organiques et des conditions physico-chimiques nécessaire à leur exercice ; tant que, d’autre part, on ne dispose pas de la notion de milieu intérieur (ou intercellulaire), distinct du milieu extérieur. Ces deux conditions remplies, l’on peut reformuler la question dans des termes qui laissent enfin augurer la possibilité d’une réponse. Savoir : quel avantage y-a-t-il pour les cellules à échanger leur dépendance à l’égard du milieu extérieur cosmique contre une dépendance à l’égard d’un milieu résultant de leur activité collective ? La réponse à cette question a été trouvée par Claude Bernard : les cellules ont à gagner au change une stabilité dans leurs conditions physico-chimiques de vie, qui leur permettent justement de se nourrir, de se développer, de se reproduire, etc. Contrairement à leurs homologues vivant à l’état isolé, les éléments anatomiques d’un organisme complexe ne vivent pas, comme dit un biologiste français de la fin du 19e siècle, Mathias Duval, « au jour le jour », dans l’insécurité permanente du lendemain ; ils profitent des « provisions, des emmagasinements de substances 1  » que leur association leur a permis de faire.

C’est faute d’avoir su reformuler le problème conformément à cette double exigence – la considération que la cellule d’un métazoaire est un organisme (élémentaire) vivant dans un milieu d’une part ; que le milieu dans lequel elle vit n’est pas le milieu extérieur d’autre part – que des auteurs de l’envergure intellectuelle de Verworn et de Hertwig se trouvent contraints d’abandonner la partie, ou plutôt de montrer la voie sans pouvoir l’emprunter. Bien que leur carrière et leur œuvre scientifiques soient postérieures à celle de Claude Bernard, et que des preuves existent qu’ils connaissaient les écrits tardifs dans lesquels le physiologiste français développe pleinement ses réflexions de philosophie biologique 2 , ils n’ont pas su en tirer parti et l’employer pour argumenter leur thèse du renversement du rapport de subordination des parties au tout, qui reste chez eux pratiquement à l’état d’une position de principe, bien en-deça en tout cas du niveau d’élaboration où l’avait conduite Claude Bernard des années plus tôt. Quand Max Verworn, dans le chapitre IV de sa Physiologie générale 472 relève, à côté de ce qu’il appelle les « conditions intrinsèques de la vie » [die inneren Lebensbedingungen] (relatives à la présence nécessaire d’un protoplasme et d’un noyau dans toute substance vivante), l’eau, les aliments, l’oxygène, la température et la pression parmi les « conditions générales extrinsèques de la vie » [die aüβeren Lebensbedingungen], l’on pourrait croire qu’il va passer ensuite à la question de leur stabilité et des mécanismes qui en assurent la stabilité, reprenant ainsi le fil des réflexions menées par Claude Bernard à ce sujet. Mais l’on est vite dérouté : ces prolégomènes ne sont suivis en effet d’aucun développement de ce genre. Tout se passe comme si l’identification des conditions extrinsèques nécessaires à la vie suffisait à épuiser le problème. L’idée qu’il puisse y avoir une différence essentielle entre une amibe et une cellule d’un mammifère supérieur, par exemple, sous le rapport de la stabilité de leurs conditions respectives de vie, n’est même pas émise ; l’interrogation porte uniquement sur la nature des conditions physico-chimiques de la vie cellulaire, lesquelles sont par définition identiques pour toutes les cellules, s’agissant des conditions générales. Mais si le point de vue de la stabilité est ignoré, de sorte qu’il est impossible d’établir une distinction radicale entre le milieu (extérieur) dans lequel vivent les plastides isolés et celui (le milieu intérieur) des éléments anatomiques composant les organismes complexes, comment justifier la thèse selon laquelle la réalisation des fins du tout (les fonctions organiques), en vue de laquelle les parties-cellules sont apparemment instrumentalisées, sert en définitive et paradoxalement les parties elles-mêmes 473  ?

Si l’on reconnaît la validité de la théorie cellulaire et de la théorie de la division du travail au point d’en accepter les implications respectives, relativement à la signification individuelle et en même temps instrumentale des éléments anatomiques, c’est à la construction élaborée par Claude Bernard qu’on est immanquablement reconduit pour résoudre le problème du rapport du tout et de la partie en biologie. Aussi convient-il désormais de poursuivre notre récit en retraçant la formation de cette construction théorique, en exposant les circonstances d’apparition progressive de ses principaux concepts (sécrétion interne, milieu intérieur, régulation, intégration) et la façon dont ils ont été combinés par Claude Bernard, jusqu’à composer une doctrine cohérente et originale, dont nous tâcherons de montrer qu’elle présente quelque intérêt du point de vue de l’histoire des sciences sociales, non moins que du point de vue de l’histoire des sciences de la vie.

Notes
468.

O. Hertwig, Les tissus, op. cit., p. 110 (souligné par nous).

469.

M. Verworn, Physiologie générale, op. cit., pp. 640-41 (souligné par nous).

470.

Ibid., p. 636-37 (souligné par nous).

471.

Le passage auquel nous faisons référence est le suivant : « En tant que parties d’une unité vitale d’ordre plus élevé, les cellules peuvent se compléter dans leurs fonctions, c’est-à-dire que l’une se charge d’une fonction qui s’est atrophiée dans une autre. A la suite de ces corrélations, de ces liens de solidarité entre les cellules, le milieu ambiant peut alors exercer, sur des cellules isolées ou sur des groupes de cellules de la communauté, des actions capables de produire des différenciations qui seraient impossibles si ces cellules vivaient isolément et que, par conséquent, pour se maintenir en vie, elles dussent accomplir les fonctions les plus diverses. Aussi n’est-ce que comme membre d’une communauté qu’une cellule devient capable, sous les influences du monde extérieur, de se développer dans une direction dominante, de perfectionner, souvent à l’extrême, une fonction principale, en acquérant simultanément une structure spécifique en rapport avec cette fonction et en perdant aussi, en même temps, une partie des autres fonctions nécessaires à la vie, d’autres cellules exécutant pour elles ces fonctions perdues. » (O. Hertwig, Les tissus, op. cit., pp. 110-11, souligné par nous)

1.

M. Duval, Précis d’histologie, op. cit., p. 99.

2.

Verworn cite un passage relatif au « conflit vital » des Leçons sur le phénomènes de la vie dans sa Physiologie générale (op. cit., p. 330), pour étayer sa thèse selon laquelle les phénomènes vivant résultent toujours d’une relation entre l’organisme et le milieu (mais qu’il entend, contrairement à Bernard exclusivement comme milieu extérieur). Hertwig, de son côté, fait, à plusieurs reprises, explicitement référence au même ouvrage dans La cellule et les tissus (1892, trad. Julin, Paris, Carré, 1894), reprenant les thèses de Bernard sur l’irritabilité comme propriété universelle du protoplasme (Ibid., pp. 86-89), sur le double processus de création et de destruction organiques (Ibid., pp. 60, 119-121). Il est significatif de voir cependant que ces mentions chez l’un et l’autre auteur ne concernent jamais les conceptions plus originales de Bernard, relatives à l’existence d’un milieu intérieur chez les animaux supérieurs.

472.

M. Verworn, Physiologie générale, op. cit., chap. 4, I : « Conditions actuelles de la vie à la surface du globe », pp. 305-330.

473.

Preuve que Verworn persiste à penser le milieu d’un être vivant, qu’il s’agisse d’un unicellulaire ou d’une cellule d’un organisme complexe, sous les espèces exclusives du milieu extérieur, ce passage : « Puisque l’organisme ne vit que grâce aux échanges de matière qu’il présente avec le milieu ambiant, il se trouve donc par-là sous la dépendance la plus étroite du monde extérieur : le monde extérieur conditionne sa vie. » (Physiologie générale, op. cit., p. 304) – On est là aux antipodes de la conception bernardienne des « trois formes de la vie » (latente, oscillante, ou constante (ou libre), exposée dans la deuxième leçon des Leçons sur les phénomènes communs…, op. cit., qui pose que l’organisme est plus ou moins indépendant du milieu extérieur, selon qu’il possède ou non un milieu intérieur. (Nous reviendrons dans la prochaine partie de ce travail sur cette question.)