1. Le pléonasme du « milieu extérieur »

Le terme de milieu n’est à vrai dire guère usité par les biologistes avant que Claude Bernard ne s’en empare. En 1873, soit plus de cinquante ans après son introduction par Lamarck dans le vocabulaire de la biologie, à une date où l’on dispose de suffisamment de recul historique pour dresser un premier bilan de ses usages, l’auteur du copieux article « mésologie » du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, le médecin et démographe (et inventeur du terme) Adolphe Bertillon (1821-1883), ne retient en tout et pour tout, dans sa bibliographie des travaux ayant contribué au progrès de cette « science des milieux, ou science qui a pour objet la connaissance des rapports qui relient les êtres vivants aux milieux dans lesquels ils sont plongés 474  », que deux ouvrages antérieurs à 1850 : le Cours de physiologie (1833) d’Henri Ducrotay de Blainville, et le Cours de philosophie positive (1838 pour le troisième tome) d’Auguste Comte (40e et 43e leçons) 475 . Il est bien quelques autres travaux mentionnés dans la bibliographie, dont les auteurs ont pour nom Charles Robin et Emile Littré, Paul Bert, Bertillon lui-même – auxquels il faut ajouter ceux de Camille Dareste, de Claude Bernard, d’Aristide Verneuil, cités dans le corps du texte. Mais il s’agit d’études postérieures aux premières réflexions connues (1851) de Claude Bernard sur la corrélation nécessaire organisme-milieu. Quoi qu’il en soit, le volume du développement (plus de cinquante pages) – et l’importance théorique qu’il prête au milieu en tant que notion biologique – contrastent singulièrement avec la maigreur de la bibliographie. La signification de ce fait est évidente. Pour aller dans le même sens, notons l’absence jusque dans le dernier tiers du 19e siècle, dans la plupart des dictionnaires de sciences naturelles et médicales de langue française, hormis le Dictionnaire des sciences médicales de l’édition Panckoucke (1817) et le Dictionnaire de médecine de Littré et Robin (1855) 476 , d’articles consacrés au milieu ou à une terminologie dérivée. Bref, les indices ne manquent pas, qui montrent que le vocable de milieu n’est pas encore un terme d’emploi courant dans les sciences de la vie, au moment où Claude Bernard s’apprête à en faire, sous les espèces du milieu intérieur, un des concepts clé de sa physiologie, et à lui composer une signification fort différente de celle que lui conféraient ses premiers utilisateurs en biologie, Lamarck, Blainville et Geoffroy Saint-Hilaire père.

Notes
474.

A. Bertillon : « Mésologie », Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, Asselin et Masson, t. 7, 1873, pp. 211-66.

475.

H. D. Blainville, Cours de physiologie générale et comparée, Paris, Baillière, 1833, 3 vol. ; A. Comte, Cours de philosophie positive (1830-42), Paris, Hermann, 2 vol. t. 1, 1975.

476.

Dictionnaire des sciences médicales (1812-22), Paris, Panckoucke, t. 33, 1819, pp 400-402 ; E. Littré et C. Robin, Dictionnaire de médecine, de chirurgie et de pharmacie, Paris, Baillière, 1855, pp. 811-12 (cette date est en fait celle de la 1re édition du dictionnaire de médecine de Littré et Robin, lequel est issu de la refonte du Dictionnaire de médecine (1re éd. 1812) de P. H. Nysten opérée par les deux auteurs pour sa 10e édition).