De l’ « éther » newtonien…

Dans une étude déjà ancienne 477 (1946), mais dont les thèses n’ont pas été, à notre connaissance, controuvées par les travaux historiques plus récents sur la notion 478 , Georges Canguilhem a retracé les étapes de la formation du concept de milieu en biologie. Il a montré que le terme avait à l’origine une signification strictement mécaniste, et que cette signification se retrouvait mutatis mutandis dans l’usage qu’en font les biologistes et les philosophes de la biologie jusqu’à Claude Bernard non compris. Le terme de milieu, employé dans un sens non géométrique, ne figure pas àce qu’il sembledans les écrits scientifiques de Newton, mais il est bien utilisé par les physiciens newtoniens du 18e siècle comme synonyme d’éther (ou Ether). Or l’éther est le mot qui sert en général à exprimer le concept auquel a recourt l’auteur des Principia mathematica pour résoudre un problème fondamental de sa théorie physique relatif aux conditions de possibilité matérielles de l’action à distance réciproquement exercée par tout corps massif sur un autre éloigné de lui, phénomène dont la réalité paraît indubitable depuis que démonstration a été faite que la gravitation (dont Newton a donné la loi) ordonne le mouvement des astres et des planètes. Comment un corps peut-il agir sur un autre qui n’est pas en contact avec lui ? L’éther désigne précisément ce fluide éminemment élastique, impondérable et impalpable, qui conduit par vibration l’effet du point où il est produit vers un autre distant de lui : substance plus subtile encore que l’air ou l’eau (d’où le choix du terme « éther »), emplissant chaque espace vide à l’extérieur comme à l’intérieur des corps, dont la notion est requise pour l’intelligibilité des phénomènes d’action à distance. Dans la mesure où cette « matière subtile » est conçue par Newton non comme un élément doué de force en lui-même, à l’instar de ceux qu’il met en rapport, mais simplement comme un intermédiaire entre deux corps exerçant l’un sur l’autre une action, on comprend cependant que la dénomination plus neutre et plus géométrique de milieu ait pu être progressivement préférée, au cours du 18e siècle, à celle, plus marquée par ses usages aristotéliciens et scolastiques, d’éther. De fait, c’est cette notion mécaniste qu’on retrouve dans l’article « milieu » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qui en donne la définition générale et liminaire suivante : « espace matériel dans lequel un corps est placé, soit qu’il se meuve ou non 1  », avant de passer à l’analyse de la notion chez Newton et d’exposer les grandes lignes de la controverse entre newtoniens et cartésiens concernant les propriétés de l’éther. La définition précédente rend certes possible l’extension à d’autres éléments que l’éther du champ d’application du concept. Ainsi « l’éther est un milieu dans lequel les corps célestes se meuvent » ; mais aussi « l’air est un milieu dans lequel les corps célestes se meuvent. L’eau est le milieu dans lequel les poissons vivent et se meuvent. Le verre enfin est un milieu, eu égard à la lumière, parce qu’il lui permet un passage à travers ses pores 2 . » Mais même lorsque les phénomènes d’action à distance trouvent à s’illustrer, comme c’est le cas avec l’exemple des poissons, dans le règne vivant, c’est toujours de l’action d’un corps sur un autre, via le milieu, milieu considéré comme plus ou moins résistant à l’action selon sa densité, qu’il s’agit. L’eau est ainsi un milieu pour les poissons exactement dans le même sens que le verre est un milieu pour les corpuscules lumineux.

La même notion domine la définition et les exemples du terme « milieu » donnés, une fois n’est pas coutume, par un dictionnaire médical au début du 19e siècle. Il s’agit, on l’a dit plus haut, du Dictionnaire des sciences médicales (1819). « On nomme ainsi, disent les auteurs de l’article, tout corps solide, liquide ou fluide élastique, dans l’intérieur duquel d’autres substances peuvent pénétrer et se mouvoir avec plus ou moins de liberté. Ainsi le verre, l’eau et l’air sont des milieux 479  ». Si l’intérêt médical de l’étude des milieux liquides et aériens ne fait aucun doute pour les auteurs, puisque aussi bien « il est une foule de considérations importantes auxquelles peuvent donner lieu la nature, le degré de chaleur, l’état de repos ou de mouvement des différents milieux liquides, ou fluides élastiques dans lesquels le corps de l’homme peut être plongé en totalité, ou seulement en partie 480  », on ne voit pas cependant en quoi la notion générale qui en est donnée diffère fondamentalement de celle des physiciens. Comme dans l’article de l’Encyclopédie, milieu est un genre dont éther, eau, air, verre sont des espèces. Mais la relation de subordination logique ne doit pas dissimuler que c’est éther qui impose ici au terme générique de milieu sa signification fondamentale.

Notes
477.

G. Canguilhem : « Le vivant et son milieu », La connaissance de la vie, op. cit., pp. 129-154.

478.

Cf. par ex. G. H. Müller : « Le terme « mésologie » comme nouvelle détermination de la science des rapports des êtres vivants avec leur milieu », in J. Roger (dir.), Transfert de vocabulaire dans les sciences, Paris, éd. C.N.R.S., 1988, pp. 103-12.

1.

« Milieu », Encyclopédie (Diderot et d’Alembert dir.), Genève, Pellet, 1778, t. 21, pp. 853-55.

2.

Ibid., p. 853.

479.

Hallé et Thillaye : « Milieu », Dictionnaire des sciences médicales, op. cit., pp. 400.

480.

Ibid., p. 401.