…aux « circonstances » lamarckiennes

En 1819 cependant, il y avait déjà dix ans que Lamarck avait fait paraître sa Philosophie zoologique (1809), ouvrage dans lequel les expressions « milieux », « milieux environnants », « milieux ambiants » reviennent à plusieurs reprises 481 . Les historiens s’accordent en général à reconnaître que c’est Lamarck qui a introduit la terminologie du milieu en biologie 482 . Mais le terme, qu’il n’emploie d’ailleurs significativement qu’au pluriel, est encore d’application restreinte chez Lamarck. Par « milieu » le naturaliste désigne seulement un des types principaux de facteurs, parmi d’autres paramètres cosmiques comme les climats et les lieux, composant ce qu’il appelle les « circonstances influentes ». Le terme synthétique est donc, pour Lamarck, « circonstances », jamais « milieu » : « Quant aux circonstances qui ont tant de puissance pour modifier les organes des corps vivants, les plus influentes sont, sans doute, la diversité des milieux dans lesquels ils habitent ; mais, en outre, il y en a beaucoup d’autres qui ensuite influent considérablement dans la production des effets dont il est question 483 ». « Quant aux circonstances dont elle [i. e. la nature] a eu besoin et dont elle se sert encore chaque jour pour varier tout ce qu’elle continue de produire, [...] les principales naissent de l’influence des climats ; de celle des diverses températures de l’atmosphère et de tous les milieux environnants ; de celle de la diversité des lieux et de leur situation, etc. 484  ». La deuxième citation ne laisse aucun doute sur le référent empirique de la notion : ce que Lamarck entend par milieu, c’est toute espèce de fluide, liquide ou gazeux, qui environne les corps vivant. Soient concrètement l’air atmosphérique et l’eau essentiellement. On retrouve là les exemples classiques de milieu invoqués depuis un siècle par les physiciens.

Si Lamarck ne change pas le contenu empirique visé par la notion, il en modifie cependant imperceptiblement le sens. Il existe en effet une différence entre la notion de milieu selon Lamarck et celle des physiciens, laquelle a été bien relevée par Georges Canguilhem 485  : de moyen permettant de mettre en rapport deux termes, le milieu est devenu un des termes du rapport lui-même ; il a perdu (ou du moins tend à perdre) la signification strictement relative qu’il avait à l’origine (milieu comme médiateur entre deux corps doués de forces) et à recouvrir une signification absolue. Tout se passe désormais comme si le milieu était lui-même le siège des multiples forces s’exerçant de l’extérieur sur les organismes. Cette différence sémantique, qui ne fera que s’accuser avec le temps, s’explique pour des raisons qui, loin d’être historiques et accidentelles, tiennent évidemment à la nature spécifique des problèmes posés par l’étude des phénomènes de la vie, plus précisément au déplacement de l’intérêt de questions ayant trait aux conditions de l’action de forces physiques vers des questions relatives aux conditions matérielles nécessaires au fonctionnement des organismes. Sauf à nier toute originalité à la problématique de la connaissance de la vie, on peut même aller jusqu’à dire que le terme de milieu n’avait de chance de s’introduire, a fortiori de s’imposer, en biologie, au 19e siècle, qu’à la faveur de l’oubli de la signification relative ou relativiste (au sens ordinaire du mot) que le terme recouvrait en physique et que reconduisait la vieille synonymie de l’éther et du milieu. De fait, on verra plus loin que c’est bien l’idée d’une action unilatérale du milieu vers l’organisme, et non l’idée d’une interaction entre organismes (ou entre un organisme et d’autres corps actifs) par l’intermédiaire du milieu, qui domine dans les rares exposés des biologistes, des médecins et des philosophes de la première moitié du 19e siècle sur la notion de milieu.

On n’ira pas jusqu’à dire pour autant que la signification mécaniste initiale est sérieusement entamée par cette problématisation biologique du concept. Que l’action s’exerce du milieu, au sens où, comme le suggère Lamarck, le milieu serait son lieu d’origine, ou seulement par le milieu, comme l’entendent les physiciens, cela ne change rien au sens et à la direction de l’action. La force qui s’exerce sur l’organisme n’en est pas moins conçue dans les deux cas comme une force exogène, que celle-ci trouve dans le milieu sa source, ou seulement son vecteur, le moyen de son effet à distance. C’est là le point essentiel, qui suffit à faire de Lamarck l’héritier de Newton sous le rapport de sa conception du milieu.

Combinée à une représentation réaliste et non relativiste de plus en plus résolument assumée du milieu, cette détermination, qui participe assurément de la signification mécaniste conférée à l’origine au concept par les physiciens, se retrouve mutatis mutandis dans les propos ultérieurs concernant le milieu en biologie. Si le physiologiste français William Edwards (1777-1842) n’emploie dans son étude sur L’influence des agents physique sur la vie (1824), qu’avec parcimonie le terme « milieu » pour désigner ce qu’il appelle le plus souvent les « agents physiques », les « agents extérieurs », les « conditions extérieures », les « circonstances extérieures » 1 , son ouvrage mérite d’être mentionné dans une revue historique sur la notion de milieu en biologie, dans la mesure où il s’agit semble-t-il du premier travail entièrement consacré à l’étude expérimentale de l’influence sur la physiologie de l’homme et d’animaux issus des quatre grandes familles de vertébrés (batraciens, poissons et reptiles, oiseaux, mammifères) des principaux facteurs (eau, air, température, lumière, électricité) qu’Henri de Blainville et Auguste Comte distingueront par la suite comme les composantes essentielles du milieu. De l’ouvrage d’Edwards on peut dire qu’il contient, exprimé sous forme diverses, le concept de ce que Geoffroy Saint-Hilaire et surtout Comte appelleront préférentiellement le milieu. Blainville d’ailleurs le reconnaît qui, dans la seconde partie de son Cours de physiologie générale et comparée intitulée « De l’action des modificateurs externes généraux sur l’organisme », déplorant l’absence de travaux sérieux sur le sujet, cite le livre de Edwards comme le seul ouvrage qui lui parût digne d’être signalé 1 .

Notes
481.

Cf. par ex J. B. de Lamarck, Philosophie zoologique, op. cit., pp. 60, 61, 214, 219, 312, 355, 357.

482.

Cf. notamment Ch. Singer, Histoire de la biologie, op. cit., pp. 322-23 ; G. Canguilhem : « Le vivant et son milieu », La connaissance de la vie, op. cit., pp. 130-35 ; F. Jacob, La logique du vivant, op. cit., pp. 165-72 ; A. Sinacoeur : p. 677-78, n. 12, p. 682, n. 19, p. 691, n. 33, in A. Comte, Cours de philosophie positive, op. cit., t.1 ; A. Pichot : « Présentation », in J. B. de Lamarck, Philosophie zoologique, op. cit., pp. 23-24, 38-40 ; Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, 1993, chap. 7, pp. 662-69.

483.

J. B. de Lamarck, Philosophie zoologique, op. cit., p. 214.

484.

Ibid., p. 218-19.

485.

G. Canguilhem : « Le vivant et son milieu », La connaissance de la vie, op. cit., pp. 130-34.

1.

W. F. Edwards, De l’influence des agents physiques sur la vie, Paris, Crochard, 1824, cf. notamment toute l’Introduction, V-XIV. Nous avons tout de même relevé des occurrences du terme « milieu » employé dans un sens plutôt restrictif fort proche du sens lamarckien : cf. pp. 3, 6 , 8, 10, 290, 385-86. (Signalons au passage que William Edwards était le frère aîné du naturaliste souvent cité dans cette étude, Henri Milne-Edwards)

1.

« L’étude de l’action de ces modificateurs [externes] est très importante, quoiqu’elle ait été oubliée dans la plupart des traités de biologie. Il est vrai que les pathologistes ont donné à ce sujet une plus grande attention, mais ils ne l’ont cependant pas encore traité d’une manière assez explicite pour qu’il pût leur fournir une source d’applications utiles. M. Edwards a fait, dans ces derniers temps, des recherches intéressantes dans cette partie de notre champ scientifique. » (H. D. de Blainville, Cours de physiologie générale et comparée, op. cit., t. 3, p. 384)