La mésologie d’Henri Ducrotay de Blainville

Le Cours de Physiologie générale et comparée (1833) d’Henri Ducrotay de Blainville rassemble les quarante premières leçons données de 1829 à 1832 à la Sorbonne par le successeur de Cuvier à la chaire d’anatomie comparée du Muséum d’histoire naturelle. Dès l’Introduction du Cours, Blainville annonce que la seconde partie du cours sera consacrée à l’examen « de l’influence soit physique, soit chimique, des agents extérieurs [...] sur le corps envisagé comme constituant un être vivant 2  ». Ne débutant qu’à la 39e leçon, cette deuxième partie n’a, pour l’essentiel malheureusement, pas été publiée 3 . Seules donc les deux dernières leçons de l’ouvrage traitent « de l’action physique ou chimique des modificateurs externes généraux sur les corps organisés 4  ». Leur lecture suffit cependant pour comprendre l’importance fondamentale qu’Auguste Comte, qui de son propre aveu 5 suivit avec assiduité de 1829 à 1832 les cours de Blainville, ainsi que les médecins et biologistes français d’obédience positiviste de la deuxième moitié du 19e siècle, accordaient à l’œuvre de Blainville dans la constitution de cette science des milieux. Dans la 39e leçon, Blainville, après avoir signalé que, malgré son importance en biologie, « l’étude de l’action des modificateurs externes généraux sur l’organisme vivant n’a guère été faite, et surtout n’a pas été séparée, dans les ouvrages de physiologie moderne, de celles des fonctions 486  » annonce qu’il va passer en revue sept « modificateurs généraux » distincts : attraction, chaleur, lumière, électricité, magnétisme, air, eau ; puis entreprend dans la foulée d’analyser l’influence du premier d’entre eux (l’attraction). Dans la partie publiée, l’auteur ne traite que des deux premiers modificateurs : attraction et chaleur (qu’en homme du 18e il appelle encore le « calorique ») ; mais le résultat est déjà éloquent. On y trouve une classification des agents par genres (Blainville en distingue trois genres, attractif, expansif, nutritif, sous le rapport du mode d’action), espèces (les sept modificateurs sus-mentionnés) et sous-espèces (par exemples pour l’attraction : l’attraction solaire, lunaire, terrestre, chimique, etc. ; pour la chaleur : le calorique thermométrique, latent, rayonnant, lumineux, etc.) ; des considérations sur l’étiologie de ces divers agents, et enfin un cadre systématique d’analyse de leurs effets généraux et spéciaux sur l’être vivant, suivant la composition physico-chimique des organes et des tissus, le nombre et la disposition des parties, l’âge, le sexe, la pathologie, le rang zoologique de l’organisme. Dans la 39e leçon, Blainville emploie seulement à deux reprises le terme de milieu, au singulier, chaque fois pour qualifier le composé en proportion variable d’air et d’eau qui baigne l’organisme vivant 487 . Cependant, il est probable que le vocable devait revenir plus souvent dans les exposés des leçons non publiées consacrées aux deux éléments modificateurs que sont l’air et l’eau. Toujours est-il que le milieu chez Blainville n’a pas encore la valeur de terme synthétique qu’elle possède assurément aux yeux des biologistes de la deuxième moitié du 19e siècle. Pour Blainville, « milieu » ne désigne pas l’ensemble des facteurs qu’il appelle indifféremment modificateurs ou agents, mais seulement deux d’entre eux (ou plutôt, comme on l’a dit, le mixte qu’ils forment). Ce que Comte nommera « milieu », en employant le singulier et le plus souvent sans lui accoler d’épithète, il l’appelle encore « circonstances extérieures 488  », à la manière de Lamarck, « agents extérieurs 489  », à la manière de Edwards, « modificateurs externes 490  », à sa manière propre. Modificateur, agent : le vocabulaire choisi par Blainville, qu’il le reprenne ou non à des auteurs qui l’employaient déjà dans ce sens, n’est pas innocent. Ces termes suggèrent l’idée que l’action va bien du milieu vers l’organisme, non l’inverse. En cela le concept de milieu en biologie, dans les années 1820-1830, est bien un concept qui retient parmi ses déterminations essentielles, une des composantes de la signification mécaniste initiale du terme, alors qu’il n’était encore qu’un concept de physique.

La lecture des propos faisant référence au milieu tenus par Etienne Geoffroy Saint-Hilaire à la même époque confirme cette interprétation. En 1831 et 1833, Geoffroy produit deux mémoires, dans lesquels il parle indifféremment de « monde ambiant », de « milieu ambiant » au singulier, d’ « agents extérieurs », de circonstances extérieures », au pluriel 1 . Du point de vue analytique, Geoffroy reste bien en-deçà du terme auquel était parvenu Blainville dans ses développements concernant l’influence des modificateurs externes sur l’être vivant. Nul essai de classification raisonnée des agents chez lui (il ne distingue que le temps, le lieu et le climat, et encore seulement à l’occasion) ; nul effort non plus d’analyse systématique des différences d’effets produits par ces agents selon la composition physico-chimique, les caractéristiques anatomiques et physiologiques des organismes. Quoi d’étonnant d’ailleurs, quand on s’avise que le problème posé par Geoffroy dans ces mémoires est d’argumenter la thèse d’un transformisme restreint ; non, comme pour Blainville ou Comte, de contribuer à l’écriture d’un chapitre oublié du livre de la connaissance biologique relatif aux conditions matérielles extérieures de la vie organique. Il est un aspect cependant sous lequel le milieu tel que l’entend Geoffroy sonne un air plus moderne que celui dans lequel l’entendait, à la même époque, Blainville. Savoir que s’esquisse chez lui un usage du terme de milieu comme terme synthétique. Même s’il lui arrive parfois de parler encore de milieu au sens restreint ou spécifique du terme (qui est son sens traditionnel), d’assimiler autrement dit le milieu aux seuls agents respiratoires (air et eau), comme en témoigne par exemple l’intitulé de la cinquième partie de son mémoire de 1831 : « Des formes animales, modifiables par l’intervention des milieux respiratoires », il n’en demeure pas moins, que le plus souvent « milieu » est employé par Geoffroy au sens large et non spécifique, comme désignant le genre dont tous les « éléments ambiants », les « agents extérieurs » sont les espèces. Cette acception est manifeste dans la formule qui sert de titre à la quatrième partie du même mémoire : « Des produits organiques systématiquement modifiés au gré des changements des milieux ambiants 491  ». En prenant pour synonymes des termes employés au singulier, comme « monde » et « milieu », et des termes employés au pluriel, comme « conditions », « agents », « circonstances », Geoffroy ouvre la voie dans laquelle s’engagera résolument Auguste Comte et qui le conduira à « ériger [le milieu] en notion universelle et abstraite de l’explication en biologie 492  » – pour reprendre les termes de Georges Canguilhem.

Notes
2.

Ibid., t. 1, pp. 94-95.

3.

D’après Bernard Balan qui les a consultés, les manuscrits de ces leçons non publiées existent cependant, rédigés par Blainville lui-même, et sont disponibles à la bibliothèque du Muséum d’Histoire naturelle. Cf. B. Balan : « Organisation, organisme, économie et milieu chez Henri Ducrotay de Blainville », Revue d’histoire des sciences, t. 32, 1979, p. 22.

4.

H. D. de Blainville, Cours de physiologie générale et comparée, op. cit.., t. 3, p. 374.

5.

Abordant l’exposé de la 40e leçon du Cours de philosophie positive, Auguste Comte écrit en note à propos du Cours de Blainville : « Quoique fort éloigné de m’y restreindre d’une manière exclusive, j’ai considéré ce cours mémorable, que je me féliciterai toujours d’avoir intégralement suivi, comme le type le plus parfait de l’état le plus avancé de la biologie actuelle. » (Cours..., op. cit., t. 1, p. 664)

486.

H. D. de Blainville, Cours de physiologie générale et comparée, op. cit., t. 3, p. 381.

487.

Citons les deux passages en question : « L’organisme est plongé dans un milieu composé d’air et d’eau ; il absorbe une plus ou moins grande quantité de celle-ci, suivant les circonstances extérieures ; s’il est par lui-même très aqueux et qu’il soit dans un milieu où il y a peu d’eau, il en fournira à ce milieu : le contraire aura lieu si ce corps est sec, et si le milieu est aqueux. » (H. D. de Blainville, Cours…, op. cit., t. 3, p. 387) – « A plus forte raison les effets de la pesanteur doivent-ils être différents lorsqu’un animal destiné à vivre dans un milieu d’une densité déterminée passe dans un autre milieu tout différent sous ce rapport ; c’est ce que nous voyons chez les cétacés, qui, lorsqu’on les sort de l’eau, meurent au bout de peu de temps, [...] à cause de la grande diminution de pression qu’éprouve leur surface. » (Ibid., p. 398)

488.

Ibid., pp. 381, 387, 397, 406

489.

Ibid., pp. 383, 384.

490.

Ibid. pp. 367, 374, 381, 382, 383, 385, 387, 389, 393, 400, 401, 402.

1.

E. Geoffroy Saint-Hilaire : « Sur le degré d’influence du monde ambiant pour modifier les formes animales », Mémoires de l’Académie des Sciences, Paris, t. 12, 1833, pp. 63-124 ; « De l’influence des circonstances extérieures sur les êtres organisés », Recueil des lectures faites aux séances publiques de l’Institut, 21 mai 1833, pp. 25-33.

491.

On retrouve la même acception élargie du terme de milieu dans le mémoire de 1833. Ainsi dans ce passage : « Il n’y a d’animaux possibles qu’en raison de l’essence et selon la nature des éléments ambiants qui s’organisent en eux. [...] Mais il est disposé d’eux à de certains moments des arrangements ou de la vie de l’univers, selon qu’en ordonnent les conditions variables de leur monde ambiant et réagissant ; d’où l’on peut inférer que toutes les conformations [...] sont et furent en racine de toute éternité, pour apparaître à un moment préfixe, celui où leur milieu ambiant et réacteur se sera trouvé constitué pour en permettre le développement. » (E.. Geoffroy Saint-Hilaire : « Sur le degré d’influence… », op. cit., pp. 25-26)

492.

G. Canguilhem : « Le vivant et son milieu », op. cit., p. 132.