Consécration du concept de milieu par la philosophie biologique positiviste

C’est dans les 40e et 43e leçons du Cours de philosophie positive 493 , qu’on trouve les célèbres développements du philosophe relatifs aux « milieux organiques ». La 40e leçon, qui est la première des leçons consacrées par Comte à l’exposé de sa doctrine de philosophie biologique, commence par des considérations générales sur « la notion de la vie, envisagée sous le point de vue philosophique ». Comte affirme d’emblée son opposition à l’idée de Bichat « d’un antagonisme absolu entre la nature morte et la nature vivante 494  ». « La profonde irrationalité d’une telle conception, écrit-il, consiste surtout en ce qu’elle supprime entièrement l’une des deux éléments inséparables dont l’harmonie constitue nécessairement l’idée générale de vie. Cette idée suppose, en effet, non seulement celle d’un être organisé de manière à comporter l’état vital, mais aussi celle, non moins indispensable, d’un certain ensemble d’influences extérieures propres à son accomplissement. Une telle harmonie entre l’être vivant et le milieu correspondant caractérise évidemment la condition fondamentale de la vie 495  ». De l’aveu de Comte, l’idée de vie ici défendue, idée alternative de celle de Bichat, selon laquelle il existe « deux conditions fondamentales corrélatives, nécessairement inséparables de l’état vivant : un organisme déterminé et un milieu convenable », était déjà implicitement présente dans la définition qu’en avait donné Blainville quinze ans auparavant dans son traité d’anatomie comparée, comme « double mouvement intestin, à la fois général et continu, de composition et de décomposition 496  ». Restait néanmoins à la développer, à l’expliciter. Ce que se charge de faire Comte : « L’idée de vie suppose constamment la corrélation nécessaire de deux éléments indispensables, un organisme approprié et un milieu convenable. C’est de l’action réciproque de ces deux éléments que résultent inévitablement tous les divers phénomènes vitaux, non seulement animaux, comme on le pense d’ordinaire, mais aussi organiques 497  ». Si ces passages illustrent une conception de la vie qui était déjà chez Blainville, quoique à l’état non formulé, il est clair qu’ils contiennent cependant une définition du mot milieu bien plus extensive que celle qu’en donnait l’auteur du Cours de physiologie générale et comparée. Comte le sait fort bien, qui en note de la dernière citation, ajoute :

‘« Il serait superflu, j’espère, de motiver expressément l’usage fréquent que je ferai désormais, en biologie , du mot milieu, pour désigner spécialement, d’une manière nette et rapide, non seulement le fluide où l’organisme est plongé, mais, en général, l’ensemble total des circonstances extérieures, d’un genre quelconque, nécessaires à l’existence de chaque organisme déterminé. Ceux qui auront suffisamment médité sur le rôle capital que doit remplir, dans toute biologie positive, l’idée correspondante, ne me reprocheront pas, sans doute, l’introduction de cette expression nouvelle. 498  »’

L’analyse du lexique confirme ces propos du philosophe. Dans les leçons du cours consacrées à l’exposé de sa philosophie biologique, Comte parle ainsi indifféremment de « milieu 499  » (employé le plus souvent sans qualificatif), de « monde extérieur 500  », de « système ambiant 501  », de « système des conditions d’existence 502  », d’ « ensemble d’influences (ou des « conditions », ou des « circonstances ») extérieures 503  », de « système des circonstances (ou d’ « influences ») extérieures 504  ». Le terme de milieu a la préférence de Comte, mais toutes ces expressions sont considérées par lui comme sémantiquement équivalentes. Les synonymes du terme milieu montrent à l’évidence que le vocable a acquis désormais une valeur synthétique. Il arrive à Comte d’employer le terme dans un sens plus restreint, pour désigner le mélange d’air et d’eau nécessaire à l’être vivant, à la manière de Blainville. Mais cet usage est rare et signalé expressément 505 .

La 43e leçon se présente pour partie comme ce qu’on pourrait appeler une analytique du milieu en biologie. Distinguant d’abord « deux grandes classes », parmi les « conditions extérieures de l’existence fondamentale des corps vivants 506  », suivant la nature physique ou chimique des phénomènes considérés, Comte se propose d’examiner successivement, dans chaque classe et dans l’ordre de généralité décroissante (ou de spécialité croissante), « chacune des influences fondamentales sous lesquelles s’accomplit toujours le phénomène général de la vie 507  ». « Parmi les influences purement physiques » il retient l’action exercée sur les organismes par la pesanteur, la pression générale (atmosphérique ou liquide), le mouvement en général et plus spécialement le mouvement terrestre (rotation et révolution), la chaleur, la lumière et l’électricité. Du côté des conditions chimiques, il compte essentiellement l’air et l’eau, et y adjoint certaines substances chimiques (alcool, opium) connues pour leurs effets toxiques. Telle est la liste des facteurs dont les études respectives composent la « théorie des milieux organiques 508  », ce « troisième aspect élémentaire [i. e. après l’anatomie et la physiologie proprement dites], non moins indispensable, du sujet fondamental de la biologie 509  », cette « théorie préliminaire fort importante [...], sans laquelle l’analyse des phénomènes vitaux ne saurait comporter aucune véritable rationalité 510  ». Arrivé au seuil de la série d’examens qu’il se propose de mener concernant ces différents facteurs, Comte écrit :

‘« Nous avons reconnu que l’état vital suppose, par sa nature, le concours nécessaire et permanent, avec l’action propre de l’organisme, d’un certain ensemble d’actions extérieures convenablement modérées, sans lesquelles il ne saurait être conçu. C’est l’analyse exacte de ces diverses conditions essentielles de l’existence des corps vivants, qui constitue le véritable objet précis de cette théorie préliminaire des milieux organiques, en attribuant à ce terme toute l’extension philosophique que je lui ai accordé dans la quarantième leçon. Il serait superflu de faire expressément ressortir ici la haute importance d’une théorie ainsi caractérisée, puisqu’elle est directement relative à l’un des éléments nécessaires du dualisme vital, et que, à ce titre, elle doit être aussi indispensable à la vraie physiologie, que l’étude statique de l’organisme. 511  »’

Conformément à sa méthode habituelle, à la fois historique et critique, le philosophe ne dissimule pas ce qu’il estime devoir à ses prédécesseurs sur ce point de doctrine, en même temps qu’il souligne les limites de leurs contributions. Lamarck est ainsi salué comme celui qui a produit « le premier grand travail qui ait irrévocablement introduit dans la philosophie biologique ce nouvel aspect élémentaire [i. e. « l’influence prolongée des diverses circonstances extérieures » sur les êtres vivants], jusqu’alors essentiellement négligé ou mal apprécié 512  ». Mais il a exagéré selon Comte la portée de ces influences, en en faisant l’argument principal de sa thèse d’une transformation des espèces. De surcroît, il est resté prisonnier d’une problématique d’histoire naturelle, s’en tenant à « apprécier la puissance totale de l’ensemble des circonstances extérieures pour modifier le développement graduel de chaque espèce », sans « considérer séparément chacune des influences fondamentales sous lesquelles s’accomplit toujours le phénomène général de la vie 513  ». C’est à Blainville, dont le jeune philosophe a suivi le cours de physiologie à la faculté des sciences, que revient le mérite selon Comte d’avoir le premier fixé le statut théorique qui convient à l’analyse des « circonstances ambiantes », des « influences extérieures », des « conditions extérieures » comme on voudra, au sein de la biologie générale. Comte reconnaît que Blainville a érigé dans son Cours l’étude des facteurs externes au rang de « nouvel ordre d’étude fondamentale » de la biologie positive, aux côtés de l’anatomie et de la physiologie proprement dites ; que les considérations de Blainville sur les « modificateurs externes » se présentent bien sous les espèces d’une « théorie générale des milieux organiques ». Mais elles n’en constituent guère que les prolégomènes, et restent même dans la forme insuffisamment systématisées : « Personne, dit Comte, ne me paraît avoir nettement conçu une juste idée [de « la théorie générale des milieux organiques »] avant monsieur de Blainville, qui, le premier, a directement tenté de l’introduire dans son grand cours de physiologie [...] sous le nom très expressif d’étude des modificateurs externes, soit généraux, soit spéciaux. Malheureusement, cette partie, qui, après l’anatomie proprement dite, constitue le préliminaire général le plus indispensable de la biologie définitive, est encore tellement imparfaite et même si peu caractérisée que la plupart des physiologistes actuels n’en soupçonnent pas l’existence distincte et nécessaire 1  ».

Nul plus que Comte n’a insisté sur l’importance, du point de vue de la connaissance biologique, de l’étude des conditions physico-chimiques extérieures de la vie organique, et sur l’appartenance de plein droit de ce genre de recherches au domaine des sciences de la vie. Nul avant lui n’avait employé aussi résolument le terme de milieu dans un sens extensif, pour désigner l’ensemble des facteurs externes avec lequel l’organisme se trouve en rapport. Il est fort possible que Claude Bernard ait été inspiré par les réflexions de Comte sur le sujet, directement ou indirectement, par la lecture des ouvrages de Comte ou par la discussion et/ou la lecture des travaux de biologistes et de médecins avec lequel Bernard était en relation 2 et qui ne cachaient pas leur adhésion à la philosophie politique positiviste, dans le traitement qu’il réserve au concept de milieu, tant sur ces deux points l’enseignement du physiologiste recoupe celui du philosophe. Mais sur ces deux points seulement. On verra en effet qu’une différence sémantique essentielle demeure entre le concept positiviste de milieu et le concept bernardien de milieu intérieur. Pour le moment, nous nous contenterons de remarquer que cette différence éclate pour ainsi dire au grand jour dans les réflexions comtiennes, exposées dans la 43e leçon, sur la question de savoir quelle est la raison pour laquelle les organismes supérieurs, ainsi que le reconnaissent tous les physiologistes, « sont susceptibles de supporter des limites de variations beaucoup plus étendues que celles relatives aux organismes inférieurs ». Là où Bernard aurait répondu (et va répondre effectivement) : grâce à la possession d’un milieu intérieur, Comte répond paradoxalement : « en vertu de leur plus grande aptitude à réagir sur le système ambiant 514  ». Pourquoi donc Comte invoque-t-il la réaction de l’organisme sur le milieu pour expliquer, non pas une diminution de l’instabilité du milieu – ce qui eût été cohérent avec l’idée qu’il exprime par ailleurs que cette réaction organique aboutit à une modification du milieu dans un sens plus « favorable » ou « convenable » à l’organisme 515 –, mais une plus grande aptitude des organismes à les tolérer ? La réponse est donnée quelques pages plus loin, dans un passage où il note que c’est « d’après la loi universelle de l’équivalence nécessaire entre la réaction et l’action, [que] le système ambiant ne saurait modifier l’organisme sans que celui-ci n’exerce à son tour sur lui une influence correspondante 516  ». Autrement dit, c’est parce qu’il persiste à penser le rapport de l’organisme au milieu comme une simple expression de la loi de Newton de l’égalité de l’action et de la réaction, c’est-à-dire en termes mécanistes, que Comte est amené à postuler une action (ou une réaction) de l’organisme sur le milieu 517 . Malgré la difficulté soulevée par l’assimilation, l’empire du mécanisme sur la pensée de ce dernier est tel qu’il se sent tenu, pour donner un contenu à la notion de réaction organique sur le milieu, d’en faire la cause de la capacité plus grande des organismes supérieurs à tolérer les écarts du milieu. Bref, Comte a beau avoir érigé dans sa philosophie biologique le milieu au rang de terme synthétique et abstrait, le concept positiviste de milieu se ressent encore fortement de ses origines en physique.

Notes
493.

Intitulées respectivement : « Considérations philosophiques sur l’ensemble de la science biologique » et « Considérations philosophiques sur l’étude générale de la vie végétative ou organique », et rédigées respectivement d’après l’auteur du 1er au 30 janvier 1836, et du 20 novembre au 15 décembre 1837.

494.

A. Comte, Cours de philosophie positive, op. cit., p. 676.

495.

Ibid.

496.

Ibid., p. 680. Comte fait sans doute référence à ce passage des Principes d’anatomie comparée (Paris, Levrault 1822, pp. 15-18) dans lequel Blainville distingue la « faculté assimilatrice ou de décomposition [qui] est celle qui, terme de toutes les fonctions de nutrition, produit l’entretien de l’individu, [...] par opposition [à la] faculté désassimilatrice ou de décomposition, celle qui, résultat de toutes les fonctions de génération, produit la destruction de l’individu ou l’entretien de l’espèce. » (cité par A. Sinacoeur, en note de l’édition Hermann du Cours de philosophie positive, op. cit., t. 1, p. 680)

497.

Ibid., p. 682. De façon plus générale, sur l’influence de la pensée de Blainville sur la philosophie politique de Comte, cf. R. Mourgue : « La philosophie biologique d’Auguste Comte », Archives d’anthropologie criminelle et de médecine légale, 1909, chap. 4, A, pp. 918-932 ; H. Gouhier : « Blainville et Auguste Comte », Revue d’Histoire des Sciences, t. 32, 1979, pp. 59-72.

498.

A. Comte, Cours…, op. cit., p. 682.

499.

Cf. par ex. Ibid., L. 40 : pp. 676, 677, 680, 682, 683, 691, 692, 693, 697, 702 ; L. 43 : pp. 798, 800, 803, 804, 805, 806, 816.

500.

Cf. Ibid., L. 40 : pp. 666, 667, 681.

501.

Cf. Ibid., L. 40 : pp. 678, 683, 691, 692 ; L. 43 : p. 817.

502.

Cf. Ibid., L. 40 : pp. 678, 697 ; L. 43 : p. 804.

503.

Cf. Ibid., L. 40 : pp. 676, 678, 682 ; L. 43 : pp. 798, 816.

504.

Cf. Ibid., L. 40 : pp. 683, 692, 693.

505.

Ainsi par exemple dans ce passage de la 43e leçon, où Comte parle de « l’influence physiologique fondamentale exercée par l’air et par l’eau, dont le mélange à divers degrés, compose directement le milieu commun nécessaire à tous les êtres vivants, en prenant ce terme dans son acception habituelle la plus circonscrite. » (Cours…, op. cit., p. 804, souligné par nous)

506.

Ibid., pp. 798-99.

507.

Ibid., p. 798.

508.

Ibid., L. 40, pp. 685. L’expression sera souvent reprise par Comte dans la 43e leçon, cf. Ibid., pp. 798, 803, 804, 805, 806.

509.

Ibid., p. 685.

510.

Ibid., L. 43, p. 798.

511.

Ibid.

512.

Ibid.

513.

Ibid.

1.

Ibid., L. 40, p. 685. On trouve des propos de même teneur dans la 43e leçon. En conclusion de l’analyse des différentes variables du milieu, Comte écrit par exemple que « l’imperfection fondamentale que nous venons de constater, sous tous les rapports importants, dans cette partie préliminaire de la physiologie positive, à peine ébauchée jusqu’ici, et qui constitue cependant une introduction aussi évidemment indispensable à l’étude rationnelle des lois réelles de la vie, suffit pour faire aisément concevoir a priori combien cette étude [...] doit être aujourd’hui dans l’enfance, non seulement comme peu avancée encore, mais même comme instituée d’une manière insuffisante. » (Ibid., L. 43, p. 806)

2.

Rappelons à ce propos que Bernard participa avec Charles Robin et Léon Segond notamment, médecins d’obédience ouvertement positiviste et qui figureront parmi les exécuteurs testamentaires d’Auguste Comte, à la fondation de la Société de Biologie en 1848. Dans son Histoire et systématisation générale de la biologie (Paris, Baillière, 1851), abordant l’examen d’un point de vue biologique de ce qu’il appelle, à la suite de Comte, la « science des milieux », Segond écrit : « Parmi les conditions extérieures des corps vivants, les unes plus permanentes, plus générales, sont de l’ordre physique ou mécanique ; c’est par elles évidemment qu’il faut débuter. La pesanteur, la pression exercée sur l’organisme, le mouvement et le repos, la chaleur, l’électricité, le son, seront successivement étudiés par rapport à l’ensemble des êtres vivants. Viennent ensuite les conditions de l’ordre chimique, qui, réduites à ce qu’il y a de plus général, comprennent l’étude biologique de l’eau et de l’air. Mais pour que ce second ordre de considérations puisse généralement servir de base à l’hygiène et à la thérapeutique, il sera nécessaire d’étendre l’analyse à toutes les matières solides, liquides ou gazeuses qui peuvent être en relation avec l’organisme et procéder des substances minérales les plus simples aux composés organiques les plus complexes. » (p. 124) – Soient des propos que l’on pourrait croire sortis tout droit du Cours de philosophie positive.

514.

A. Comte, Cours de philosophie positive, op. cit., L. 40, p. 678.

515.

Comte écrit en effet que « si des fonctions plus variées multiplient inévitablement les relations extérieures, l’organisme, en s’élevant ainsi, réagit en même temps de plus en plus sur le système ambiant, de manière à le modifier en sa faveur. » (Ibid.)

516.

I bid., p. 683 (souligné par nous).

517.

Cf. sur ce point l’analyse de G. Canguilhem : « Le vivant et son milieu », op. cit., pp. 132-34.