Fin du pléonasme

Voilà schématiquement où en était, en biologie, l’état d’élaboration du concept de milieu au moment où, au début des années 1850, Claude Bernard s’en empare et s’apprête à lui faire subir une considérable modification de sens. En 1851, celui-ci notait encore qu’ « il y a deux conditions indispensables à l’accomplissement des manifestations de la vie : 1° l’organisme animé (qui tient de parents semblables à lui) ; 2° le milieu extérieur qui recèle toutes les conditions matérielles nécessaires à l’évolution de l’individu. Ces deux grandes conditions sont indispensables, d’où nécessité pour le physiologiste non seulement de connaître l’organisme vivant, mais encore les phénomènes de la nature morte au milieu de laquelle vit l’individu 518  ». Vues apparemment toute comtiennes que celles développées dans ce passage comptant parmi les premiers écrits du physiologiste où figurent le mot et le concept de milieu, en tant que concept biologique. Et pourtant, comme le remarque finement Mirko Grmek dans une étude sur l’évolution des conceptions bernadiennes sur le milieu intérieur, s’y laisse lire déjà comme un pressentiment ou une recherche d’un autre sens possible du vocable. Claude Bernard précise en effet milieu extérieur, comme s’il pouvait y avoir un milieu autre qu’extérieur, comme si « milieu extérieur » n’était pas une expression pléonastique. « Pourquoi, demande justement Grmek, Claude Bernard emploie-t-il cette épithète, à l’époque où le mot « milieu » implique forcément l’ « extérieur » ? 519  ». La question mérite assurément d’être posée même s’il faut se garder de surinterpréter ce qui, dans ces années, est encore à peine une intuition chez Bernard. En effet, quand même l’on convient de voir dans cette expression l’indice de quelque pressentiment du physiologiste, que de chemin parcouru cependant entre ce passage et celui-ci, tiré des Leçons publiées en 1857, sous le rapport de la conceptualisation du milieu intérieur et de sa distinction d’avec le milieu extérieur :

‘« Dans les corps vivants [...] il y a une évolution organique spontanée qui, bien qu’elle ait besoin du milieu ambiant pour se manifester, en est cependant indépendante dans sa marche. Ce qui le prouve, c’est qu’on voit un être vivant naître, se développer, devenir malade et mourir sans que cependant les conditions du monde extérieur changent pour l’observateur, et réciproquement. [...] Cette sorte d’indépendance que possède l’organisme dans le milieu extérieur vient de ce que, chez l’être vivant, les tissus sont en réalité soustraits aux influences extérieures directes et qu’ils sont protégés par un véritable milieu intérieur qui est surtout constitué par les liquides qui circulent dans le corps. Cette indépendance devient d’ailleurs d’autant plus grande que l’être est plus élevé dans l’échelle de l’organisation, c’est-à-dire qu’il possède un milieu intérieur plus complètement protecteur. Chez les végétaux et chez les animaux inférieurs, ces conditions d’indépendance diminuent d’intensité et créent des rapports plus directs entre l’organisme et le milieu ambiant. Dans les vertébrés à sang froid, nous voyons encore le milieu extérieur avoir une grande influence sur l’aspect des phénomènes ; mais chez l’homme et les animaux à sang chaud, l’indépendance du milieu extérieur et du milieu interne est telle, qu’on peut considérer ces êtres comme vivant dans un milieu organique propre. 520  »’

Fonction protectrice du milieu interne, identification du milieu interne aux liquides circulant dans l’organisme, corrélation des niveaux d’indépendance des organismes à l’égard du milieu externe et de perfectionnement de leur milieu interne : autant de notions qui apparaissent déjà assez clairement articulées, que Claude Bernard ne va cesser de préciser et d’approfondir, et qui figureront dorénavant parmi les composantes essentielles de la théorie du milieu intérieur 521 . Ces idées n’étaient assurément pas présentes dans les réflexions du physiologiste de 1851 sur le milieu. Dans l’article précité, Grmek relève toute une série de facteurs à l’origine de l’évolution des positions bernardiennes, et s’efforce d’évaluer l’importance de leur rôle respectif dans la formation progressive de ce concept synthétique de milieu intérieur. Parmi les raisons signalées par l’historien, on trouve aussi bien la volonté chez Claude Bernard de surmonter certains problèmes de philosophie biologique et médicale stricto sensu (par exemple le désir de reconnaître un certain bien-fondé au vitalisme de Bichat sans nier le déterminisme physico-chimique des phénomènes vitaux, de réconcilier les traditions solidistes et humoristes en matière d’étiologie pathologique) ou de justifier à nouveaux frais certaines thèses controversées voire ignorées (comme par exemple la théorie blastémique, ou l’analogie entre les modes de vie des tissus des organismes supérieurs et des organismes inférieurs marins), que l’effort pour donner une signification à certains faits établis par l’auteur par voie expérimentale (comme la découverte des mécanismes de la régulation du taux de sucre et de la température chez les animaux à sang chaud) 522 . Que ces considérations sans liens apparents aient pu, d’une manière ou d’une autre, à un moment ou à un autre, pousser Bernard à élaborer sa théorie du milieu intérieur, nous n’en disconviendrons assurément pas. Mais elles ne constituent pas pour autant des conditions de possibilité, au sens logique, du concept. Après tout, on peut très bien admettre le concept le milieu intérieur tout en rejetant celui de formation libre des cellules (la théorie blastémique), ni accorder un quelconque crédit aux vieilles théories médicales de l’humorisme et du solidisme. Par contre, on ne saurait se le rendre même seulement intelligible sans avoir à la fois quelque idée, d’une part de ce que représente la cellule pour un biologiste de la deuxième moitié du 19e siècle acquis à la théorie cellulaire, savoir l’unité élémentaire, la « brique » du vivant, et d’autre part de ce que les physiologistes appellent, depuis la redécouverte à la fin du 19e siècle par Edouard Brown-Séquard (1817-1894) des travaux pionniers de Claude Bernard sur le sujet, une sécrétion interne, savoir une production organique non excrétée à l’extérieur du corps ou à la surface d’une muqueuse interne telles que la salive ou la bile, mais déversée directement dans le sang comme le sucre, la graisse ou l’albumine. Ainsi que le dit lapidairement Canguilhem : « Sans l’idée de sécrétion interne, pas d’idée de milieu intérieur 523 », tant il est vrai que, pour reprendre une phrase de Bernard extraite du même cours de 1857, le milieu intérieur qu’est le sang « est fait pour les organes, c’est vrai ; mais [...] il est fait aussi par les organes 524  ». Mais pas d’idée de milieu intérieur non plus qui « ne suppose aussi la référence à la théorie cellulaire dont il [i.e. Claude Bernard] retient, en fin de compte, et malgré une complaisance décroissante pour la théorie du blastème formateur, l’apport essentiel : l’autonomie des éléments anatomiques des organismes complexes et leur subordination fonctionnelle à l’ensemble morphologique 525  ». Tant il est vrai aussi que « pour qui continue à penser la structure macroscopique de la perception et de l’utilisation usuelles, il ne peut y avoir de milieu qu’extérieur 526  ». Théorie cellulaire, notion de sécrétion interne : telles sont, au-delà ou plutôt en-deçà des motifs circonstanciels, quoique réels, qui ont pu présider historiquement à sa formation, les deux conditions de possibilité auxquelles reconduit inévitablement l’examen des notions logiquement impliquées par le concept de milieu intérieur.

S’agissant de la théorie cellulaire, dont Bernard admet dès la fin des années 1840 le principe dit de composition selon lequel l’organisme complexe est un composé de cellules dotées chacune des caractères de la vie, on a déjà suffisamment insisté sur son histoire dans la première partie de cette étude pour ne point avoir à y revenir. Nous nous en tiendrons donc à la remarque suivante, symétrique de la précédente. Savoir que c’est la théorie cellulaire qui garantit l’existence d’une filiation, en dépit des différences sémantiques notables qui les séparent, entre le concept traditionnel de milieu extérieur ou ambiant et le concept bernardien de milieu intérieur. Le milieu intérieur n’est dit tel que relativement à l’organisme macroscopique ; mais il s’agit bien d’un milieu extérieur par rapport à ce que Bernard nomme, après Brücke 527 , les organismes élémentaires, c’est-à-dire les cellules. Le milieu bernardien est à la fois à l’intérieur de l’organisme pris comme un tout – en ce sens il peut être dit « intérieur » – et à l’extérieur des organismes élémentaires qui composent ce tout – en ce sens il peut être dit « milieu ». La signification traditionnelle de la relation organisme-milieu est donc maintenue en ceci que le milieu intérieur est bien le dehors de quelque organisme que la théorie cellulaire a permis d’authentifier comme tel, et ne peut être dit exclusivement « intérieur ». C’est pourquoi Claude Bernard, qui s’autorise de la théorie cellulaire pour substituer l’élément anatomique au tout comme organisme de référence, peut parler à bon droit du milieu intérieur comme d’un milieu, sans avoir à rechercher d’autres termes plus appropriés. Georges Canguilhem a nettement insisté sur ce point : « Parler de milieu c’est entendre que des organismes sont cernés et concernés par ce milieu. Pour qu’on puisse parler de milieu intérieur, c’est-à-dire contenu à l’intérieur d’un organisme macroscopique, [...] il faut concevoir l’organisme comme composé lui-même d’autres organismes qui soient ses éléments de structure 1  ». Ce n’est pas méconnaître l’originalité de la conception de Claude Bernard, c’est même faire justice à son choix terminologique, que de dire du milieu intérieur qu’il retient du concept biologique usuel de milieu l’idée qu’il constitue l’ensemble des conditions physico-chimiques extérieures de vie de l’organisme, même si l’organisme auquel il est fait ainsi référence n’est plus, comme chez Blainville ou chez Comte, l’organisme macroscopique, mais l’élément anatomique qui le compose.

S’agissant de la notion de sécrétion interne, dont nous avons donné précédemment une rapide définition, il nous faut à présent dire quelque mot sur son histoire, puisque la généalogie du concept de milieu intérieur nous y reconduit instamment comme à une autre de ses conditions de possibilité.

Notes
518.

Manuscrits Claude Bernard, Archives du Collège de France, 5, p. 183, cité par M. Grmek : « Evolution des conceptions de Claude Bernard sur le milieu intérieur », Philosophie et méthodologie scientifiques de Claude Bernard (coll.), Paris, Masson, 1967, p. 119.

519.

M. Grmek, « Evolution des conceptions de Claude Bernard sur le milieu intérieur », op. cit., p. 119.

520.

C. Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques et les altérations pathologiques des liquides de l’organisme, Paris, Baillière, 1859, 2 vol., t. 1, 1re leçon, pp. 9-10.

521.

Il faudrait ajouter à ce lot d’idées primitives cette autre encore un peu brouillonne, qui n’apparaît pas dans cet extrait mais émise aussi pour la première fois semble-t-il en 1857, selon laquelle le milieu intérieur qu’est le sang est un produit de sécrétion interne – concept sur lequel nous allons revenir. Sur un papier conservé aux Archives « Claude Bernard » du Collège de France et daté de 1’année 1857, le physiologiste écrivait en effet : « Le sang est un milieu dans lequel l’animal secrète des éléments divers et excrète aussi, de sorte que le sang est une sécrétion interne. » (Fasc. 24 c, f. 61, cité par M. Grmek : « Evolution des conceptions de Claude Bernard… », op. cit., p. 123)

522.

M. Grmek : « Evolution des conceptions de Claude Bernard… », op. cit., pp. 18-19

523.

G. Canguilhem : « Théorie et technique de l’expérimentation chez Claude Bernard », Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., pp. 143-155, p. 148.

524.

C. Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques…, op. cit., 3e leçon, p. 46.

525.

G. Canguilhem : « Théorie et technique de l’expérimentation chez Claude Bernard », op. cit., p. 149.

526.

G. Canguilhem : « Un physiologiste philosophe : Claude Bernard », Dialogue, vol. 5, 1966-67, p. 563.

527.

Bernard a non seulement lu, mais aussi traduit pour son usage personnel le célèbre et déjà cité article d’Ernst Brücke : « Die Elementarorganismen » (1861). La traduction de Bernard se trouve dans les manuscrits de l’auteur conservés au Collège de France. (Nous devons cette information à M. Grmek : « Evolution des conceptions de Claude Bernard… », op. cit., pp. 128-29 et 148, n. 37.)

1.

G. Canguilhem : « Claude Bernard : un physiologiste philosophe », op. cit., p. 563.