Portée de la découverte bernardienne de la glycogenèse hépatique relativement à la problématique des sécrétions

Dans des pages célèbres de l’Introduction à la médecine expérimentale, souvent citées en raison de leur haute portée méthodologique Claude Bernard a fait état de la façon dont il avait amené à découvrir puis à confirmer l’existence d’une fonction glycogénique du foie. Il a raconté comment, parti en 1843 de la considération partagée alors par tous les physiologistes selon laquelle le sucre présent dans le sang des animaux est d’origine strictement végétale, et cherchant, dans le cadre de ses travaux sur la nutrition animale, à découvrir le lieu où ce sucre notamment est détruit dans l’organisme, il entreprit à cet effet une série d’expériences sur des animaux placés dans différentes conditions alimentaires qui l’amenèrent paradoxalement à constater que la teneur en sucre dans le sang est invariable et donc indépendante de l’alimentation ; comment ce résultat inattendu le poussa à réaliser de nouvelles expériences sur des animaux auxquels étaient prélevés du sang à différents endroits du corps (dont le foie), dans le but de déterminer exactement le taux de sucre sanguin à l’état normal et à l’état pathologique ; comment, par suite d’une circonstance imprévue qui l’avait obligé, un beau jour d’automne 1848, à désynchroniser ses dosages de sucre dans le tissu hépatique d’un lapin mort, il fut conduit à émettre l’idée que le foie est un organe producteur de sucre pour expliquer l’augmentation considérable du taux de sucre contenu dans le tissu que révélait l’analyse comparée des prélèvements ; comment il procéda à la mise à l’épreuve de sa théorie en instituant de nouvelles expériences décisives dont la fameuse contre-épreuve (réalisée en 1855) connue sous le non de « l’expérience du foie lavée » ; comment enfin il parvint à déterminer la nature des réactions chimiques qui s’opèrent lors de la glycogenèse hépatique et à établir que les processus de formation du sucre animal et végétal ne diffèrent pas du point de vue de leur mécanisme chimique.

Ces résultats, obtenus au terme d’expériences poursuivies de 1843 à 1857 parallèlement à d’autres travaux, sont impressionnants. A eux seuls ils justifieraient le brevet d’immortalité décerné à Claude Bernard par les historiens de la biologie. Durant la même période, l’auteur s’était aussi fait connaître pour ses études sur le rôle du suc pancréatique dans la digestion des graisses (1848) et la fonction vasomotrice du système nerveux grand sympathique (1852) – pour ne citer que ses contributions les plus célèbres. Mais indubitablement, ce sont ses réflexions sur la signification de sa découverte d’une glycogenèse animale, dont il a su si clairement, dans le passage résumé ci-dessus, raconter les circonstances et les principales étapes de sa validation expérimentale 1 , qui le conduisirent à préciser et approfondir la notion hasardée naguère par quelques physiologistes pour expliquer le fonctionnement des glandes sanguines, et à formuler l’expression de sécrétion interne qui sert depuis lors à désigner le mécanisme. Laquelle expression apparaît d’ailleurs dans les cours et écrits du physiologiste seulement plusieurs années après la date de sa découverte, au moment où il est en train de mettre au point ses dernières expériences sur le sujet et où la question semble en passe d’être à peu près complètement résolue. A ce qu’on sache, c’est en janvier 1855, lors d’une leçon de son cours (publié) de physiologie expérimentale au Collège de France consacrée à « la formation du sucre dans le foie », que Bernard emploie pour la première fois le syntagme « sécrétion interne ». La nécessité pédagogique d’exprimer en un mot la différence entre ce mécanisme si original et les autres phénomènes connus de sécrétion glandulaire semble avoir appelé le terme :

‘« On s’est fait pendant longtemps une très fausse idée de ce qu’est un organe sécréteur. On pensait que toute sécrétion devait être versée sur une surface interne ou externe, et que tout organe sécrétoire devait nécessairement être pourvu d’un conduit excréteur destiné à porter au dehors les produits de la sécrétion. L’histoire du foie établit maintenant d’une manière très nette qu’il y a des sécrétions internes, c’est-à-dire des sécrétions dont le produit, au lieu d’être déversé à l’extérieur, est transmis directement dans le sang. 549  »’

L’expression sitôt jaillie, paraît avoir immédiatement plu à Claude Bernard, qui la reprend au début de la leçon suivante, dans le rappel qu’il fait des enseignements de la leçon précédente concernant le double fonction, glycogénique et biliaire, du foie :

‘« Il doit être maintenant bien établi pour vous qu’il y a dans le foie deux fonctions de la nature des sécrétions. L’une, sécrétion externe, produit la bile qui s’écoule au dehors, l’autre, sécrétion interne, forme le sucre qui entre immédiatement dans le sang de la circulation générale. 550  »’

Ces passages montrent manifestement qu’en ce début 1855, le terme et le concept de sécrétion interne n’ont encore, dans la pensée de Bernard, qu’un champ d’extension restreint. Au vrai, ils s’entendent de la seule fonction glycogénique du foie. Mais il s’agit là des toutes premières occurrences. Bernard va très rapidement en généraliser l’application à l’ensemble les glandes vasculaires sanguines, ainsi qu’en témoigne cet extrait tiré de la leçon de clôture de son cours au Collège de France de 1857-58 :

‘« Tous les liquides que nous avons examinés jusqu’ici étaient [...] des liquides préparés par des organes qui puisent dans le sang les éléments de leur sécrétion. Tous ces organes versaient au dehors du sang le produit de leur sécrétion. Mais il est une autre catégorie d’organes qui se rapprochent des organes glandulaires, avec cette différence qu’étant dépourvus de conduit excréteur, ils doivent déverser le produit de leur sécrétion dans le sang lui-même. C’est ce que nous avons désigné sous le nom de sécrétions internes, pour les distinguer des sécrétions externes, dont les produits sont versés au dehors du sang. Je vous ai montré que le foie établissait en quelque sorte le passage, en ce qu’il présente les deux espèces de sécrétions : celle de la bile, qui est une sécrétion externe, et celle du sucre, qui est une sécrétion interne. Les organes qui fournissent les sécrétions exclusivement internes sont la rate, le corps thyroïde, les capsules surrénales, les ganglions lymphatiques, etc. Il est hors de doute que ces organes modifient le sang, et qu’il se rencontre dans le sang qui en sort des produits qui ne s’y trouvaient pas à l’entrée. On peut même considérer que c’est l’union de toutes ces sécrétions internes qui constitue le sang, qu’on devrait, suivant moi, considérer comme un véritable produit de sécrétion interne. La lymphe et le chyle eux-mêmes sont dans ce cas. 551  »’

Concernant la présomption de généralité des phénomènes de sécrétions internes, l’avenir donnera raison au physiologiste : comme le foie vis-à-vis du sucre, la rate, la thyroïde, les surrénales, les ganglions lymphatiques rejettent bien dans le sang les produits de leur sécrétion. Ce que l’auteur de la découverte de la fonction glycogénique anticipait sur la base des seuls enseignements recueillis par lui relatifs à la physiologie du foie, savoir que toutes les glandes vasculaires ressortissent à la catégorie des glandes à sécrétion interne, les physiologistes et les médecins de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle vont le prouver, progressivement et en ordre plus ou moins dispersé, par l’observation clinique et par l’expérimentation au moyen de méthodes de plus en plus perfectionnées de greffe, d’ablation d’organe (surrénalectomie, thyroïdectomie, pancréatectomie…), d’injection d’extraits glandulaires, et de techniques d’analyse chimique 552 .

Mais Bernard ne s’en tient pas à cette seule généralisation. Il pousse plus loin la logique de son raisonnement, jusqu’à retourner du tout au tout la perspective dans laquelle étaient posés traditionnellement les problèmes hématologiques. En 1857, Claude Bernard avait déjà noté sur une feuille volante que « le sang est un milieu dans lequel l’animal sécrète des éléments divers et excrète aussi, de sorte que le sang est une sécrétion interne 553  ». Dire que le sang est une sécrétion interne, c’était supposer que les produits des sécrétions font partie intégrante du sang, entrent pour une part essentielle dans sa composition. L’idée est reprise ici, mais autrement plus développée et argumentée. Le sang, loin d’être assimilable, comme on le pense d’ordinaire, à une matrice liquide au sein de laquelle les différents organes sécréteurs puiseraient certains substances, retrancheraient certains principes (les sécrétions), doit être conçu pour Bernard comme « un véritable produit de sécrétion », comme constitué lui-même par « l’union de toutes ces sécrétions internes 554  ». Le rapport chronologique et logique du sang aux sécrétions s’est complètement inversé : alors qu’il était supposé en être à l’origine (au sens où Aristote parle de cause matérielle), il se révèle en être l’effet, le résultat. De premier qu’il était par rapport aux sécrétions, il est devenu second. Qu’on étudie la formation ou la composition chimique du sang, tout laisse penser, dit un peu plus loin Claude Bernard, que « le sang se comporte comme un liquide sécrété 555  ». Si, comme on l’a vu, depuis Legallois l’idée n’est pas complètement nouvelle que des organes internes à structure glandulaire telles que la rate, la thyroïde, les surrénales, etc. n’appauvrissent pas mais enrichissent le sang, ne lui font pas subir une déperdition mais une augmentation de substances, nul cependant n’était encore allé jusqu’à avancer la thèse radicale qu’elles le créent, en d’autres termes que les glandes sans canal excréteur sont des organes proprement hématopoïétiques 556 .

Dans la mesure où l’auteur tenait déjà des propos sensiblement équivalents en 1857, la question se pose de savoir si la généralisation audacieuse de la théorie des sécrétions internes à l’ensemble des glandes sanguines à laquelle procède, semble-t-il pour la première fois, Bernard dans son cours de 1858 – généralisation que d’autres se chargeront de valider mais qu’il n’a, pour sa part, guère contribué à établir 557 – n’a pas été motivée à l’origine par la volonté d’argumenter tant que faire se peut, en l’occurrence avec les armes de la seule logique inductive, l’idée du sang comme pur 558 produit de sécrétions 559 . Mais même dans le cas où cette hypothèse concernant l’enchaînement historique des idées bernardiennes sur ce point de doctrine s’avérerait exacte, reste cependant que, sur le plan logique, c’est bien la généralisation de la théorie des sécrétions internes qui constitue la condition de possibilité du concept de sang comme composé de produits de sécrétion, non l’inverse. Etant donné ce qu’on savait de la richesse de la composition chimique du sang, parler de celui-ci comme d’un « liquide sécrété » supposait en effet d’étendre à d’autres organes que le foie le genre de mécanisme découvert à propos de l’origine du sucre sanguin.

Notes
1.

Des historiens ont pu montrer cependant qu’il s’agissait en partie d’une « reconstruction idéalisée » de sa propre démarche. Mais il y a idéalisme et idéalisme. Un récit dans lequel l’auteur ne dissimule ni l’importance du hasard, ni le fait qu’il est parti d’une hypothèse fausse ne saurait être confondu avec ces autobiographies intellectuelles bien trop nombreuses qui font la part belle au chercheur. – Sur cette question, cf. F. Holmes : « La physiologie et la médecine expérimentale », in M. D. Grmek (dir.) Histoire de la pensée médicale en Occident, Paris, Seuil, 1999, 4 vol., t. 3, pp. 75-78.

549.

C. Bernard, Leçons de physiologie expérimentale appliquée à la médecine, op. cit., 4e leçon, pp. 89-90 (souligné par l’auteur).

550.

Ibid., p. 100 (souligné par l’auteur).

551.

C. Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques et les altérations pathologiques…, op. cit., t. 2, 17e leçon, pp. 411-12 (souligné par l’auteur).

552.

Sur les débuts de l’endocrinologie et le perfectionnement des techniques expérimentales dans la deuxième moitié du 19e siècle, cf. les analyses classiques d’A. Biedl, Innere Sekretion (1910), Berlin, Urban, 1913, I : « Allgemeine Partie », pp. 3-31 ; E. Gley, Les grands problèmes de l’endocrinologie, Paris, Baillière, 1926, I : « Les étapes de l’endocrinologie et son état actuel », pp. 29-51, et IV : « L’origine et les progrès de l’endocrinologie en France », pp. 61-81. Pour des synthèses plus récentes sur la question, cf. G. Canguilhem : « La constitution de la physiologie comme science », in Etudes d’histoire et de philosophie des sciences…, op. cit., pp. 262-65 ; F. Holmes : « La physiologie et la science expérimentale », op. cit., pp. 88-91. On trouvera des historiques très fouillés et documentés sur les progrès des connaissances anatomo-physiologiques des principaux appareils endocriniens (hypothalamus-hypophyse, thyroïde, parathyroïdes, surrénales, pancréas, épiphyse), in C. Girord, Introduction à l’études des glandes endocrines (1969), Villeurbanne, SIMEP, 1980, 2e éd., pp. 24-32, 148-55, 205-10, 237-42, 301-07, 357-63.

553.

Archives Claude Bernard, op. cit., fasc. 24 c, f. 61, cité par M. D. Grmek : « Evolution des conceptions de Claude Bernard sur le milieu intérieur », op. cit., p. 123.

554.

C. Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques…, op. cit., p. 412

555.

Ibid., pp. 412-13.

556.

L’expression de « glande hémopoétique » est employée par Bernard lui-même dès 1859 dans son cours au Collège de France (C. Bernard, Leçons de pathologie expérimentale, Paris, Baillière 1872, 10e leçon, p. 100), pour qualifier la signification physiologique des glandes sans canal excréteur du point de vue de l’hématologie.

557.

A ce qu’il semble, la contribution de Bernard sur ce point se limitera à ses investigations sur la rate menées au début des années 1850, expériences qu’il relate dans la dernière leçon du 2e tome de ses Leçons sur les propriétés physiologiques…, op. cit.

558.

Si l’on exclut bien entendu selon Bernard les éléments chimiques contenus dans le sang (et participant donc aussi de sa composition) que sont l’eau , les sels minéraux et les oligo-éléments.

559.

La question paraît en tout cas légitime à Gley, qui semble se ranger du côté d’une réponse affirmative : « On peut se demander si ce n’est pas à un rôle formateur du sang (et de la lymphe) qu’il [i.e. Bernard] a entendu ramener toutes les glandes qu’il a rangées parmi les glandes à sécrétion interne. » (E. Gley : « La notion de sécrétion interne », op. cit., p. 14)