L’historien des sciences sociales et l’épistémologue des sciences biologiques

Physiologistes et historiens de la biologie ont souvent souligné les limites de la doctrine bernardienne des sécrétions internes 560 . Prenant implicitement pour modèle ce que lui enseignaient, relativement aux rôle prépondérant du système nerveux, ses études expérimentales sur le diabète et la chaleur animale (1849-52) et sa propre découverte de la glycogenèse hépatique, laquelle, si elle constitue bien une sécrétion interne, n’est pas à proprement parler une fonction endocrine, Bernard se serait enfermé dans une conception trop étroite du rôle et du mécanisme des sécrétions : conception qui lui aurait fait prendre l’espèce (les sécrétions internes à rôle trophique) pour le genre (les sécrétions internes en général). D’une part, il aurait assimilé et réduit les sécrétions internes à des sécrétions de produits nutritifs du type de celle du sucre 561 , s’empêchant ainsi de saisir la parenté de ses recherches sur le foie avec celles menées de son vivant par Alfred Vulpian, Edouard Brown-Séquard, Paul Gratiolet, Jean-Marie Philipeaux sur les surrénales, Moritz Schiff (1823-1896) sur la thyroïde, Arnold Berthold (1803-1861) sur les testicules, etc. 562 – organes qui se révèlent bien être des glandes à sécrétions internes, mais dont le produit de sécrétion n’est pas un métabolite comme le sucre, mais une substance chimique modératrice ou stimulante d’une fonction organique (une hormone) ayant pour siège un organe situé à distance de l’organe sécréteur. D’autre part, il n’aurait pu se résoudre à admettre que les phénomènes de solidarité entre parties organiques puissent être sous la dépendance d’un dispositif autre que le système nerveux, en particulier que les produits de sécrétions fussent susceptibles d’être libérés dans le sang sans que n’intervienne d’aucune façon le système nerveux 563 . A l’opposé de ces vues, les physiologistes vont en effet progressivement établir au cours des décennies suivantes que la plupart des substances sécrétées dans le sang ne sont pas des composés alimentaires ou énergétiques mis en réserve dans un tissu (des métabolites intermédiaires) et libérés dans le sang sous l’action du système nerveux en fonction des besoins de l’organisme, mais des substances régulatrices d’activités fonctionnelles spécifiques, dont le débit sanguin dépend du système endocrinien. Soit la mise au jour de deux notions fondamentales de l’endocrinologie moderne que la doctrine bernardienne des sécrétions internes ne préparait guère, c’est le moins qu’on puisse dire, à recevoir : le concept d’excitant fonctionnel spécifique (ou messager chimique), dénommé « hormone » par le physiologiste anglais Ernst Starling en 1905 564 , terme qui s’est vu depuis lors consacré par l’usage ; le concept de corrélation fonctionnelle humorale, c’est-à-dire d’action élective d’une partie organique sur une autre éloignée de lui, et commandée, pour reprendre les termes d’Edouard Brown-Séquard (1817-1894) à qui l’on doit semble-t-il la première formulation de la notion, « par un mécanisme autre que le système nerveux 565  ». Comme le soulignent respectivement Christiane Sinding et Alain Prochiantz dans des analyses récentes : « le concept bernardien de sécrétion interne n’est pas encore un concept endocrinien 566  » ; « Claude Bernard est plus neurobiologiste qu’hormonologiste 567  ». Au vrai, il n’est guère d’historien de l’endocrinologie qui ne souscrirait à un tel jugement.

Cela dit, la part qui revient à Claude Bernard dans l’histoire de l’endocrinologie moderne est une chose ; celle qui lui revient dans l’histoire de la philosophie biologique, et plus particulièrement dans l’élaboration d’une solution sui generis au problème du rapport du tout et de la partie, en est une autre. Or nul doute que sous ce rapport, le seul qui nous importe dans le cas présent, Claude Bernard occupe une des toutes premières places. Le point de vue épistémologique de l’histoire des sciences biologiques ne doit donc point ici encore nous égarer, qui n’est pas le nôtre. Quand même l’on jugerait plus grande encore la distance sémantique séparant le concept bernardien des sécrétions internes de la conception actuelle qui s’est imposée progressivement à la fin du 19e siècle sous l’effet des travaux théoriquement convergents des physiologistes et des médecins, cela ne changerait rien à l’affaire qui nous occupe, tant il est vrai qu’il n’est nul besoin des concepts de l’hormonologie moderne pour opérer un renversement de la conception du rapport de subordination du tout et de la partie organiques. Une théorie sommaire des sécrétions internes comme celle de Claude Bernard suffit sous ce rapport – la preuve en est qu’il a pu affirmer l’idée-clé selon laquelle le sang est un produit de sécrétion sans se départir de cette conception limitative. On peut même aller jusqu’à penser qu’une conception plus moderne des sécrétions internes, plus conforme en somme à la théorie actuelle, aurait compliqué la tâche de Bernard, relativement à la formulation de ce point de doctrine. Ce qui est certain en tout cas, c’est que le concept bernardien de milieu intérieur renferme l’idée de sang comme produit de sécrétion, laquelle implique à son tour l’idée de sécrétion interne au sens (limitatif) où l’entend son auteur ; mais non l’idée de corrélation fonctionnelle, non plus que l’idée de messager chimique qui viendront par la suite en enrichir la signification. Le concept bernardien de milieu intérieur n’est donc peut-être pas exactement, conséquemment à l’élargissement de la compréhension du concept de sécrétion interne, le même concept que celui des physiologistes actuels, mais il n’est aucunement besoin de le corriger ou de le compléter en ce sens pour pouvoir renverser la perspective traditionnelle dans laquelle on concevait le rapport du tout et de la partie dans l’organisme.

Notes
560.

Cf. notamment E. Gley, Les grands problèmes de l’endocrinologie, op. cit., pp. 13-18, 64-66, 79-81 ; Les sécrétions internes, op. cit., pp. 13-20 ; Quatre leçons sur les sécrétions internes, Paris, Baillière, 1920, pp. 19-27 ; G. Canguilhem : « La constitution de la physiologie comme science », op. cit., pp. 245, 264-65 ; « La formation du concept de régulation biologique aux 18e et 19e siècles », Idéologie et rationalité…, op. cit., pp. 96-97 ; C. Sinding, Une utopie médicale, Paris, 1989, Actes sud, pp. 15-18 : « Du milieu intérieur à l’homéostasie », La nécessité de Claude Bernard , op. cit., pp. 68-72 ; A. Prochiantz, Claude Bernard : la révolution physiologique, Paris, 1990, PUF, pp. 69-72 ; C. Bange : « Les glandes à sécrétion interne d’après Claude Bernard : naissance, diffusion et postérité d’un concept », op. cit., pp. 94-95, 100-102.

561.

On trouve une affirmation particulièrement nette de cette assimilation dans son Rapport sur les progrès et la marche de la physiologie générale…, op. cit.,) : « Les sécrétions internes sont généralement toutes des sécrétions nutritives qui préparent des principes immédiats destinés aux phénomènes de nutrition des éléments histologiques (glycogène, albumine, fibrine, etc.). » (p. 74, souligné par l’auteur) – Quand on sait qu’au contraire les sécrétions internes ne sont généralement pas des sécrétionsà rôle trophique, mais des sécrétions hormonales, on mesure l’écart qui sépare la conception bernardienne de la notion actuelle des sécrétions internes.

562.

Pour plus de détails sur ces différents travaux, cf. les historiques de Gley, Biedl, Canguilhem, Holmes, déjà cités.

563.

« Dans les organismes élevés, écrira-t-il dans le même Rapport de 1867, c’est seulement par l’intermédiaire du système nerveux qu’on agit sur la plupart des phénomènes vitaux. » (p. 204)

564.

E. Starling : « The chemical correlation of the functions of the body », The Lancet, 5 août 1905, pp. 339-41.

565.

La phrase complète de Brown-Séquard, souvent citée dans les historiques, est la suivante : « Nous admettons que chaque tissu et plus généralement chaque cellule de l’organisme secrète pour son propre compte des produits ou des ferments spéciaux qui sont versés dans le sang et qui viennent influencer, par l’intermédiaire de ce liquide, toutes les autres cellules rendues ainsi solidaires les unes des autres par un mécanisme autre que le système nerveux. » (« Additions à une note sur l’injection des extraits liquides de divers organes comme méthode thérapeutique », Comptes-rendus. de la Société de biologie, t. 43, 25 avril 1891, pp. 265-68, cité par E. Gley, Les sécrétions internes, op. cit., p. 21)

566.

C. Sinding, Une utopie médicale, op. cit., p. 15.

567.

A. Prochiantz, Claude Bernard  : la révolution physiologique, op. cit., p. 69.