Dialectisation et approfondissement théoriques chez Claude Bernard

Dans la mesure donc où le concept de milieu intérieur emprunte à l’une et à l’autre certains de ses postulats fondamentaux, il était logique qu’en retour l’affermissement des opinions de Bernard relativement au bien-fondé de la théorie cellulaire et de sa théorie des sécrétions internes, sous l’effet des succès rencontrés par les nouvelles tentatives de confirmations de ces théories menées par lui-même et par d’autres dans divers domaines de la recherche physiologique, ait renforcé sa croyance en la validité du concept de milieu intérieur, ainsi que la possibilité pour lui d’en assumer et d’en préciser le sens. Relativement au problème que pose l’identité des organismes dont le milieu intérieur est le milieu, la pensée de Bernard durant les années 1850 demeurait encore quelque peu équivoque ou indéterminée. Le flottement du vocabulaire bernardien d’alors en témoigne. Pour désigner l’élément de structure qui est au sang ou à la lymphe, c’est-à-dire ce qu’il appellera après 1857 le milieu intérieur, ce que l’organisme macroscopique est au milieu extérieur, tantôt Bernard parle de « molécule 568  », de « molécule vivante 569  », de « molécule organique 570  », de « molécule animée 571  », d’« élément vivant 572  », d’« organule 573  », etc. (soient des formulations qui rappellent le vocabulaire métaphysique des philosophes de la nature) ; tantôt il parle de « tissu 574  », de « tissu élémentaire 575  », de « tissu organique 576  », de « fibre des tissus 577  », etc., à la manière de Bichat. Cette labilité lexicale se retrouve parfois dans le même paragraphe, voire dans la même phrase : « C’est une sorte d’attraction élective, dit-il par exemple, qu’exerce une molécule vivante sur le milieu ambiant pour attirer à elle les éléments qui doivent la constituer. Cette propriété appartient à tous les tissus élémentaires, qu’ils soient cellule, fibre ou corpuscules nerveux ; quelque forme qu’ait la molécule, elle se nourrit en attirant à elle les principes qui lui conviennent. 578  ». Ou encore : « Considéré ainsi d’une manière générale, le sang constitue un véritable milieu organique intermédiaire entre le milieu extérieur dans lequel vit l’individu tout entier et les molécules vivantes qui ne sauraient être impunément mises en rapport direct avec ce milieu extérieur. Aussi le sang contient-il tous les éléments nécessaires à la vie, éléments qu’il vient puiser au dehors par le moyen de certains appareils organiques. Ensuite il agit comme véhicule de toutes les influences qui, venues du dehors, agissent surles fibres des tissus : oxygène, substances nutritives, conditions de température, etc. 579  ». Autrement dit Bernard continue de puiser dans deux registres lexicaux distincts, celui du tissu, de l’histologie traditionnelle, celui de la cellule, de la cytologie proprement dite, les formes expressives de la même entité biologique. Qui plus est, le jargon « cytologique » bernardien, pour ne s’en tenir qu’à lui, est vague et désuet au regard des nouvelles normes terminologiques qui prévalent désormais dans les travaux d’anatomie générale. Comme le note Grmek 580 , ce laxisme terminologique est symptomatique de l’ambivalence que continue d’éprouver à l’époque Bernard à l’égard de la théorie cellulaire : tiraillé qu’il est entre la nécessité d’assumer les implications de sa doctrine, en l’occurrence de se référer à une théorie dont la validité conditionne celle de son concept de milieu intérieur, et son sentiment, à la fois dû à un défaut de culture histologique véritable et à l’influence des micrographes français de l’école de Charles Robin, qu’il s’agit d’une théorie insuffisamment établie.

Les choses vont cependant changer au tournant des années 1860. La lecture de la Pathologie cellulaire (1858) de Virchow, qui produisit sur Claude Bernard une impression profonde 581 ; celle de l’article célèbre (et déjà cité) de Brücke sur les organismes élémentaires (1861) qu’il traduisit pour son propre compte ; plus généralement, la divulgation des résultats de travaux entrepris dans pratiquement tous les ordres de la recherche qui confirmaient le bien-fondé de la théorie cellulaire ; last but not least, ses propres investigations dans le domaine de la physiologie générale et de la pathologie, et notamment sa démonstration expérimentale de l’action élective des substances toxiques et médicamenteuses, dont la signification générale lui paraît aller indubitablement dans le sens d’une confirmation de la notion d’autonomie des éléments anatomiques : autant de nouvelles expériences intellectuelles qui, ajoutées les unes aux autres, ont fini par convaincre définitivement Claude Bernard de la solidité de la théorie cellulaire, du moins sous l’aspect de son premier principe (le principe de composition). C’est d’ailleurs dans une étude portant sur le mécanisme physiologique des poisons paru en 1864 qu’on trouve à la fois un des premiers et un des plus nets exposés relatifs à l’identité strictement cellulaire des éléments vivants dans le milieu intérieur :

‘« Notre corps entier ou notre organisme n’est, nous le répétons, qu’un agrégat d’éléments organiques, ou mieux d’organismes élémentaires innombrables, véritables infusoires qui vivent, meurent et se renouvellent chacun à sa manière. Cette comparaison exprime exactement ma pensée, car cette multitude inouïe d’organismes élémentaires associés qui composent notre organisme total existent, comme des infusoires, dans un milieu liquide qui doit être doué de chaleur et contenir de l’eau, de l’air et des matières nutritives. Les infusoires libres et disséminés à la surface de la terre trouvent ces conditions dans les eaux où ils vivent. Les infusoires organiques de notre corps, plus délicats, groupés en tissus et en organes, trouvent ces conditions, entourés de protecteurs spéciaux, dans notre fluide sanguin, qui est leur véritable liquide nourricier. C’est dans ce liquide, qui ne les imbibe pas, mais qui les baigne, que s’accomplissent tous les échangent matériels, solides, liquides ou gazeux, que leur vie exige ; ils y prennent leurs aliments et y rejettent leurs excréments, absolument comme des animaux aquatiques. 582  »’

La comparaison avec les infusoires, c’est-à-dire avec des êtres unicellulaires vivant dans le milieu extérieur, de ce que l’auteur appelle à présent, reprenant la terminologie de Brücke, les organismes élémentaires, ne laisse aucun doute quant à l’identité qu’entend désormais leur reconnaître Claude Bernard. Les cellules composant l’organisme macroscopique sont vis-à-vis du sang dans le même rapport organisme-milieu que les infusoires libres vis-à-vis de l’eau. Dorénavant, il n’est plus question de parler de tissu ou de fibre, même élémentaires – termes qui ne désignent plus que des groupements secondaires –, à propos des radicaux du milieu intérieur. Et il n’en sera d’ailleurs plus jamais question au cours des exposés ultérieurs sur la notion. Le temps semble donc bien fini des équivoques sur la nature du premier terme du couple organisme-milieu intérieur, depuis qu’il est devenu évident aux yeux de Bernard que la théorie cellulaire, forte de ses succès sur les principaux fronts de la recherche, a reçu son concours d’entrée scientifique, a quitté irrémédiablement l’ère métaphysique des premiers moments de sa gestation pour entrer dans l’âge positif – pour employer le vocabulaire d’Auguste Comte.

Quant à l’identification du second terme de ce couple, on notera aussi un certain progrès de la pensée bernardienne au cours des années 1860. Claude Bernard ira progressivement en précisant et en même temps en étendant le champ d’application du concept de milieu intérieur. Dans les années 1850, le physiologiste assimilait encore sommairement et plus ou moins exclusivement le milieu intérieur au sang rouge des animaux supérieurs. Par la suite il en viendra à nuancer cette affirmation : d’une part ce n’est pas le sang dans sa totalité mais seulement le plasma sanguin, c’est-à-dire « le sang moins les globules 1  », la « partie fluide du sang et non pas tout le sang 2 » ; d’autre part ce n’est pas seulement le plasma sanguin mais « l’ensemble des liquides interstitiels 3  », l’ensemble « des divers liquides qui sont mis en circulation dans l’organisme 4  » et qui se trouvent en contact immédiat avec les cellules des tissus – dont font partie par exemple la lymphe, le sang blanc des invertébrés, la sève des végétaux, etc. –, qui constituent proprement le milieu interne de l’être vivant. « Tous les liquides circulant, la liqueur du sang et les fluides intra-organiques constituent en réalité ce milieu intérieur 5  ». « Ce dernier milieu, qui est en rapport avec nos éléments organiques actifs [...] est formé par tous les liquides circulants (la liqueur du sang et tous les liquides intraorganiques et blastématiques) 6  ». « Le milieu liquide intérieur [est] formé par le liquide organique circulant qui entoure et baigne tous les éléments anatomiques des tissus ; c’est la lymphe ou le plasma, la partie liquide du sang qui, chez les animaux supérieurs, pénètre les tissus et constitue l’ensemble de tous les liquides interstitiels 583  ». Même les animaux dépourvus de système circulatoire intermédiaire (comme l’est par excellence le réseau capillaire des vertébrés) possèdent un milieu intérieur, quoique moins élaborés que celui des animaux supérieurs 584 . Et les végétaux en possèdent un non moins que les animaux 585 . Nous reviendrons dans la troisième partie de ce chapitre sur cette question. Qu’il nous suffise pour l’instant de noter cette extension progressive du champ d’application du concept, bien au-delà de son cadre de validité d’origine (la physiologie des vertébrés). De proche en proche, c’est pratiquement l’ensemble des êtres vivants, hormis les plus inférieurs d’entre eux, qui vont se voir reconnaître par Bernard la possession d’un milieu intérieur.

Notes
568.

Cf. par ex. Leçon d’ouverture de physiologie générale, Faculté des Sciences de Paris, Moniteur des Hôpitaux, Paris, 1854, pp. 409-12, 449-51 (on trouvera les citations contenant ces occurrences et les suivantes in M. D. Grmek : « Evolution des conceptions de Claude Bernard… », op. cit., pp. 121-26).

569.

C. Bernard, Leçon d’ouverture…, op. cit., pp. 410, 449-50 ; C. Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques…, op. cit., t. 1, leçon 3, p. 42.

570.

Cf. C. Bernard, Leçon d’ouverture…, op. cit., pp. 449-50 ; C. Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques…, op. cit., p. 42.

571.

C. Bernard, Leçons d’ouverture…, op. cit., p. 450.

572.

Ibid.

573.

C. Bernard, Cahiers de notes 1850-60, Paris, Gallimard, 1965, pp. 105, 192 ; Manuscrits Claude Bernard, op. cit., 24 c, f. 56 ;20 d, f. 14.

574.

Manuscrits Claude Bernard, op. cit., 24 c, f. 61 ; C. Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques, op. cit., pp. 9, 43 ; Cahiers de notes 1850-60, op. cit., pp. 104, 152-53, 192.

575.

C. Bernard, Leçons d’ouverture…, op. cit., pp. 449.

576.

Manuscrits Claude Bernard, op. cit.,24 c, f. 61.

577.

C. Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques…, op. cit., p. 42.

578.

C. Bernard, Leçon d’ouverture…, op. cit., pp. 449-50, cité in M. D. Grmek : « Evolution des conceptions de Claude Bernard… », op. cit., p. 120.

579.

C. Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques…, op. cit., leçon 3, p. 42.

580.

M. Grmek : « Evolution des conceptions de Claude Bernard…. », op. cit., p. 121.

581.

Cf. sur ce point M. D. Grmek : « Opinion de Claude Bernard sur Virchow et la pathologie cellulaire », Castalia, 21, n°1, janv.-juin 1965, pp. 20-28.

582.

C. Bernard : « Etudes physiologiques sur quelques poisons américains. I. Le curare » (1864), in C. Bernard, La science expérimentale, Paris, 1878, pp. 275-76.

1.

C. Bernard, Leçons de physiologie opératoire, op. cit., 14e leçon, p. 318 ; « Préambule sur mes opinions scientifiques » (1865), in Archives Claude Bernard, op. cit., Ms. 17 a, p. 1-3, cité par M. Grmek : « Evolution des conceptions de Claude Bernard sur le milieu intérieur », op. cit., p. 136.

2.

C. Bernard, Leçons sur la chaleur animale, Paris, Baillière, 1876 (Cours au Collège de France, 1871-72), 1re leçon, p. 7 ; Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, op. cit., t. 2, 1re leçon, p. 5.

3.

C. Bernard, Leçons sur la chaleur animale, op. cit., p. 7.

4.

C. Bernard, Rapport sur les progrès et la marche de la physiologie générale…, op. cit., p. 43.

5.

C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, op. cit., part. II, chap. 1, III, p. 105.

6.

C. Bernard, « Du progrès dans les sciences physiologiques », Revue des deux Mondes, Paris, 1er août 1865, vol. 58, p. 644.

583.

C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie…, op. cit., t. 1, p. 113.

584.

Cf. C. Bernard, Leçons de physiologie opératoire, op. cit., p. 318-19.

585.

Cf. sur ce point par exemple C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie…, op. cit., t. 1, 2e leçon, II, pp. 103-112, consacrées aux formes de vie oscillante des organismes, parmi lesquels Bernard comprend explicitement tous les végétaux, pourvus d’un milieu intérieur mais encore fort dépendants du milieu extérieur.