Le paradoxe du milieu « produit », ou la production par les parties de leurs conditions de vie

Reste enfin à examiner le sort de la deuxième idée caractéristique du concept milieu intérieur dans sa différence avec le concept usuel de milieu extérieur dans l’œuvre ultérieure de Claude Bernard : l’idée du milieu intérieur comme produit de l’organisme. Sur ce point le physiologiste fera preuve d’une remarquable constance dans sa pensée. Il est vrai que, à la différence de ce qu’il éprouve alors envers une théorie encore aussi insuffisamment établie à ses yeux que l’est la théorie cellulaire, sa confiance dans la validité de la théorie des sécrétions internes, dont il ne doit la démonstration qu’à lui-même, est acquise dès le milieu des années 1850. Bernard clôt ses recherches sur la physiologie du foie en 1857, après douze ans de labeur expérimental quasi-continu. On a vu que dès cette époque (1857), il n’avait pas hésité à généraliser à toutes les glandes sans canal excréteur ce qu’il avait prouvé à l’endroit de l’organe hépatique, et à en tirer immédiatement le corollaire selon lequel le sang est un composé des produits de diverses sécrétions internes. Or, loin d’abandonner par la suite ce qu’il eût pu considérer comme le fruit d’une extrapolation abusive, Claude Bernard ne se départira jamais de cette dernière idée. L’affirmation sera même répétée pratiquement dans les mêmes termes jusque dans ses derniers cours et écrits. Qu’on en juge par ces passages tirés de quelques-uns de ses ouvrages, et que l’on citera par ordre chronologique d’apparition : « Les glandes hémopoétiques au nombre desquelles il faut ranger la rate, le thymus, les capsules surrénales, et d’autres organes riches en vaisseaux et qui ne possèdent aucun canal excréteur [...] paraissent secréter le sang lui-même, si je puis me servir de cette expression, ou sont destinées en d’autres termes à enrichir le fluide circulatoire de produits élaborés à l’intérieur de leur tissu. 586  » – « On agira sur le milieu organique soit en introduisant directement des substances actives dans ce milieu organique, soit en modifiant les sécrétions qui forment ce liquide qui n’est lui-même qu’un milieu secrété. 587  » – « Les milieux intérieurs sont des produits de l’organisme ; toutes les parties constitutives du sang, azotées ou non, albumine, fibrine, sucre, graisse, etc., sont dans ce cas, sauf les globules du sang, qui sont des éléments organiques. 588  » – « Chez tous les êtres vivants, le milieu intérieur [...] est un véritable produit de l’organisme. 589  » – « Le milieu cosmique général est commun aux corps vivants et aux corps bruts ; mais le milieu intérieur créé par l’organisme est spécial à chaque être vivant. Or, c’est là le vrai milieu physiologique. 590  » – « Je pense que le sang, ou autrement dit le milieu intérieur organique, doit être regardé comme un produit de sécrétion des glandes vasculaires internes. 591  » – « Il faut considérer le sang comme un véritable milieu organique intérieur secrété, c’est-à-dire crée par l’organisme lui-même. 592  » – « Le sang [...] est en réalité une sécrétion de l’organisme à laquelle l’alimentation n’a fourni que la matière première mise en œuvre par l’activité de la cellule vivante. 593  », etc. – On le voit : la rupture est définitivement consommée avec la notion du sang comme source de sécrétion. De sa théorie des sécrétions internes, Claude Bernard n’a pas hésité à induire l’idée, sur laquelle il n’est jamais revenu, d’un rapport de causalité entre le sang et les sécrétions exactement contraire au postulat traditionnel, ouvrant ainsi la voie dans laquelle s’engageront avec succès à l’avenir les recherches sur l’hématogenèse 594 .

Si l’on peut affirmer, ainsi que nous l’y autorisent les premiers textes du physiologiste sur les sécrétions internes, que Claude Bernard n’a pas attendu d’être conforté dans son sentiment favorable à la théorie cellulaire pour avancer l’idée que le sang est un produit de sécrétions, on ne saurait cependant en dire de même s’agissant d’une assertion qui va plus loin que cette première proposition, qui en est comme l’approfondissement analytique radical, et dont la portée nous semble, relativement au problème du rapport du tout et de la partie dans l’organisme, décisive. Savoir que le sang résulte de l’activité des cellules elles-mêmes. Autrement dit le milieu intérieur est le produit des organismes dont il est le milieu. Il est à tout le moins raisonnable de penser que l’évolution intellectuelle de Bernard dans le sens d’une adhésion de plus en plus résolue à la théorie cellulaire a poussé le physiologiste à tirer les conséquences qui découlaient logiquement de son adoption du point de vue de sa théorie de l’hématocèle, à expliciter une idée qui apparaît, à mesure de cette reconnaissance croissante, comme toujours davantage impliquée dans la théorie elle-même. Autant que nous sachions, c’est à l’année 1864 seulement que remonte la première formulation publique de cette proposition radicale selon laquelle la création du milieu intérieur dans lequel vivent les éléments anatomiques doit être imputée en fin de compte à l’activité des éléments anatomiques eux-mêmes. Dans une leçon professée à la Sorbonne le 19 mars 1864, Bernard s’exprime ainsi : « Il y a dans le corps certains éléments qui créent le milieu dans lesquels les autres doivent vivre [...]. Ainsi, les cellules glycogéniques n’ont pas d’autre rôle que de faire du sucre, matière qui entre dans la composition du sang. Parmi les éléments organiques, il en est qui agissent seulement par leurs produits, et d’autres directement par leurs propriétés intimes. Ainsi, tous les éléments glandulaires ont pour fonction de préparer des produits organiques qui doivent servir à d’autres éléments anatomiques 595  ». Même si l’accent est mis ici sur la différence existant entre cellules glandulaires et cellules des autres tissus du point de vue des rapports qu’elles entretiennent vis-à-vis du milieu intérieur, plutôt que sur la portée révolutionnaire de cette fonction « productrice » du sang relativement à la conception entre organisme et milieu, l’idée est bien présente d’une activité hématopoïétique non pas seulement organique ou tissulaire, mais proprement cellulaire. Cette idée, qui n’est somme toute qu’une simple conséquence de l’application de la théorie cellulaire à la théorie bernardienne de l’hématogenèse, sera reprise et développée dans les cours et écrits ultérieurs du physiologiste 596 , jusque dans ses derniers ouvrages. Dans une de ses ultimes considérations sur le milieu intérieur, Claude Bernard fait cette « observation relativement à la manière dont se constitue ce milieu favorable à la vie des éléments », laquelle met parfaitement en lumière la signification générale (ou philosophique) attachée désormais à cette régression de l’analyse des phénomènes hématopoïétiques au niveau des propriétés élémentaires des cellules :

‘« L’être lui-même intervient dans cette constitution [du milieu intérieur], et le milieu est en quelque sorte l’œuvre à laquelle contribuent les éléments eux-mêmes. L’organisme, en effet, n’est pas exclusivement constitué par les éléments anatomiques. Il y a, à côté des parties organisées et vivantes, des parties organiques sans vitalité et qui sont simplement les produits de l’activité des cellules vivantes. Les productions sont les principes immédiats, végétaux ou animaux. Un grand nombre de ces principes sont destinés à être rejetés de l’organisme, comme un déchet inutile ou désormais nuisible ; mais d’autres, en plus grand nombre, sont destinés à être utilisés, et constituent en attendant une réserve ou un approvisionnement pour les besoins du fonctionnement vital. Témoins et conséquences de l’activité cellulaire, ces substances jouent un rôle essentiel dans le milieu intérieur ; c’est par leur formation que l’élément vivant intervient lui-même dans la constitution de son milieu. L’activité cellulaire s’exerce sur les matériaux que lui fournit le monde ambiant, matériaux ou conditions que nous avons énumérés : eau, chaleur, oxygène, substances azotées, ternaires et salines. Avec ces matières premières, les éléments vivants fabriquent des principes immédiats, chacun selon sa nature. 597  »’

Les organismes élémentaires que sont les cellules sont les artisans de leur milieu en même temps qu’ils en dépendent ; ils produisent leurs propres conditions de vie… Autrement dit en termes abstraits : il n’y a pas identité de la cause et de la condition, de l’effet et du conditionné ; les positions respectives occupées par l’élément anatomique et le milieu intérieur auxquels réfèrent ici les termes du rapport organisme-milieu sont inversées, selon qu’on conçoit la relation comme un rapport de causalité ou bien comme un rapport de conditionnalité. En forgeant, par composition de sa propre théorie des sécrétions internes avec la théorie cellulaire, la notion de milieu intérieur, Claude Bernard a ainsi permis de penser la relation de l’organisme à son milieu selon un mode dialectique original. Plus n’est besoin de faire appel, comme le faisait naguère Auguste Comte, à quelque schème mécaniste comme la loi newtonienne de l’égalité de l’action et de la réaction pour justifier l’idée d’une action modificatrice du vivant sur le milieu.

Dans un article sur « Claude Bernard et le milieu intérieur », Frédéric Holmes fait cette remarque intéressante, savoir que « les quatre « conditions » du milieu intérieur que mentionnait souvent Bernard – air, eau, température et nutriments – n’étaient pas chez lui inférées d’une analyse des propriétés du sang empiriquement établies, mais constituaient la reprise des catégories traditionnellement employées pour décrire les conditions externes les plus essentielles de l’être vivant. Bernard définissait tout simplement [merely] dans les mêmes termes les conditions entourant les éléments des tissus vivants dans leur propre milieu liquide 598  ». Et l’auteur de renvoyer pour donner des exemples aux passages des traités de physiologie de Tiedemann et de Bérard 599 consacrés à l’étude des milieux externes (à cet égard, il aurait pu aussi bien citer, et même sans doute à plus juste titre, Blainville et Comte). Mais une question se pose alors : si le milieu intérieur, du point de vue de sa composition chimique tout au moins, n’est pas fondamentalement différent du milieu extérieur, s’il constitue en d’autres termes un milieu qualitativement plus ou moins (selon la variable physique ou l’espèce chimique considérée) similaire au milieu extérieur, quel avantage les cellules composant les organismes pourvus d’un tel milieu trouvent-elles à y vivre plutôt qu’à vivre à l’état isolé dans le monde extérieur ambiant, à l’instar des infusoires évoqués tantôt par Claude Bernard ? C’est à ce point de l’investigation qu’il nous faut introduire un thème qui va prendre de plus en plus de place dans la pensée bernardienne à mesure que se multiplient les incessants retours réflexifs sur la notion de milieu intérieur : celui de la fixité (ou constance) de ce milieu et des mécanismes dits de régulation qui la maintiennent ou la rétablissent. Si le milieu intérieur ne diffère pas nécessairement du milieu extérieur sur le plan de sa composition chimique ou de ses qualités physiques (température, pression, état liquide, etc.), il en diffère en revanche radicalement du point de vue de la stabilité de ces mêmes conditions physico-chimiques ; il assure aux éléments anatomiques qu’il baigne une protection contre les troubles affectant le monde extérieur, une sécurité sur le plan de ses conditions physico-chimiques de vie que le milieu cosmique est incapable de garantir, en proie qu’il est à d’incessantes variations de tous ordres. La prochaine partie de ce chapitre sera consacrée à l’histoire de cette notion de régulation, terme par lequel on en est venu à nommer, après Bernard plutôt qu’à la suite de Bernard, ces fonctions de stabilisation des conditions de la vie cellulaire et des appareils organiques spécifiques qui en sont le siège.

Notes
586.

C. Bernard, Leçons de pathologie expérimentale, Paris, Baillière, 1872 (Cours au Collège de France,1859-60), 10e leçon, p. 100.

587.

C. Bernard : « Plan de l’Introduction » (1863), in Manuscrits Claude Bernard, op. cit., 3, f. 38-46, cité par M. D. Grmek : « Evolution des conceptions de Bernard… », op. cit., p. 135 (souligné par l’auteur).

588.

C. Bernard, Leçons sur les propriétés des tissus vivants, Paris Baillière, 1866 (Cours à la Sorbonne, 1864-1865), 2e leçon, p. 58.

589.

C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, op. cit., p. 105 (souligné par l’auteur).

590.

Ibid., part. II, chap. 1, VII, pp. 118-19.

591.

C. Bernard, Rapport sur les progrès…, op. cit., p. 79.

592.

Ibid., p. 84.

593.

C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie…, op. cit., t. 2, Leçon d’ouverture, p. 20.

594.

Sur l’intérêt heuristique de l’hypothèse bernardienne pour les recherches futures sur l’hématopoïèse, cf. l’ouvrage classique de L. J. Henderson, Blood : A Study in General Physiology, New Haven, Yale University Press, 1928, chap. 2 et Conclusion.

595.

C. Bernard, Leçons sur les propriétés des tissus vivants, op. cit., 2e leçon, pp. 58-59 (souligné par nous).

596.

Par exemple dans le Rapport (op. cit.), où Bernard écrit, incidemment à des considérations générales sur les différents mécanismes de sécrétions : « La cellule sécrétoire [...] crée et élabore en elle-même le produit de sécrétion, qu’elle verse soit au dehors sur les surfaces muqueuses, soit directement dans la masse du sang. J’ai appelé sécrétions externes celles qui s’écoulent au dehors, et sécrétions internes celles qui sont versées dans le milieu organique intérieur. » (p. 73, souligné par l’auteur)

597.

C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie, op. cit., t. 2, p. 19 (souligné par nous).

598.

F. Holmes : « Claude Bernard and the milieu intérieur », Archives internationales d’Histoire des Sciences, Paris, 16e année, 1963, p. 370.

599.

F. Tiedemann, Traité complet de physiologie de l’homme (1830), trad. Jourdan, Paris, Baillière, 1831, 2 vol. t. 1, pp. 420, 732-33, 741 ; P. H. Bérard, Cours de physiologie, Paris, Baillière, 1848-51, 4 vol. t. 1, pp. 21-23.