1. Une terminologie à la signification primitive fondamentalement mécaniste

Un mot d’usage tardif

A l’époque – soit les dernières années de sa carrière scientifique – où Bernard emploie le mot, le terme de régulation, d’introduction récente – ses premières apparitions dans des écrits de langue française remontent tout au plus aux années 1830 1 –, est si peu usité qu’il a dû passer pour nombre de ses lecteurs d’alors pour un néologisme. Tel n’est pas le cas assurément de son homographe anglais regulation : mot tout à fait familier, sémantiquement surdéterminé, et dont l’emploi remonte au moins au 17e siècle. C’est que le terme anglais de regulation s’est vu progressivement supporter toutes les nuances et acceptions, actives et passives, propres et figurées, savantes et vulgaires, que le français se chargeait dans le même temps d’exprimer au moyen de différents termes ad hoc de la même famille, tels que règlement, réglementation, réglage et, bien sûr et enfin, régulation 2 . Autant de vocables dont les significations ne se recoupent que partiellement – quand même il est vrai, on en conviendra aisément, qu’elles ne sont pas parfaitement distinctes l’une de l’autre – et qui se traduisent tous cependant par l’anglais regulation. La consultation de l’Oxford English Dictionary est instructive à cet égard, qui montre le lien de causalité entre l’éventail de significations attachées progressivement à ce terme et la précocité de ces usages, comparativement au mot français de même orthographe 3 . Les multiples citations données par le dictionnaire à l’article « Regulation » attestent clairement que regulation au sens actif de réglage ou régulation (« The act of regulating, or the state of being regulated ») est présent dans l’idiome dès la deuxième moitié du 17e siècle ; que regulation au sens de règle de direction ou de règlement administratif d’institutions politiques, économiques ou domestiques (« A rule prescribed for the management of some matter, or for the regulating of conduct ; a governing precept or direction ; a standing rule ») est présent dès le début du 18e siècle 600 . Les sens techniques et savants qui viendront s’y greffer par la suite n’apparaissent qu’au début du 19e siècle, conséquemment, quoique de façon plus ou moins directe ou différée, à l’émergence de nouvelles technologies (comme celle de la machine à vapeur), au développement et au perfectionnement de certains arts (comme l’horlogerie ou la navigation artificielle), et au progrès réalisé par les sciences physico-chimiques et les sciences de la vie dans la connaissance de certains mécanismes fonctionnels, aux propriétés remarquables, de leurs objets d’étude. C’est d’ailleurs à peu près à la même époque, et uniquement dans le but d’exprimer semblables acceptions techniques ou savantes, qu’on voit apparaître, sous la plume d’auteurs de langue française, les premières occurrences du terme de régulation. Terme donc purement didactique à l’origine. Le Dictionnaire Littré dans son édition de 1877, dictionnaire de français le plus riche en citations de l’époque, qui au demeurant n’accorde pas de sens physiologique au vocable alors qu’il aurait pu à la rigueur le faire figurer en tant que terme de physiologie, étant donné que Claude Bernard l’utilise au moins une fois dans ses Leçons sur la chaleur animale (publiées en 1876) comme on l’a rappelé précédemment 601 , rapporte ainsi trois citations à l’article « régulation », toutes postérieures à 1850 et empruntées à des hommes de science 602 . La première est tirée du Rapport sur les machines et outils employés dans les manufactures paru en 1857 du géomètre et mécanicien Jean-Victor Poncelet, et concerne le fonctionnement de certains moulins à vents équipés d’un dispositif maintenant automatiquement la rotation de leur roue à une vitesse constante ; les deux suivantes proviennent d’un Mémoire sur les étoiles variables et les étoiles nouvelles de l’astronome Hervé Faye et d’une Note sur les machines à vapeur de l’ingénieur du génie maritime Henri Dupuy de Lôme, publiés respectivement dans les Comptes-rendus de l’Académie des Sciences en 1866 et 1867 ; elles font référence d’une part au cycle continu des phénomènes physico-chimiques grâce auquel se trouve incessamment maintenu la stabilité thermique du soleil, au mécanisme réglant le débit de vapeur entrant dans les cylindres des machines à vapeur d’autre part 603 . Mis à part ces domaines, au demeurant assez variés dans leur genre, technique, technologique et scientifique d’application, le Littré ne signale point d’autres emplois ; autrement dit nulle mention n’est faite d’une utilisation plus souple ou plus littéraire du terme. On accordera volontiers qu’un dictionnaire, si complet soit-il dans ses recensions d’usages, ne peut être exhaustif, et qu’il retarde toujours quelque peu sur l’état des connaissances et des pratiques discursives réelles. Il s’agit donc à la rigueur d’un indice, non d’une preuve (mais aussi bien dans ces matières il n’est pas de preuves au sens strict). A cet indice l'on peut cependant en ajouter quelques autres, dont celui-ci, qui nous paraît particulièrement significatif : c’est un fait souvent relevé par les historiens du positivisme qu’Auguste Comte, dans son Système de politique positive, dont les quatre tomes paraissent de 1851 à 1854, plus encore que dans son Cours de Philosophie positive achevé, fait un usage tout à fait immodéré des termes « régulateur », « régler », « régulariser », « régularisation » 604 . Or, à notre connaissance, pas une seule fois dans les quelque deux mille pages du Système, non plus d’ailleurs que dans celle du Cours, Comte n’emploie le terme, qui nous semble rétrospectivement le plus approprié, de régulation pour exprimer la fonction dont le régulateur (que constitue directement le milieu extérieur vis-à-vis de l’organisme, et indirectement, via le pouvoir spirituel qui en instruit la connaissance, vis-à-vis de la société) est l’agent. Cette fonction remplie par le milieu, Comte l’appelle « régularisation » ou « systématisation » 605  ; jamais « régulation ». Signe à l’évidence que dans les années 1850 le terme était encore trop didactique, ressortissait trop à un langage technique ou savant pour être envisagé comme susceptible d’être employé sans contresens dans un traité de sociologie, même qualifiée par son auteur de positive !

Si à l’époque où Bernard s’avise incidemment d’employer le mot dans ses écrits, « régulation » passe encore dans les pays de langue française, tout du moins pour ceux qui le connaissent, pour un terme d’ingénieur ou de physicien exclusivement, il n’en va pas du tout de même pour le vocable cousin de régulateur. Claude Bernard lui-même l’emploie d’ailleurs à plusieurs reprises, tantôt comme nom, tantôt comme adjectif, dans différents ouvrages depuis quelque temps déjà, et même abondamment dans certaines de ses Leçons sur la chaleur animale 606 (sur lesquelles nous reviendrons). Quand parut le texte (1878) de Bernard que nous avons cité au début de ce chapitre où figure le terme de régulation, il y avait déjà plus de dix ans que « régulateur » avait surgi pour la première fois, sous la plume du physiologiste. C’était en 1867, dans un rapport fait à l’Académie des Sciences sur les récents travaux d’un de ses anciens élèves, Elie de Cyon (1842-1912), auquel venait d’être décerné le prix de physiologie expérimentale pour ses découvertes consécutives (1866) des nerfs accélérateurs moteurs d’origine sympathique de la contraction cardiaque (avec le physiologiste allemand Karl Ludwig) et du nerf dépresseur sensible issu du cœur. Ces découvertes, ajoutées à celle faite par les frères Ernst et Wilhem Weber (1846) du nerf modérateur moteur (issu du pneumogastrique), achevaient la première description d’un système de régulation « à boucle » en physiologie, dont Claude Bernard su immédiatement dégager toute la portée. Concernant la fonction du nerf dépresseur du cœur, Bernard parle d’un « mécanisme merveilleux, et alors sans exemple en physiologie, d’un autorégulateur nerveux, qui peut déterminer le travail du cœur et la force des résistances qu’il doit vaincre, jouant, pour ainsi dire, le rôle d’une soupape de sûreté » 607 . L’expression « régulateur » semble avoir aussitôt plu au physiologiste, qui la reprend plusieurs fois dans son Rapport sur les progrès et la marche de la physiologie paru la même année, en en faisant une application bien plus extensive. Le mot ne sert déjà plus à qualifier seulement le nerf dépresseur du cœur, mais tout nerf exerçant quelque action vasomotrice, voire le système nerveux sympathique en son entier, dont c’est là effectivement une des fonctions principales : « Lorsqu’on augmente ou que l’on diminue, écrit ainsi Claude Bernard, par une excitation nerveuse , la quantité de l’acide carbonique dans le sang veineux d’une glande ou d’un muscle, il est très évident que [...] le nerf est là un simple régulateur des phénomènes ; il agit sur les vaisseaux de l’organe, les resserre ou les dilate, active ou ralentit le cours du sang, restreint ou prolonge la durée des contacts entre le sang et les éléments histologiques du tissu, et augmente ou diminue par cela l’énergie des échanges et des mutations physico-chimiques. [...] En nous apprenant à manier ces organes nerveux qui servent de régulateurs aux fonctions, elle [i.e. la physiologie générale] nous donnera des moyens d’action sur les manifestations vitales les plus élevées des êtres vivants 608  ». – « Bien que le cœur soit l’organe moteur unique de la circulation générale, le système nerveux sympathique, en agissant sur la contractilité des petites artères, devient le régulateur de la circulation capillaire 609  ».

 Etant donné d’une part que l’oxygène, depuis qu’il en a dressé les premières listes, est rangée par Bernard parmi les espèces chimiques dont la présence est indispensable à la vie des organismes élémentaires que sont les cellules et qui en composent donc nécessairement le milieu, d’autre part que le milieu dans lequel vivent les éléments anatomiques composant l’organisme complexe n’est pas pour le physiologiste le milieu extérieur ambiant mais un milieu dit intérieur créé et entretenu par l’organisme lui-même, la question se pose de savoir comment on en est venu à nommer avec Bernard du terme de régulateur l’organe chargé du maintien d’une des conditions physico-chimiques fondamentales (en l’occurrence une condition physique : la température) de ce milieu intérieur. C’est cette curieuse destinée que nous voudrions à présent retracer, en procédant à l’historique de la terminologie et du concept de régulateur au 18e et 19e siècles 610 .

Notes
1.

Le Grand Robert de la langue française (Paris, éd. Le Robert, 1985, 9 vol., t. 8, p. 177-78) et le Dictionnaire Robert historique de la langue française (op. cit., t. 3, p. 3153) signalent à l’article « Régulation » des occurrences du terme en français moderne (le mot régulation existait en effet au 15e siècle, dérivé de l’ancien français reguler, mais a disparu, de même que ce dernier, au cours du siècle suivant) datant respectivement des années 1836 et 1832, sans cependant citer leurs sources. – Pour des citations attestant l’usage de reguler et regulation au 14e et 15e siècles et leurs référence précises, cf. « Régulation », « Réguler », in Trésor de la langue française, Paris, Gallimard, 1990, 16 vol., t. 14, pp. 684-85 ; « Reguler », in Dictionnaire historique de l’ancien langage françois (Lacurne de Sainte-Palaye), Paris, Champion, 1875-82, 10 vol., t. 9, p. 118.

2.

Notons à cet égard que l’allemand se trouve dans une position en quelque sorte intermédiaire entre l’anglais et le français, puisque les différentes acceptions qu’embrasse l’anglais regulation se retrouvent plus ou moins dans la sémantique des termes Regulierung, Regelung et Reglementierung.

3.

« Regulation », The Oxford English Dictionary, Oxford, Clarendon Press, 1955-68, 10 vol., t. 8, p. 380.

600.

Pour exemplifier ces usages, on reproduira ces deux citations, datées respectivement de 1676 et 1715, parmi celles relevées par le Dictionnaire d’Oxford (op. cit.): « The whole duty of man [...] as concerns the regulation of our manners. » (G. Towerson, An explication of the Decalogue, London, Martyn, p. 501) – « And then several regulations were made, chiefly the famed ones at Clarendon. » (G. Burnet, The History of my Own Time and its Genesis, Edinburgh, Downing, t. 1, p. 462)

601.

Cf. n. 2, p. 328.

602.

« Régulation », in Dictionnaire Littré de la langue française, éd. Encyclopaedia Britannica, Versailles, 1987, 6 vol.., t. 5, p. 5364.

603.

Les citations de Faye et de Dupuy de Lôme rapportées par le Littré dont nous avons pu vérifier l’exactitude sont respectivement les suivantes : « Il est facile de voir que l’appel des masses intérieures [du soleil] vers la surface n’est déterminé que par la chute des particules incandescentes engendrées dans ce grand laboratoire superficiel de la photosphère. Cet appel est donc sous la dépendance de la radiation elle-même. Le refroidissement superficiel est modéré lui-même par les condensations chimiques auxquelles cet appel donne lieu et par la chaleur qui s’en dégage. Il y a là des éléments de régulation qu’il est impossible de méconnaître et dont le jeu sera d’autant plus efficace que la communication sera plus libre entre l’intérieur de la masse entière et la superficie. » (H. Faye : « Sur les étoiles variables et les étoiles nouvelles », Comptes-rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences, t. 63, juill.-déc. 1866, p. 232) – « Avec cette régulation [de la durée de l’introduction de vapeur dans les cylindres par la fixation du degré d’ouverture de la valve au niveau calculé], avec la tension de la vapeur précitée, avec la position décrite pour les trois manivelles de l’arbre de couche, avec des pompes à air bien disposées, [...] on obtient des pressions moyennes effectives qui sont de l’ordre de 88 cm de mercure sur le piston du cylindre central, et de 82 cm pour chacun des cylindres extrêmes, etc. » (H. Dupuy de Lôme : « Notes sur les machines à vapeur… », Compte-rendus…, op. cit., t. 65, juill.-déc. 1867, p. 95)

604.

Cf. notamment A. Comte, Système de politique positive, op. cit., t. 2, chap. 1, pp. 13-14, 17, 25-28, 55, 68-69 ; chap. 5, pp. 271, 277-78, 301-03, 306, 310, 312, 327, 320-21, 337, etc.

605.

Cf. par ex. A. Comte, Système…, op. cit., t. 2, pp. 3, 77, 79, 271, 277, 288, 302.

606.

Cf. notamment C. Bernard, Leçons sur la chaleur animale, op. cit., 7e, 10e, 12e et 15e leçons.

607.

Cité par Pierre Vendryès : « Déterminisme et autonomie chez Claude Bernard », in Philosophie et méthodologies scientifiques de Claude Bernard (coll.), op. cit., p. 39. – A noter que l’adjectif régulateur est employé à propos des mêmes nerfs par E. de Cyon dans la conclusion d’une des études visées par Bernard dans son rapport : « Mes expériences ont démontré que l’oxygène excite surtout les ganglions moteurs du cœur, tandis que l’acide carbonique agit de la même manière sur les ganglions régulateurs. » (« De l’influence de l’acide carbonique et de l’oxygène sur le cœur », in Comptes-rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, t. 64, 1867, p. 1052)

608.

C. Bernard, Rapport..., op. cit., pp. 90-91 (souligné par nous).

609.

Ibid., p. 65 (souligné par l’auteur).

610.

Notons dès à présent que pour composer l’historique qui va suivre, nous nous sommes largement appuyés sur la documentation et les idées contenues dans trois articles fondamentaux sur l’histoire du concept de régulation : E. F. Adolph : « Early Concepts of Physiological Regulations », Physiological Reviews, Stanford University, vol. 41, n°4, oct. 1961, pp. 737-70 ; K. Rothschuh : « Historische Wurzeln der Vorstellung einer selbsttätigen informationsgesteuerten biologischen Regelung », Nova Acta Leopoldina, Leipzig, n° 206, 37/1, sept. 1972, pp. 91-106 ; G. Canguilhem : « La formation du concept de régulation biologique au 18e et 19e siècles » (1974), in Idéologies et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, op. cit., pp. 81-99. Cf. aussi l’art. récent de G. Gohau : « Naissance et extension du concept de régulation en biologie », in La régulation des fonctions (coll.), Paris, Hachette, 1992, pp. 98-106.