Le « régulateur » : un principe de conservation

Le mot de régulateur, dont l’usage en français moderne 611 comme substantif remonte au début du 18e siècle 2 (le terme pris comme adjectif est plus récent), est à l’origine un terme d’horlogerie. On nomme ainsi le ressort spiral, inventé par Huyghens en 1675, que les horlogers fixent sur l’axe du balancier des montres par son extrémité interne, sur la platine par son extrémité externe, afin d’assurer l’isochronisme des oscillations du balancier. Régulateur est attesté en ce sens très restrictif dans le Dictionnaire universel de mathématique et de physique (1753) 3 d’Alexandre Savérien. Par extension, le mot en vient rapidement à être employé pour désigner l’ensemble du mécanisme ou dispositif qui règle le mouvement des aiguilles d’une montre ou d’une pendule : soient le ressort spiral et le balancier pour les montres, la lentille et la verge pour les pendules. C’est en ce sens plus large mais toujours afférent au même domaine d’activité technique que l’entendent l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1765) et le Dictionnaire des Sciences, des Arts et des Métiers (1781) 4 . Qu’on désigne par ce mot tout ou partie seulement du dispositif en question, celui-ci n’en reste pas moins regardé, à s’en tenir aux définitions des dictionnaires du 18e siècle, comme un terme d’horlogerie exclusivement 5 .

Si « régulateur » est resté jusque tard dans le 18e siècle un terme ressortissant au seul lexique de l’horlogerie, il n’en va pas de même pour le vocable anglais chargé d’exprimer la même acception, savoir le terme de regulator, dont l’apparition précède quelque peu celle de régulateur en français moderne. « Regulator » au sens de ressort spiral est présent au moins depuis le début du 18e siècle, comme en atteste la définition du Lexicum technicum de John Harris (« A small spring belonging to the Ballance in the new Pocket-Watches ») paru en 1704 1 . Mais est il également utilisé à la même époque pour désigner l’appareil réglant le fonctionnement des « machines à feu » qui font leur apparition dans l’industrie des mines. C’est en ce sens que l’emploie l’ingénieur Thomas Savery (1650-1715) dans son ouvrage The Miner’s Friend (1702) 2 , qui construisit en 1698 l’un des premiers prototypes de machine à vapeur, la fameuse « pompe à feu » destinée à drainer l’eau des mines, dont James Watt (1736-1819) perfectionnera plus tard le mécanisme par l’invention (1763) de ce qu’il appelle encore governor mais qui prendra rapidement le nom de regulator, de régulateur à boules ou à force centrifuge 3 – machines qui trouveront bientôt, dans l’architecture hydraulique et dans les divers débouchés industriels de la technologie des moulins à vapeur (industrie textile, métallurgie, locomotion fluviale, etc.) d’autres champs d’application pratique. A partir de la deuxième moitié du 18e siècle, le mot fait aussi son entrée dans le domaine de l’agriculture mécanisée, où il va servir à nommer la pièce réglant le débit de sortie du grain dans les semoirs 4 .

Mais le vocable n’est pas seulement, en ce début du 18e siècle, un terme technique et didactique. Le Dictionnaire d’Oxford rapporte des citations qui montrent que, dès la fin du 17e siècle, le terme de regulator recouvre bien d’autres acceptions spécifiques. A l’instar du mot regulation, il est souvent utilisé en droit et en politique, de façon plus ou moins figurée, pour désigner certaines personnes et/ou instances chargées de fonctions juridictionnelle, de direction, ou de contrôle 5 . Le mot est employé aussi par des théologiens et des philosophes pour qualifier le statut ou le rôle attribués à la divinité dans ses rapports avec le monde. Ainsi le théologien Ralph Cudworth, qui fait dire à l’un de ses personnages de son Système intellectuel de l’univers (1678) : « He did not only assert God to be the Cause of Motion, but also the Governor, Regulator, and Methodizer of the same 1  ». Dieu n’est pas seulement le Créateur originel de toute chose. Il dirige et intervient à l’occasion activement dans le cours du monde pour y remettre bon ordre.

La citation précédente doit retenir notre attention. D’un point de vue philosophique, cette assimilation du concept de régulation à une fonction de correction impliquée dans l’assertion de Cudworth ne pouvait pas en effet ne pas voir sa validité progressivement entamée et même finir par être totalement rejetée, à mesure que la thèse du providentialisme divin perd du terrain dans la querelle qui oppose ses partisans à ses détracteurs, aux cartésiens et aux leibniziens notamment. Dans ce 18e siècle où triomphent les principes de la physique newtonienne au-delà de ce qu’avait pu imaginer Newton lui-même, lequel persistait à accorder dans sa « philosophie naturelle » – contrairement notamment à l’opinion de Leibniz que l’adoption de la théorie physique de la force vive, de la conservation de la vis viva, prémunissait contre toute espèce de providentialisme – une place à l’intervention divine pour rétablir la marche d’un monde pensé comme voué, en raison de son immensité, à perdre progressivement du mouvement et donc à se dérégler dans le cas où il serait abandonné à lui-même 2 – dans ce 18e siècle donc, l’idée d’un Dieu régulateur, d’un Dieu interventionniste était condamnée à tomber en désuétude à plus ou moins brève échéance. De fait, elle n’a pas survécu à la faillite des systèmes théologico-philosophiques qui lui servaient de fondement. A la fin du 17e siècle, un anti-leibnizien comme Cudworth pouvait encore parler de Dieu comme d’un régulateur cosmique. A la fin du 18e siècle, soit après que Lagrange et Laplace notamment furent parvenus par le calcul à retourner les principales objections à la théorie newtonienne que constituaient certaines observations concernant les mouvements dits irréguliers des planètes en arguments en sa faveur 1 , de régulateur cosmique dans le sens où l’entendait Cudworth, il n’en est plus besoin. Tout se passe comme si Dieu avait perdu désormais toute occasion d’exercer le rôle qui lui était traditionnellement reconnu 2 . Si régulateur il y a, ce n’est pas à Dieu, à quelque puissance transcendante et extérieure au cosmos, mais aux lois de la mécanique formulées par Newton – loi d’inertie, loi de proportionnalité de l’accélération à la force, loi de l’égalité de l’action et de la réaction, loi de la gravitation – qu’il faut en attribuer la fonction. Promotion que consacrera Laplace dans la préface de la 6e édition de son Exposition du Système de monde (1796) : « Nous venons d’exposer les principaux résultats du système du monde, suivant l’ordre analytique le plus direct et le plus simple. Nous avons d’abord considéré les apparences des mouvements célestes, et leur comparaison nous a conduit aux mouvements réels qui les produisent. Pour nous élever au principe régulateur de ces mouvements, il fallait les lois du mouvement de la matière et nous les avons développées avec étendue 3  ».

Comme l’a montré Georges Canguilhem 4 , cette élection des lois du mouvement des corps célestes au rang de principe régulateur des mouvements cosmiques en général ne va pas évidemment sans une transformation profonde du concept lui-même. Car contrairement à la céleste Providence, les lois du mouvement constituent un régulateur dont l’exercice ne dépend pas de sa mise à l’épreuve dans une situation d’irrégularité, un régulateur qui remplit sa fonction alors même qu’aucune infraction à la règle n’a jamais été commise. Si la marche du monde n’est plus viciée par quelque défaillance à surmonter, par quelque irrégularité à rectifier, il n’y plus de sens à parler du régulateur cosmique comme d’une instance de correction ou de réparation. La nature ne commettant pas d’écarts, il n’y a nullement lieu de la corriger. Partant, le mot de régulation appliqué aux lois du mouvement, qui sont des lois naturelles (par opposition aux interventions de la Toute-Puissance qui sont des évènements surnaturels), ne peut avoir d’autre sens que celui de conservation (l’option alternative que constitue l’idée d’un Dieu interventionniste dans un monde imparfaitement régulier montre qu’il ne s’agit pas en l’occurrence d’une tautologie, que conservation et régulation ne sont pas nécessairement synonymes). Fonction conservatrice, elle l’est en effet, puisqu’elle sert à qualifier des lois qui régissent le cours du monde d’une manière telle qu’il se perpétue indéfiniment identique à lui-même, étant entendu encore une fois que la régularité n’est pas assurée à la nature par les soins d’une Providence protectrice et bienveillante ; qu’elle en est une propriété immanente. En érigeant ainsi au rang de principe régulateur les lois fondamentales du mouvement dont la co-action est reconnue désormais par tous ou presque comme suffisante par elle-même pour assurer l’ordre cosmique, les philosophes et les physiciens du 18e siècle opéraient une révision radicale du sens de l’adjectif qui allait s’avérer lourde de conséquences sur la destinée ultérieure du concept.

Notes
611.

De même que « régulation », « régulateur » a existé en ancien français sous les espèces de regulateur, avant que son usage ne se perde au 16e siècle. Pour plus de détails sur cette protohistoire du terme, ainsi qu’une citation attestant sa présence encore au début du 16e siècle et sa référence précise, cf. « Regulateur » in : F. Godefroy, Dictionnaire de l’Ancienne Langue française et de tous ses dialectes du 9 e au 15 e siècles, Paris, Champion, 1881-99, 10 vol., t. 10 (Compléments), p. 526 ;E. Huguet, Dictionnaire de la langue française du 16 e siècle, Paris, Didier, 1925-67, 7 vol., t. 6, p. 465 ; « Régulateur », in Trésor de la langue française, op. cit., t. 14, p. 684 ; Le Grand Robert de la langue française, op. cit., t. 8, p. 177 ; Dictionnaire Robert historique de la langue française, op. cit., t. 3, p. 1753.

2.

Les dictionnaires de français moderne cités ci-dessusmentionnent, avec ou sans citation à l’appui, l’existence d’occurrences du terme, entendu en ce sens de régulateur d’horlogerie, dès 1728.

3.

A. Savérien, Dictionnaire universel de mathématique et de physique, Paris, Rollin et Joubert, 1753, 2 vol., t. 2, p. 377.

4.

Romilly : « Régulateur », in D. Diderot, J. d’Alembert (dir.), Encyclopédie, op. cit., t. 14, 1765, pp. 36-38 ; « Régulateur », in Dictionnaire des Sciences, des Arts et des Métiers, Lyon, Leroy, 1780-81, 6 vol., t. 5, pp. 654-655.

5.

A noter que « Régulateur » figure dans le Dictionnaire de l’Académie française seulement à partir de la 5e édition (Paris, Smits, 1798), et qu’il ne figure pas dans le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (La Haye, Arnout et Reinier, 1690).

1.

« Regulator », in J. Harris, Lexicon technicum, London, Brown, 1704, 2 vol, t. 2, cité in The Oxford English Dictionary, op. cit., t. 8, p. 380.

2.

T. Savery, The Miners Friend, or an Engine to haise Water by Fire described, London, Crouched, 1702, cité in « Regulator », in The Oxford English Dictionary, op. cit., t. 8, p. 380.

3.

Il s’agit d’un système de deux billes reliées d’un côté à un axe tournant à une vitesse proportionnelle à la pression de la vapeur dans la chaudière, de l’autre à une valve d’arrivée ou d’échappement, et articulées de telle sorte que leur écartement sous l’effet de la force centrifuge fait varier de façon proportionnelle ou inversement proportionnelle le degré d’ouverture de la valve. 

4.

Sur ces diverses spécifications techniques de la sémantique du terme regulator, les citations qui s’y rapportent et leurs références précises, cf. « Regulator », in The Oxford English dictionary, op. cit., t. 8, p. 380.

5.

Ainsi qu’en témoignent par exemple ces trois citations datant du 17e siècle relevées dans le Dictionnaire d’Oxford (op. cit.), à l’article « Regulator » : « Such Judges as may be appointed Regulators of the great abuses done thereunto. » (R. Gardiner, England’s Grievance Discovered in Relation to the Coal Trade, London, Ibbetson, 1655) – « The regulators are drawing into the several countries to manage the elections. » (N. Luttrell, A Brief Historical Relation of State Affairs, Oxford, 1688, 6 vol., t. 1, p. 460) – « Some of them have been ready in surrendering their Charters, and have since been forward Regulators. » (H. Harrington, Definition of Rights, Oxford, 1690, t. 2, p. 53)

1.

R. Cudworth, The True Intellectual System of the Universe, London, Royston, 1678, cité in The Oxford English Dictionary, op. cit., t. 8, p. 380.

2.

Citons à ce propos quelques extraits de l’Optique (1704) et des Principes mathématiques (1687), qui expriment bien la position de Newton sur ce point de doctrine : « Comme nous voyons que la variété des mouvements que nous trouvons dans le monde décroît toujours, il est nécessaire qu’il [le mouvement] soit conservé et renouvelé par des principes actifs. » (I. Newton, Traité d’Optique, p. 399 de l’éd. anglaise d’I. B. Cohen, New York, 1952, cité par A. Koyré, in Du monde clos à l’univers infini, trad. Tarr, Paris, Gallimard, 1973, p. 260) – « Car, tandis que les Comètes se meuvent sur des orbes très excentriques dans toutes sortes de positions, la nécessité aveugle n’aurait jamais pu obliger toutes les planètes à se mouvoir dans une seule et même direction sur des orbes concentriques, exception faite pour quelques irrégularités inconsidérables qui peuvent avoir été produites par l’action mutuelle des comètes et des planètes les unes sur les autres, qui sont aptes à croître, jusqu’à ce que ce système ait besoin d’une reformation. Une telle uniformité admirable dans le système planétaire doit être comprise comme l’effet d’un choix. De même aussi l’uniformité dans les corps des animaux ne peut être effet de rien d’autre que de la sagesse et de l’habileté d’un agent puissant et éternellement vivant qui, étant présent dans tous les lieux, et plus capable de mouvoir par sa volonté des corps dans son sensorium uniforme et infini et, par là, de former et de reformer les parties de l’Univers que nous ne sommes, par notre volonté, de mouvoir les parties de notre corps. » (Ibid., p. 403, cité par A. Koyré, in Du monde clos…, op. cit., p. 263) – « Un Dieu sans providence, sans empire et sans causes finales, n’est autre chose que le destin et la nature ; la nécessité métaphysique, qui est toujours et partout la même, ne peut produire aucune diversité ; la diversité qui règne en tout, quant au temps et aux lieux, ne peut venir que de la volonté et de la sagesse d’un Être qui existe nécessairement. On dit allégoriquement que Dieu voit, entend, parle, qu’il se réjouit, qu’il est en colère, qu’il aime, qu’il hait, qu’il désire, qu’il construit, qu’il bâtît, qu’il fabrique, qu’il accepte, qu’il donne, parce que tout ce qu’on dit de Dieu est pris de quelque comparaison avec les choses humaines ; mais ces comparaisons, quoiqu’elles soient très imparfaites,, en donnent cependant quelque faible idée. Voilà ce que j’avais à dire de Dieu, dont il appartient à la philosophie naturelle d’examiner les ouvrages. » (I. Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, trad. Châtelet, Paris, 1759, vol. 2, livre 3, scholie général, p. 178, cité par A. Koyré in A. Koyré, Du Monde clos…, op. cit., pp. 272-73)

1.

Sur ce chapitre fort connu de l’histoire de la physique, cf. par ex. : R. Dugas, P. Costabel, J. Lévy : « L’organisation de la mécanique classique », in R. Taton (dir.), Histoire générale des sciences, op. cit., t. 2, partie 3, livre 1, chap. 2 et 3, pp. 481-516.

2.

A ce propos, on rappellera cette anecdote célèbre et de haute portée relatée et commenté par A. Koyré en conclusion Du monde clos à l’univers infini (op. cit., p. 336) : « Interrogé par Napoléon sur le rôle qui revenait à Dieu dans son Système du monde, Laplace qui, cent ans après Newton, avait conféré à la Nouvelle Cosmologie sa perfection définitive, répondit : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. » Mais ce n’était pas le Système de Laplace, c’est le monde qui y était décrit qui n’avait plus besoin de l’hypothèse Dieu. »

3.

P. S. de Laplace, Exposition du Système du monde (1796), Paris, Bachelier, 1835, 6e éd., 2 vol., t. 1, Préface, cité par G. Canguilhem : « La formation du concept de régulation biologique… », op. cit., p. 86.

4.

G. Canguilhem : « La formation du concept de régulation biologique… », op. cit., pp. 83-87.