Modèle technique et controverses théologico-philosophiques

Mais avant de voir combien cette signification scientifico-philosophique a dominé les usages savants de la terminologie jusqu’à la deuxième moitié du 19e siècle, y compris en physiologie, il convient de rappeler symétriquement tout ce qu’elle doit elle-même à ce qui constitue certainement la plus ancienne acception technique du vocable : le régulateur d’horlogerie. C’est un fait bien connu des historiens que la montre à régulateur a servi de modèle aux philosophes pour se figurer un univers d’où le Créateur aurait été pour ainsi dire chassé, et son fonctionnement « automatique » a été souvent utilisé comme argument en faveur de la thèse anti-providentialiste. Si un artisan horloger d’intelligence médiocre est capable de fabriquer une « machine à mesurer le temps » parfaitement fiable comme le sont devenues les pendules et les montres en ce début du 18e siècle, une montre à ce point perfectionnée, qui marque si bien les heures et les minutes qu’elle ne nécessite aucune intervention correctrice, comment admettre que Dieu, à l’intelligence infinie, puisse faire moins par rapport à sa propre création qu’est le monde dans sa totalité ? Si l’univers cosmique, œuvre de Dieu, surpasse infiniment en perfection n’importe quel ouvrage produit de la main de l’homme, à l’instar de ces montres qui, une fois remontées, marchent toute seule d’un mouvement absolument régulier, sans avancer ni reculer sur l’heure, nul besoin assurément qu’Il intervienne dans son cours après l’avoir créé.

L’argument armera notamment la critique leibnizienne à l’égard des newtoniens. En novembre 1715, dans un passage plein d’ironie d’une lettre adressée à son amie la Princesse Caroline, qui mettra le feu aux poudres et lui vaudra d’entamer une vive controverse avec le très newtonien Samuel Clarke 612 , Leibniz écrit : « Monsieur Newton et ses Sectateurs ont encore une fort plaisante opinion de l’Ouvrage de Dieu. Selon eux Dieu a besoin de remonter de temps en temps sa Montre. Autrement elle cesserait d’agir. Il n’a pas eu assez de vue pour en faire un Mouvement perpétuel. Cette machine de Dieu est même si imparfaite selon eux qu’il est obligé de la décrasser de temps en temps par un concours extraordinaire, et même de la raccommoder, comme un Horloger son Ouvrage 613  ». A quoi Clarke réplique, fort conscient du piège que représente l’analogie du monde avec la montre pour la position qu’il défend : « L’idée de ceux qui soutiennent que le Monde est une grande Machine, qui se meut sans que Dieu y intervienne, comme une Horloge continue de se mouvoir sans le secours de l’Horloger ; cette idée, dis-je, introduit le Matérialisme et la Fatalité ; et, sous prétexte de faire de Dieu une Intelligentia Supramundana, elle tend effectivement à bannir du Monde la Providence et le Gouvernement de Dieu. [...] Et comme on pourrait soupçonner avec raison que ceux qui prétendent, que dans un Royaume les choses peuvent aller parfaitement bien, sans que le Roi s’en mêle [...], on peut dire que ceux qui soutiennent que l’Univers n’a pas besoin que Dieu le dirige et le gouverne continuellement, avancent une doctrine qui tend à le bannir du Monde 614  ».

La cause défendue par Leibniz (l’idée d’un Dieu exclusivement supra-mondain) finira, on l’a dit, par s’imposer, et avec elle la portée philosophique de l’analogie du monde avec la montre. La régulation universelle doit se penser sur le modèle de la régulation des mouvements des aiguilles d’une montre ou d’une horloge ; le régulateur universel (les lois de la mécanique) agit sur le monde à la façon du ressort spiral sur le balancier : il en conserve indéfiniment le mouvement. Cinquante ans après la mort de Leibniz, l’auteur de l’article « Régulateur » déjà cité de l’Encyclopédie s’en souviendra, qui reconnaît que le sens technique du vocable n’en épuise pas la signification. Si celui-ci, comme on l’a dit, n’admet d’autre acception stricto sensu de régulateur que celle qu’il revêt en horlogerie, il émet cependant une considération relative à la portée du concept du point de vue scientifique et philosophique qu’on ne saurait ici en effet trop souligner : « Pour définir, écrit-il, le régulateur d’une manière plus générale, je crois qu’il faut le considérer en horlogerie, comme le principe de la force d’inertie en Physique ; c’est par l’inertie qu’un corps persévère dans son état de repos ou de mouvement. C’est aussi par la propriété de persévérance dans le mouvement, que le régulateur produit son effet 1 ». Et il ajoute un peu plus loin : « Si la pesanteur [i. e. la pesanteur de la lentille] fournit le meilleur régulateur pour les pendules ; il n’en est pas de même pour les montres. [...] L’élasticité [i. e. l’élasticité du spiral] n’est pas moins une loi constante de la nature que la pesanteur. C’est l’élasticité qui remplace cette dernière force dans les montres, et qui fait vibrer le balancier 2  ».

Assimilation du régulateur à une force (élasticité ou pesanteur) et non à une pièce ou à un dispositif de machine (ressort ou lentille), assimilation de son effet à la conservation d’un mouvement, à l’instar de celui produit par l’inertie sur tout corps massif à l’état de mouvement sur lequel ne s’exerce aucune force : on est loin d’une définition strictement technique et concrète de régulateur comme terme d’horlogerie. Certes les rapports étiologiques entre l’ordre technique et l’ordre philosophique sont ici renversés. Le mécanisme régulateur des montres est présenté comme un exemple de la régulation en général, mais c’est bien de modèle qu’il lui a servi en fait à l’origine. Pour le dire en termes abstraits : l’auteur pose l’existence d’une détermination philosophique du concept technique (le régulateur défini comme pièce ou ensemble de pièces intégrées à la montre ou au pendule, dont la fonction est une espèce seulement du genre conservation du mouvement) là où il aurait fallu parler d’une détermination technique du concept philosophique ou scientifico-philosophique (le régulateur universel défini comme principe de conservation des mouvements cosmiques, sur le modèle que représente l’action d’un spiral sur les vibrations du balancier). Reste que l’idée est bien présente d’un lien logique et génétique intrinsèque, même si le sens en est inversé, entre le concept technique et le concept philosophico-scientifique de régulateur.

Notes
612.

Samuel Clarke (1677-1745) appartient à ces newtoniens orthodoxes de la première génération qui, fidèles à l’esprit de la doctrine philosophico-théologique du maître et tenant à en accepter toutes les implications, ne se résolvent pas à admettre l’idée d’un Dieu strictement créateur, non interventionniste. Dans sa Seconde Réponse à Leibniz, il écrit, sourd aux arguments de ce dernier : « L’état présent du Système Solaire, par exemple, selon les Lois du mouvement qui sont maintenant établies, tombera un jour en confusion, et ensuite il sera peut-être redressé, ou bien il recevra une nouvelle forme. » (Correspondance Leibniz-Clarke, § 8, p. 24 de la 2e éd. Des Maizeaux, Amsterdam, 1740, cité in A. Koyré, Du monde clos…, p. 294) – L’argument sera repris par Clarke notamment dans la Quatrième réponse : « Il n’était pas impossible que Dieu fît le Monde plutôt ou plus tard, qu’il ne l’a fait. Il n’est pas impossible non plus, qu’il le détruise plutôt ou plus tard, qu’il ne sera actuellement détruit. [...] Car la Sagesse de Dieu peut avoir eu de très bonnes raisons pour créer ce monde dans un certain temps : elle peut avoir fait d’autres choses avant que ce Monde fût créé ; et elle peut faire d’autres choses après que ce monde sera détruit. » (Ibid., § 14 et 15, p. 73) – On pourrait trouver des propos analogues chez d’autres newtoniens de cette époque, comme Richard Bentley (1661-1742) ou Roger Cotes (1682-1716). Pour des citations de ces deux auteurs de même teneur que les précédentes, cf. A. Koyré, Du monde clos…, op. cit., pp. 224-25, 278-79.

613.

W. G. Leibniz : « Lettre à la princesse de Galles », nov. 1715, in Correspondance Leibniz -Clarke, op. cit., § 3 et 4, cité in A. Koyré, Du monde clos…, op. cit. p. 284-85.

614.

S. Clarke : « Première réponse », in Correspondance Leibniz -Clarke, op. cit., § 8, p. 8, cité in A. Koyré, Du monde clos…, op. cit., p. 288-89.

1.

Romilly : « Régulateur », Encyclopédie..., op. cit., t. 14, p. 36 (souligné par nous).

2.

Ibid.