2. Variations sémantiques autour d’un même thème

Le vulgaire et le sublime

Contrairement à son presque homographe anglais regulator, il faut attendre le dernier tiers du 18e siècle pour voir s’opérer en France un début de diversification sémantique du terme régulateur. C’est à cette époque notamment que le vocable commence à se charger de sens figurés. Le Littré rapporte ainsi à l’article « Régulateur » deux citations antérieures à 1800 qui attestent clairement ces nouvelles acceptions du vocable. L’une de d’Alembert, qui, au détour d’une réflexion philosophique sur la liberté, dans une lettre datée du 2 août 1770 au roi de Prusse Frédéric II, grand amateur des arts et des lettres et despote « éclairé » s’il en fut, s’avise de parler de régulateur à propos des deux ressorts psychologiques qui poussent l’homme à adopter une conduite non répréhensible et que sont selon lui « la crainte [du châtiment] d’une part, et de l’autre l’intérêt [instruit par la morale] » 1  ; l’autre de l’abbé Barthélemy (1716-1795), qui, dans un passage de son Voyage du jeune Anacharsis en Grêce 2 (1788), ouvrage d’édification et monument d’érudition sur la Grèce du temps de Démosthène, aujourd’hui à peu près complètement oublié mais dont le succès fut alors considérable 3 , présente Epicharme de Cos, grand poète comique de la Grèce de l’époque classique et disciple de Pythagore, comme un « régulateur de l’alphabet ». Quelque quinze ans plus tard, François-René de Chateaubriand fait paraître le Génie du Christianisme (1802), dans lequel Dieu se voit qualifié de « souverain Régulateur 615  », expression que n’aurait certainement pas désavoué Newton, Cudworth ou Clarke. On retrouvera le mot sous la plume du même auteur dans les célèbres Mémoires d’outre-tombe publiées à titre posthume entre 1848 et 1850, mais appliqué cette fois à tout autre chose, savoir à « la nécessité du devoir, correctif et régulateur de l’instinct démocratique 616  », et dans un contexte culturel sur ce point fort différent. Car entre-temps le mot a vu ce type d’emploi figuré ou « littéraire » s’étendre dans une mesure considérable, au point de paraître dorénavant presque banal. « Régulateur » compose désormais les titres d’ouvrages pédagogiques sur l’utilisation du nouveau système des poids et mesures, sur la maîtrise de la grammaire et de l’orthographe, sur la pratique de l’hygiène et de l’automédication 617 . Hommes de lettres, philosophes, critiques littéraires s’en sont emparés et l’ont appliqué, sans faire usage de guillemets ni craindre, à ce qu’il semble, de commettre quelque impropriété de langage, à des institutions, pratiques et affections aussi diverses que les travaux manuels (Roland de La Platière), « la société primitive de la famille » (Cabanis), l’inflexible « usage » linguistique (Sainte-Beuve), le « sentiment combiné de l’humanité et de la divinité » qui évite au cœur de se laisser dévorer par ces deux passions opposées que sont l’amour et l’ambition (Bernardin de Saint-Pierre), ou encore le vulgaire fouet de cochet (Eugène Sue), etc. 618 La parution en 1835 de la première traduction française de la Critique de la raison pure par Tissot, suivie en 1837 de celle de la Critique de la raison pratique par Mellin, puis en 1846 de celle de la Critique du jugement par Barni 619 , sonne en France l’heure de la consécration philosophique du terme régulateur. En 1851, Augustin Cournot (1801-1877), paraphrasant Kant qui, à la fin du siècle précédent, avait élevé l’adjectif regulativ à la dignité d’un concept philosophique en distinguant dans sa Dialectique transcendantale du point de vue de leur usage théorique les principes dits constitutifs de l’entendement (comme le principe de causalité) des idées dites régulatrices (regulative Idee) de la raison (comme l’idée de finalité de la nature) 620 , parle dans son Essai sur les fondements de nos connaissances de la nécessité de poursuivre « la critique des idées régulatrices de l’entendement humain » sous le rapport de leur valeur représentative de l’ordre extérieur 621 . Quelques années plus tard, Auguste Comte se fera fort dans son Système de Politique Positive (1851-54) de faire redescendre le terme du ciel transcendantal des idées où l’idéalisme kantien l’avait perché à la terre ferme que constitue le milieu matériel dans lequel vivent les organismes, homme compris : « L’intervention continue du milieu est triplement indispensable à l’être, soit pour lui fournir les matériaux de son alimentation, soit en stimulant sa vitalité, soit afin d’en régulariser l’exercice. [...] Si l’on passe aux plus hautes fonctions humaines, on y voit aussi une semblable dépendance envers le milieu, soit comme aliment, soit comme stimulant, soit comme régulateur de l’existence cérébrale 622 ». « Au point de vue biologique, une telle dépendance cérébrale est entièrement semblable à celle des fonctions corporelles envers le milieu qui domine toute l’existence vitale. Il fournit à chacune d’elles l’aliment, le stimulant, et le régulateur, sans lesquels l’activité spontanée de l’être vivant ne comporterait aucun résultat normal. C’est à ce triple titre qu’il régit aussi l’entendement lui-même 623  ». « Le milieu constitue donc le principal régulateur de l’organisme, même quant aux fonctions cérébrales immédiatement soustraites aux influences extérieures 624  », etc. – Autant d’exemples qui témoignent à la fois de la faveur dont jouit cette terminologie auprès d’auteurs qui ne sont après tout ni ingénieurs, ni physiciens, chimistes ou physiologistes, et de la diversité de significations parfois prosaïques, parfois fort abstraites, qu’elle est susceptible de revêtir au gré de ces usages philosophiques et littéraires – ce dernier terme entendu au sens large. A l’époque où Claude Bernard s’avise de la mobiliser pour exprimer un aspect fondamental de sa théorie physiologique, nul doute que ces emplois où le vulgaire le dispute au sublime n’aient contribué à la rendre familière aux yeux du public, y compris du public peu cultivé.

Le terme, dès la fin du 18e siècle, voit aussi se multiplier ses acceptions techniques stricto sensu. En 1781, un dictionnaire spécialisé comme le Dictionnaire des sciences des arts et des métiers pouvait encore, on l’a vu, considérer le régulateur comme un terme d’horlogerie exclusivement. Un demi-siècle plus tard le Dictionnaire technologique (1831) en proposait cette définition générale : « Dans les arts, on donne le nom de régulateur à tout appareil destiné à régler la marche ou les effets des forces 625  ». Autrement dit le régulateur d’horlogerie n’est plus qu’une espèce du genre régulateur. A côté de la définition spécifique du régulateur comme terme d’horlogerie figurent trois autres acceptions : le régulateur des machines à vapeur, qui « a pour objet de tirer parti de la force centrifuge du mouvement de rotation, pour modérer la rapidité du mouvement [de la machine]» ; le régulateur thermique, qui est le « procédé imaginé [...] pour tirer parti de la dilatation des métaux, sous l’influence de la chaleur, afin de régler la température des lieux » (ce qu’on appellera bientôt le thermorhéostat, et qui deviendra plus tard le thermostat) ; le régulateur de fourneaux (ou régulateur de feu), lequel consiste dans un appareil « qui ouvrant ou fermant l’accès à l’air, accélère ou diminue la combustion ». Comme on peut le vérifier en consultant les dictionnaires dans l’ordre chronologique de leur parution ou de leurs éditions successives, la liste des régulateurs et de leurs sous-espèces respectives ne cessera de s’allonger au cours des décennies suivantes 626  : régulateur de charrue (qui règle la hauteur des socs en fonction de la dureté du sol), régulateur de laminoir (qui égalise la pression exercée sur les plaques laminées), régulateur de cours d’eau, régulateur de pression gazeuse, et, bientôt, conséquemment à l’avènement de ce qu’on appelle la deuxième révolution industrielle, c’est-à-dire le développement spectaculaire des technologies industrielles utilisant l’électricité, régulateur électrique (ou voltaïques) et régulateur d’intensité lumineuse, entre autres et principalement, iront progressivement s’ajouter à l’inventaire. Certains connaîtront ou connaissent déjà de nombreuses applications (c’est le cas des régulateurs de machine à vapeur ou des régulateurs électriques, aux multiples sous-espèces 627 ). En fait il apparaît bientôt qu’il n’est guère de secteurs de la production – sidérurgie, mine, textile, chemin de fer, agriculture – qui ne trouvent ou ne puissent trouver quelque avantage à employer semblables systèmes. Dans la deuxième moitié du 19e siècle, « régulateur » est un terme de génie rural non moins que d’horlogerie ; de métallurgie et de fonderie non moins que d’ingénierie électrique ; d’hydrographie et d’aérostatique non moins que de mécanique appliquée au sens restreint du terme. Parfois le mot vient nommer rétrospectivement, comme par une sorte d’effet différé, un dispositif technique, sinon toujours en usage, du moins déjà connu dans son principe et que l’anglais avait tôt fait d’appeler regulator (il en va ainsi des régulateurs des machines à vapeur ou de la plupart des procédés employés en agriculture et en hydraulique). Le plus souvent cependant, il sert à désigner des appareils d’invention récente, et même pour nombre d’entre eux des appareils dont la fabrication suppose la connaissance d’un savoir théorique établi seulement de fraîche date (c’est le cas éminemment pour les régulateurs électriques et les régulateurs de pression, conçus en vue de produire un effet calculé par application des lois électrocinétiques formulées par Gustav Kirchhoff (1824-1887) en 1848 et des lois de la dilatation des gaz, et plus généralement pour tous les systèmes qui constituent une réalisation moins technique que technologique à proprement parler). A la fin des années 1850, le terme français de régulateur a fini non seulement par rattraper pour ainsi dire son retard sur le terme anglais de regulator du point de vue de la richesse de ses significations techniques initiales, mais aussi par en adopter la souplesse, la plasticité sémantique. C’est au même rythme que ce dernier qu’il accumule désormais les acceptions nouvelles dans le vaste domaine des « arts et métiers » .

Notes
1.

Notons que le mot apparaît dans un sens figuré à la faveur d’une analogie explicite faite par d’Alembert avec la montre : « Dans l’Homme-machine même, la crainte d’une part, et de l’autre l’intérêt, sont les deux grands régulateurs, les deux roues principales qui font aller la machine ; or de ces deux régulateurs, le premier est mis en action par les peines exercées contre les coupables, et qui servent de frein à ceux qui voudraient leur ressembler ; et l’autre est mis en jeu par l’étude de la morale bien entendue, étude qui nous persuade que notre premier intérêt est d’être vertueux et juste. » (Lettre de d’Alembert au roi de Prusse, in Frédéric II, Œuvres posthumes, Amsterdam, Laveaux, 1789, 19 vol., t. 17 : « Correspondance avec M. d’Alembert », pp. 117-18)

2.

J. J. Barthélemy, Voyage du jeune Anacharsis en Grèce vers le milieu du 4 e siècle avant l’ère vulgaire, Paris, De Bure, 4 vol., 1788.

3.

L’ouvrage est un classique de la littérature humaniste au 19e siècle et connût de très nombreuses rééditions.

615.

F. R. de Chateaubriand, Génie du Christianisme, ou Beautés de la religion chrétienne, Paris, Migneret, 1802, 4 vol., t. 1, partie 1, livre 5, chap. 8, p. 268. La phrase d’où est extraite l’expression est la suivante : « Ce souverain Régulateur voulut lui-même que les fêtes de son culte fussent assujetties aux simples époques empruntées des plantes et des oiseaux ».

616.

F. R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, cité in Grand Robert de la langue française, op. cit., t. 8, p. 177.

617.

C. F. Martin, Le régulateur universel des poids et mesures, invention nouvelle pour apprendre, seul et sans maître, à trouver les rapports réciproques du nouveau système des poids et mesures de tous les pays, Bordeaux, Foulquier, 1809 ; P. Barthémy, L’omnibus du langage, ou le régulateur des locutions vicieuses, des mots défigurés ou détournés de leur sens, etc., Dijon, Lagier, 1839 ; P. Boilley, Le régulateur de la santé, ou instructions physiologiques à l’aide desquelles on peut facilement apprécier quelle est la vraie cause des maladies, les moyens faciles de la prévenir, et s’empêcher de vieillir un quart moins vite, Lyon, Ayné, 1839.

618.

P. J. G. Cabanis : « Toute société civile quelconque a toujours pour base, et nécessairement aussi pour régulateur, la société primitive de la famille. » (Rapports du physique et du moral de l’Homme (1802), Paris, Crapelet, 1805 2 vol., t.. 1, 5e mémoire, chap. 8, p. 299) – J. H. Bernardin de Saint-Pierre : « Notre régulateur entre ces deux passions opposées [l’amour et l’ambition] est dans notre propre cœur : c’est le sentiment combiné de l’humanité et de la divinité ; c’est lui qui nous inspire de faire à autrui ce que nous voudrions qu’on nous fit. » (Harmonies de la nature (1796), Paris, Méquignon-Marvis, 1814, 3 vol., t. 1, livre 7, p. 313) – Pour les autres citations et leurs références (pas toujours précisées), cf. les art. : « Régulateur », in Encyclopédie Universelle (dir. P. Guérin), Paris, Motteroz, 6 vol., t. 5, 1899, p. 1193 ; Grand Dictionnaire des Lettres Larousse, Paris, Larousse, 1986, 7 vol., t. 6, p. 5009.

619.

Ces traductions ont paru à l’époque chez Ladrange, Paris.

620.

Cf. notamment, E. Kant, Critique de la raison pure, I : « Théorie transcendantale des éléments », Partie II, Division II, Livre 2 chap. 2 (section 8 et 9) et 3 (Appendice), pp. 1150-1191, 1246-1266 de l’éd. La Pléiade, 1980, vol. 1.

621.

Le passage de Cournot auquel nous faisons allusion est le suivant : « Par cela même que le champ ouvert à l’activité philosophique de l’esprit est l’investigation de la raison des choses, comme la raison des choses n’a rien [...] qui puisse être constaté par l’expérience sensible, comme les jugements que nous portons en cette matière ne sont que des jugements de conformité à un type intérieur, à une idée, il est tout simple que [...] toute question philosophique soit intimement connexe à l’appréciation de certaines idées régulatrices et fondamentales, ou à la critique de leur valeur représentative. [...] Ainsi, de tous côtés, nous voyons une connexité intime entre la recherche de la raison des choses, à quelque ordre de choses qu’elle s’applique, et la critique des idées régulatrices de l’entendement humain. » (A. Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, Paris, Hachette, 1851, 2 vol., t. 2, chap. 21, pp. 479-80)

622.

A. Comte, Système de politique positive, op. cit., t. 2 , p. 13.

623.

Ibid., t. 3 , p. 18.

624.

Ibid., t. 2, p. 26.

625.

« Régulateur », in L. B. Francoeur, F. E. Molard (dir.), Dictionnaire technologique, ou Nouveau dictionnaire universel des arts et métiers, Paris, Thomine et Fortie, 1822-35, 22 vol., t. 18, pp. 221-23.

626.

Cf. art. : « Régulateur », in A. Saint-Priest (dir.), Répertoire universel des sciences des lettres et des arts, Paris, Impr. Bourgogne, 1839-49, 25 vol., t. 21, pp. 210-11 ; Dictionnaire Littré de la langue française (1877), op. cit., t. 5, p. 5364 ; P. Guérin (dir.), Encyclopédie Universelle, op. cit., t. 5, p. 1193 ; A. Berthelot (dir.), Grande Encyclopédie, Paris, Lamirault, 1885-901, 31 vol., t. 28, pp. 297-302.

627.

A la fin du 19e siècle (1899), l’auteur de l’article « Régulateur » cité supra de la Grande Encyclopédie (op. cit.) relève déjà pour le seul genre des régulateurs mécaniques quatre espèces principales (baille-blé des moulins, régulateurs à boules, régulateurs à eau et à flotteur, régulateurs à air raréfié ou comprimé), et pour la seule espèce des régulateurs à boules, neuf sous-espèces (régulateurs de Watt, de Porter, à quatre boules, paraboliques, à bras croisés de Farcot, à trajectoire elliptique de Mastaing, à contrepoids de Foucault, à ressort, régulateurs Buss ou cosinus). Il va sans dire que ce processus de spécification et de sub-spécification n’est pas l’apanage des seuls régulateurs mécaniques, et qu’il est plus ou moins développé selon le groupe (famille, genre, espèce) de dispositifs considérés.