Persistance de la notion traditionnelle dans les premiers usages physiologiques

Enfin, dernier champ où le vocable fait son entrée à la fin du 18e siècle : celui des sciences de la nature. Nous avons vu que le terme était apparu pour nommer des appareils toujours plus nombreux et variés dont l’usage se généralisait dans presque toutes les branches de la production, qu’il s’agisse de métiers traditionnels en voie de « technologisation » rapide (comme l’horlogerie, la locomotion, la métallurgie), ou d’industries entièrement fondées sur la technologie (comme l’électrotechnique), c’est-à-dire de sciences appliquées proprement dites. Mais le terme s’introduit aussi dans le lexique des sciences que l’on dirait aujourd’hui fondamentales. Si régulateur n’est pas un mot de physique théorique stricto sensu, on a vu qu’il avait trouvé à s’employer avec Laplace dans ce champ d’interrogation situé aux confins de la physique et de la philosophie. Mais le mot n’a pas attendu la parution de la sixième édition de l’Exposition du système du monde pour recevoir ses lettres de noblesses scientifiques. Depuis 1788, régulateur est en effet un terme (et un concept) de physiologie : il figure dans les derniers mémoires d’Antoine-Laurent Lavoisier (1743-1794), lesquels comptent parmi ces travaux de physiologie qui, de l’avis des historiens les plus autorisés, ont fait franchir un « seuil épistémologique » décisif à la discipline, à l’égal des Exercitio anatomica (1628) de William Harvey ou du Über die Herhaltung der Kraft (1847) d’Hermann Helmholtz 1 . Dans les pages célèbres du Premier mémoire sur la respiration des animaux (écrit en collaboration avec Armand Seguin) qui suivent le compte-rendu des expériences qui lui ont valu d’identifier la nature chimique et le siège anatomique des mécanismes par lesquels se maintient à niveau constant la température animale, Lavoisier, s’élevant à des considérations générales, écrit ainsi :

‘« La machine animale est principalement gouvernée par trois régulateurs principaux : la respiration, qui consomme de l’hydrogène et du carbone et qui fournit du calorique ; la transpiration, qui augmente ou qui diminue, suivant qu’il est nécessaire d’emporter plus ou moins de calorique ; enfin la digestion, qui rend au sang ce qu’il perd par la respiration et la transpiration. L’intensité de l’action de ces trois agents peut varier dans des limites assez étendues ; mais il est des bornes au-delà desquelles les compensations ne peuvent plus avoir lieu, et c’est alors que commence l’état de maladie. 2  »’

L’affirmation est reprise et développée quelques mois plus tard au début du Premier mémoire sur la transpiration des animaux (en collaboration avec Seguin) :

‘« La machine animale est gouvernée par trois régulateurs principaux. La respiration, qui, en opérant [...] une combustion lente d’une partie de l’hydrogène et du carbone que contient le sang, produit un dégagement de calorique absolument nécessaire à l’entretien de la chaleur animale. La transpiration, qui, en occasionnant une perte de l’humeur transpirable, facilite le dégagement d’une certaine quantité de calorique nécessaire à la dissolution de cette humeur dans l’air environnant, et empêche conséquemment, par le refroidissement continuel que produit ce dégagement, que l’individu ne prenne un degré de température supérieur à celui qu’a fixé la nature. La digestion, qui, fournissant au sang de l’eau, de l’hydrogène et du carbone, rend habituellement à la machine ce qu’elle perd par la transpiration et par la respiration [...]. Les effets de ces différentes causes varient en fonction d’une infinité de circonstances, même dans des limites assez étendues ; et c’est ainsi que, par des moyens variables dont les effets se compensent, la nature parvient à cet état d’équilibre et de régularité qui constitue l’état de santé. 1  »’

On trouve dans ces extraits la terminologie même que Claude Bernard emploiera pour décrire les phénomènes de régulation organique : équilibre, compensation, variation. Ces formules ne sont au demeurant pas isolées. Dans d’autres passages des mêmes mémoires, Lavoisier parle des « moyens de compensation 2  », des « moyens remarquables de compensation 3  » employés par la nature, des « compensations qui permettent à l’homme de passer successivement, suivant ses besoins et sa volonté, d’une vie active à une vie tranquille 4  », de la « variation des effets 5  » respectifs produits par les trois appareils régulateurs, de « ce résultat de forces continuellement variables et continuellement en équilibre qui s’observe à chaque pas dans l’économie animale 6  », etc. Cette similitude terminologique ne doit pas faire illusion cependant, qui dissimule une différence réelle entre les auteurs sous le rapport des concepts. Quand Lavoisier dit compensation, c’est moins au sens où l’entendra Bernard qu’au sens que revêt le terme par exemple en horlogerie, quand on parle de balancier régulateur ; la compensation est synonyme de contrepoids, non de correction. Quand Lavoisier parle de variation, c’est à propos du degré d’activité des différents appareils régulateurs, de « l’intensité de l’action de ces trois agents 7  » que sont les organes de la respiration de la transpiration et de la digestion et non, comme chez Bernard, des conditions physico-chimiques du milieu extérieur. Quand Lavoisier, enfin, parle d’équilibre, c’est pour caractériser la santé organique, « cet état d’équilibre et de régularité 628  », par rapport à la maladie. L’équilibre n’est pas un terme final ou un but, mais un régime, une disposition intrinsèque : il n’est pas obtenu ou atteint au terme d’un processus de régulation ; c’est l’état permanent de l’animal en pleine santé au sein duquel s’opère précisément cette régulation continue. Autrement dit l’équilibre n’est pas pensé par Lavoisier comme survenant à la suite d’un déséquilibre, quelque discret et ponctuel qu’on l’imagine ; il n’y a aucun déséquilibre à l’origine de l’action régulatrice des régulateurs. De l’animal sain, il ne faut pas dire, comme le fera Bernard, qu’il rétablit ou re-établit incessamment son équilibre – ce qui suppose que, pour un temps au moins et dans une certaine mesure, il l’a perdu –, mais qu’il le conserve ou le maintient indéfiniment – ce qui suppose non pas qu’il l’ait perdu, mais seulement qu’il est possible pour lui de le perdre (c’est le risque de maladie). Pourvu qu’ils restent compatibles avec la viabilité de l’organisme, les conditions physico-chimiques environnantes ou le niveau d’activité physique de l’animal peuvent être sujets à des changements brusques sans qu’il en résulte quelque déséquilibre. Ainsi par exemple, « dans la course, dans la danse, dans tous les exercices violents, quelque accélération qu’éprouvent la respiration et la circulation, quelque accroissement que prenne la consommation d’air, de carbone et d’hydrogène, l’équilibre de l’économie animale n’est pas troublé, tant que les aliments plus ou moins digérés qui sont presque toujours en réserve dans le canal intestinal fournissent aux pertes 629  ».

Il en va au fond de l’équilibre de la fabrique animale, du maintien de sa température en particulier, comme de l’équilibre de la fabrique du monde en général. L’ordre organique, comme l’ordre inorganique et contrairement à l’ordre moral, est une partie de l’ordre physique ; or « l’ordre physique, dit Lavoisier, [est] assujetti à des lois immuables, arrivé dès longtemps à un état d’équilibre que rien ne peut déranger 630  ». Tout comme la conservation du mouvement des planètes du système solaire est le résultat de l’action conjointe des forces (inertie et pesanteur) qui s’exercent sur elles, la conservation du niveau de température des animaux à sang chaud est le résultat de l’action des forces régulatrices des appareils de respiration, de transpiration et de digestion. « La nature, écrit encore Lavoisier, a mis partout des régulateurs 631  ». C’est dire combien la notion lavoisienne de régulateur, par-delà sa spécification physiologique, emporte avec elle une conception toute leibnizienne de la régulation. En dépit des difficultés que soulève son utilisation en physiologie – notamment pour distinguer le normal du pathologique 632 – Lavoisier reste attaché à une conception de la régulation comme conservation, celle-là même qui a gagné la faveur des physiciens et des philosophes au 18e siècle et que consacrera son ami et ancien collaborateur Laplace 633 quelques années plus tard dans la sixième préface de son Exposition. A l’instar de la plupart des savants de l’époque, Lavoisier n’échappe pas à l’emprise de l’autorité considérable acquise par les lois de conservation de la physique newtonienne, depuis que démonstration semble avoir été faite qu’elles suffisent décidément à fonder la stabilité des mouvements du « système du monde ». Tant que durera cette emprise, un obstacle épistémologique de poids subsistera, qui hypothèque gravement les chances de voir s’élaborer, a fortiori de s’imposer, en physiologie, une conception alternative de la régulation organique.

Lorsque, trente-cinq ans après la parution des mémoires de Lavoisier et de Seguin, Georges Cuvier, dans son compte-rendu d’un travail du jeune physiologiste Pierre Flourens (1794-1867) sur les propriétés et les fonctions du système nerveux des animaux vertébrés, qualifiera de régulateur le cervelet, en raison du rôle que venait de lui découvrir l’auteur de l’étude dans la coordination des mouvements volontaires, il n’a peut-être pas conscience de s’inscrire dans une filiation conceptuelle qui remonte, via Lavoisier, à Leibniz, au moins. Et pourtant ce sont bien les propos d’un conformiste, d’un héritier d’une tradition vieille déjà d’un siècle et demi, que tient sur ce point l’éminent maître des études zoologiques françaises, le fondateur de l’anatomie comparée et de la paléontologie, quand il écrit : « Certainement personne [avant M. Flourens] ne s’était encore douté que le cervelet fût en quelque sorte le balancier, le régulateur des mouvements de translation de l’animal 634  ». L’analogie entre le cervelet et le régulateur de montre sous le rapport de leur fonction respective est faite de manière parfaitement explicite par Cuvier et justifie à ses yeux l’application métaphorique du mot à l’organe nerveux. Etant donné le rôle de modèle tenu par la montre à régulateur dans la théorie leibnizienne de la régulation qui a triomphé au 18e siècle, et plus généralement, l’argument qu’a constitué l’existence d’un tel mécanisme dans la critique de l’idée d’une régulation divine corrective, on ne saurait guère se tromper sur le sens fondamental reconduit volens nolens par Cuvier dans son usage de la terminologie.

Flourens dut juger le mot fort heureux, puisqu’il reprendra à son compte le terme de régulateur que Cuvier avait utilisé pour exprimer la signification physiologique du cervelet dont la découverte lui revenait, l’employant à de nombreuses reprises, non seulement à propos du cervelet, mais encore de la moelle allongée (le segment de moelle qui va des tubercules quadrijumeaux à la huitième paire), organe selon lui de la fonction coordinatrice des mouvements involontaires : « Le cervelet est le siège du principe régulateur des facultés locomotrices et préhensives 635  ». « Ce que nous disions tout à l’heure du cervelet, par rapport aux mouvements coordonnés de locomotion, on peut le dire de la moelle allongée, par rapport aux mouvements coordonnés de conservation. [...] C’est en elle que résident, effectivement, et leur principe régulateur, et leur premier mobile 636  ». « J’ai montré que le siège de ce premier mobile [du mécanisme respiratoire] s’étend à toute la moelle allongée, et que dans cette moelle réside, en outre, le principe régulateur de tous les mouvements coordonnés de conservation 637  ». « La mécanique animale se compose donc de deux ordres de mouvements coordonnés, essentiellement distincts ; et [...] ces deux ordres de mouvements dépendent de deux organes régulateurs essentiellement distincts aussi. De la moelle allongée dérivent tous les mouvements de conservation ; du cervelet, tous les mouvements de locomotion 638  », etc. – Par-delà encore une fois ces diverses spécifications physiologiques du terme, le sens qui domine ces usages est clair : sont appelés principes régulateurs des mécanismes de conservation de l’équilibre dynamique, non des mécanismes de restauration ou de retour à l’équilibre provisoirement rompu. L’analogie fonctionnelle entre le cervelet et le régulateur de montre sera d’ailleurs explicitement faite par Flourens quelques mois plus tard, au moment où éclate une querelle de priorité qui le voit s’opposer à l’anatomiste italien Luigi Rolando (1773-1831) concernant la paternité de ces découvertes physiologiques : « Qui ne voit, écrit Flourens, pour peu qu’il se rappelle ici mes expériences, que [M. Rolando] [...] n’a rien vu dans le cervelet de ce qu’il est en effet, c’est-à-dire le régulateur et non le producteur, le balancier et non l’origine des mouvements. Or, ce qu’il y avait de plus difficile, et ce qui m’a coûté le plus à démêler, dans les phénomènes du cervelet, c’est précisément ce principe coordonnateur, étranger au principe producteur des mouvements, et dont j’ose croire, avec le baron Cuvier, que rien ne donnait encore l’idée en physiologie. En conséquence, il n’y a rien, dans [les propos de] M. Rolando, [...] touchant le principe régulateur des mouvements de locomotion et de préhension dont le siège est le cervelet 1 ». Derechef c’est le modèle de la montre qui s’impose. Les régulateurs physiologiques sont conçus comme agissant à la manière du balancier sur le mouvement des aiguilles de la montre, c’est-à-dire comme des agents de conservation du mouvement. L’idée que Flourens se fait de l’action régulatrice correspond bien davantage à l’idée que s’en font les horlogers depuis le dernier tiers du 17e siècle, moment où Huyghens s’est avisé d’intégrer aux instruments horaires des systèmes comme le pendule pesant ou le balancier-spiral, qu’à celle que professera, quarante ans plus tard, son collègue physiologiste du Muséum et du Collège de France Claude Bernard, comme nous allons le voir maintenant.

Notes
1.

C’est notamment l’opinion de Jacques Piquemal, qui, en conclusion de son « Histoire des idées sur la respiration », s’exprime ainsi : « Il nous paraît légitime de parler [avec Lavoisier] d’une refonte de la physiologie. Cette fois, le seuil épistémologique est complètement franchi. » (in J. Piquemal, Essais et leçons d’histoire de la médecine et de la biologie, Paris, PUF, 1993, p. 171)

2.

A. L. de Lavoisier, A. Seguin : « Premier mémoire sur la respiration des animaux » (1789), in A. L. de Lavoisier, Mémoires sur la respiration et la transpiration des animaux, Paris, Gauthier-Villars, 1920, p. 47.

1.

A. L. de Lavoisier, A. Seguin : « Premier mémoire sur la transpiration des animaux » (1790), in A. L. de Lavoisier, Mémoires sur la respiration et la transpiration…, op. cit., pp. 54-55.

2.

Ibid., p. 55.

3.

Ibid., p. 61.

4.

A. L. de Lavoisier, A. Seguin : « Mémoire sur la respiration… », op. cit., p. 47.

5.

A. L. de Lavoisier, A. Seguin : « Mémoire sur la transpiration… », op. cit., p. 55.

6.

A ; L. de Lavoisier, A. Seguin : « Mémoire sur la respiration… », op. cit., p. 46.

7.

Ibid., p. 47.

628.

A. L. de Lavoisier, A. Seguin : « Mémoire sur la transpiration… », op. cit., p. 54.

629.

A. L. de Lavoisier, A. Seguin : « Mémoire sur la respiration… », op. cit., p. 48.

630.

Ibid., p. 46.

631.

A. L. de Lavoisier, A. Seguin : « Mémoire sur la transpiration… », op. cit., p. 65.

632.

Cette ambiguïté est présente chez Lavoisier, notamment quand il traite de l’inflammation et de l’indigestion : phénomènes qu’il explique respectivement dans ses Mémoires par le défaut et l’excès de substances nutritives (hydrogène et carbone) contenus dans le sang. Si « l’état de maladie » commence aux « bornes au-delà desquelles les compensations ne peuvent plus avoir lieu » (« Mémoire sur la respiration… », op. cit., p. 47), comment l’indigestion par exemple, qui est bien pathologique puisqu’elle arrive une fois « franchie la limite qui lui [à l’animal] avait été marquée » (« Mémoire sur la transpiration… », op. cit., p. 65), peut-elle être présentée sans contradiction « à la fois comme le préservatif et le remède » (Ibid.) permettant de rétablir l’animal « dans son état naturel » (Ibid.) ?

633.

Les deux savants ont coécrit, rappelons-le, le célèbre Mémoire sur la chaleur, paru en 1780 dans les Mémoires de l’Académie des sciences.

634.

G. Cuvier : « Rapport sur le mémoire de M. Flourens relatif à la détermination des propriétés du système nerveux, et du rôle que jouent les diverses parties de ce système dans les mouvements dits volontaires », Comptes-rendus à l’Académie des sciences, mars-avril 1822, in P. Flourens, Recherches expérimentales sur les propriétés et les fonctions du système nerveux dans les animaux vertébrés, Paris, Crevot, 1824, p. 82.

635.

P. Flourens : « Supplément aux nouvelles recherches sur les propriétés et les fonctions des diverses parties qui composent la masse cérébrale » (sept. 1823), in P. Flourens, Recherches expérimentales…, op. cit., p. 162.

636.

P. Flourens : « Extrait des recherches sur les propriétés et les fonctions du grand sympathique » (nov. 1823) , in P. Flourens, Recherches expérimentales…, op. cit., p. 213.

637.

Ibid., pp. 215-16.

638.

P. Flourens : « Recherches sur l’action du système nerveux dans les mouvements dits involontaires ou de conservation » (oct.-nov. 1823), in P. Flourens, Recherches expérimentales…, op. cit., p. 186.

1.

P. Flourens : « Observations relatives au premier Mémoire, et faisant suite aux notes précédentes sur les expériences de M. Rolando » (janv. 1824), in P. Flourens, Recherches expérimentales…, op. cit., pp. 312-13 (souligné par l’auteur).