3. Émergence et affirmation du concept physiologique

Premières apparitions du concept d’ « action en retour » dans la neurophysiologie allemande du milieu du 19e siècle

Il faut attendre le début des années 1840 pour voir apparaître les premiers linéaments d’une conception sui generis de la régulation, celle-là même qui finira par s’imposer en physiologie après la mort de Claude Bernard, et en grande partie grâce à ses travaux. En 1842, le jeune psycho-physiologiste Hermann Lotze (1817-1881), plus connu aujourd’hui pour ses essais philosophiques que pour ses contributions à la biologie 639 , rédige pour le compte du Wagners Handwörterbuch der Physiologie un article sur la notion de vie où se trouvent exposées, à titre d’argument contre l’hypothèse de la force vitale, cible de ses attaques critiques, des considérations tout à fait nouvelles sur la manière dont il faut entendre la fonction régulatrice en physiologie, celle du système nerveux en particulier. Dans un passage où l’ironie à l’égard des croyances vitalistes de ses aînés le partage à l’originalité de vue conceptuelle, il écrit :

‘« Quand une perturbation [Störung] survient, alors une régulation [Regulation] se produit, qui n’est déclenchée ou provoquée elle-même que par des processus purement mécaniques. Nous ne devons pas exiger ici à nouveau l’impossible, à savoir que la force vitale [Lebenskraft], à la manière d’un surveillant suprême, non seulement choisisse ce qu’il convient de faire, mais aussi l’exécute ; la réaction en retour [Rückwirkung] doit être elle-même d’autant plus forte que sont forts les effets de la perturbation [die Folgen der Störung] et jaillir avec l’énergie d’un ressort mécanique. Donner cette sollicitation mécanique qui déclenche les fonctions régulatrices [regulatorischen Thätigkeiten] est le rôle du système nerveux dans ces deux branches, celle des fibres centripètes et celle des fibres centrifuges. C’est seulement là où il existe un système homogène de masses reliant ensemble les parties singulières du grand complexe corporel, et là où on trouve un mouvement dans les nerfs eux-mêmes leur permettant de donner une impulsion d’activité intensifiée ou diminuée sur un point où les modifications [Veränderungen] sont conduites sans entraves dans une voie déterminée et retournent [wieder zurücklangend] aux masses en fonctionnement – c’est seulement à ces conditions qu’une régulation conforme à l’état des perturbations externes [gesetzmäsisse Regulation aüsserer Störungen] peut intervenir. 640  »’

Aux dires des historiens, ce texte n’a à l’époque guère trouvé d’écho ; il ne semble pas non plus que son auteur ait développé ou même simplement reproduit ultérieurement ces vues révolutionnaires datant de sa jeunesse. Révolutionnaires, elles le sont d’ailleurs aux deux sens du terme. En ce sens d’abord qu’il s’agit en somme d’un retour, de la résurrection scientifique de l’idée impliquée dans l’acception philosophico-théologique primitive du terme de régulation, celle qu’admettaient Newton, Clarke, Cudworth : la régulation définie comme correction, restauration. Mais aussi en ce sens que la réhabilitation de cette idée générale (et, il est vrai, fondamentale) s’opère en l’espèce sur un nouveau terrain d’élection, celui de la biologie, et passe par l’élaboration de notions spécifiques d’importance théorique décisive, promises à un grand avenir, dont les acteurs des controverses physico-théologiques du 17e et 18e siècles n’avaient évidemment aucune idée. Le texte de Lotze contient ainsi quelques-uns uns des principaux éléments notionnels autour desquels s’articulera la réflexion bernardienne sur la régulation : l’idée d’une perturbation (Störung) exogène de l’équilibre organique ; l’idée d’une contre-réaction ou rétroaction (Rückwirkung), rendue possible par le couplage fonctionnel d’un organe récepteur et d’un organe effecteur (en l’occurrence les fibres nerveuses sensitives et motrices) ; l’idée que la régulation est d’autant plus efficace que l’être vivant possède un système nerveux perfectionné et que les parties qui le composent forment un tout, autrement dit que régulation et intégration organiques vont de pair. La régulation lotzienne, toute mécanique qu’elle soit – et Dieu sait s’il insiste sur ce point – n’est pas une fonction de conservation d’un ordre organique postulé normalement imperturbable, mais une fonction de réparation des désordres qu’éprouvent l’organisme sain. Pour reprendre l’expression de Canguilhem, fidèle à la terminologie et qui synthétise bien la pensée de l’auteur, la régulation est pour Lotze une « fonction purement mécanique de compensation des perturbations par rétroaction d’origine nerveuse 641  ». En termes abstraits, nous dirions que Lotze présuppose une distinction que Leibniz et sans doute encore Lavoisier eurent jugée absurde, mais qui apparaît comme capitale en physiologie dans la mesure où elle constitue la condition de possibilité théorique d’une conception alternative du rôle des régulateurs, d’une distinction entre le concept statique de règle (ou norme) et le concept dynamique de régulation (ou normalisation). L’idée que l’organisme puisse s’écarter pour un temps de ses normes physiologiques sans cesser d’être sain, c’est-à-dire sans cesser d’être soumis à l’action régulatrice de ses divers appareils régulateurs, n’est plus désormais une proposition contradictoire.

Nous voilà assurément déportés bien loin des opinions défendues naguère par Lavoisier et, hier encore, par Flourens et Cuvier. Ils s’en faut pourtant que ces dernières aient perdu dans les années 1840 leur position dominante. Comme on l’a déjà dit, le texte cité ci-dessus est passé pratiquement inaperçu au moment de sa parution. Au vrai la théorie qui y était avancée était certainement trop hypothétique, trop peu systématisée, trop desservie aussi par le caractère polémique violemment anti-vitaliste du propos, pour retenir l’attention de physiologistes souvent imbus de préjugés contraires et, partant, guère disposés à l’admettre. Le texte de Lotze est donc tombé dans l’oubli, et pourtant c’est sa théorie qui finira, discrètement mais irrésistiblement, par s’imposer après 1860. Mais il faudra attendre qu’on la visse s’articuler logiquement à d’autres théories bien ou mieux établies (comme la théorie cellulaire et la théorie du milieu intérieur) et s’intégrer dans une conception biologique plus large et compréhensive (celle de la stabilisation des conditions physico-chimiques composant le milieu (intérieur) dans lequel vivent les éléments anatomiques). Il faudra attendre, surtout, qu’on la visse reposer sur des bases empiriques solides (celles que fournira notamment la démonstration expérimentale du rôle du système nerveux végétatif dans les phénomènes de calorification animale, de contraction cardiaque, de glycogenèse hépatique) – toutes tâches qu’il revient en tout ou partie à Claude Bernard d’avoir réalisées, et qui font de lui le fondateur incontesté de la physiologie des régulations.

En 1862, un autre physiologiste allemand, Isidor Rosenthal, fait paraître un ouvrage sur les mouvements respiratoires et leurs relations avec le nerf vague (le pneumogastrique) dont le premier chapitre s’intitule : « La régulation des mouvements respiratoires » (Die Regulierung der Athembewegungen). A notre connaissance, c’est la première fois que le mot régulation figure en titre d’un texte de physiologie. Si le chapitre en question ne témoigne d’aucune avancée conceptuelle par rapport à l’article de Lotze écrit vingt ans plus tôt, il montre en revanche le niveau de précision et d’élaboration à laquelle est parvenue, au début des années 1860, l’analyse physiologique dans la connaissance d’une des grandes fonctions du système nerveux, à savoir la régulation du rythme respiratoire. Après avoir fait le bilan des progrès réalisés concernant l’étude du mécanisme respiratoire et rappelé l’importance respective des contributions de ceux, médecins, physiologistes, chimistes et physiciens expérimentateurs – de Legallois à Lothar Meyer (1830-1895), en passant par Sir Humphrey Davy (1778-1829), Flourens, Johannes Müller, Karl Ludwig, Henri-Victor Regnault (1810-1878), Ludwig Traube (1818-1876) et quelques autres – qui l’avaient précédé dans cette voie, Rosenthal écrit :

‘« Nous avons vu que l’appauvrissement du sang en oxygène conduit l’organe nerveux central des mouvements respiratoires à activer de façon plus intense les mouvements respiratoires. Ainsi nous sommes près de la conclusion selon laquelle la respiration normale [...] est continûment interrompue par la même cause, c’est-à-dire par la consommation continue d’oxygène, en conséquence de quoi le taux d’oxygène du sang ne peut jamais dépasser une certaine limite [niemals eine gewisse Grenze übersteigen kann]. La cause et l’effet se régulent ici réciproquement, de façon à atteindre un effet constant, exactement de la même manière que le régulateur d’une machine à vapeur maintient la durée et la vitesse de son mouvement dans d’étroites limites [Ursache und Wirkung regulieren sich hier gegenseitig, um eine Constanz der Wirkung zu erzielen, gerade wie der Regulator einer Dampfmaschine die Grösse und Geschwindigkeit ihrer Bewegung innerhalb enger Grenzen hält]. Le manque d’oxygène excite les mouvements respiratoires, et comme ce manque est pallié par ce moyen [und da durch diese dem Sauerstoffmangel abgeholfen wird], l’initiation pour d’autres mouvements respiratoires disparaîtrait si le manque d’oxygène ne réapparaissait pas devant la consommation continue. Si, du fait de la respiration un excédent d’oxygène est acquis par rapport à ce qui est consommé, le stimulus devient plus faible et les mouvements respiratoires doivent décroître ; s’il est plus consommé qu’il n’est acquis, alors le stimulus croît et les mouvements doivent s’intensifier. 1  »’

Remarquons que le dispositif technique qui sert de modèle a changé : ce n’est plus le régulateur de montre mais, comme du reste chez Bernard lorsqu’il s’avisera pour la première fois d’employer le mot, le régulateur des machines à vapeur. Or à la différence des montres, les machines à vapeur sont bien pourvues d’appareils élémentaires de rétrocontrôle, c’est-à-dire d’action de l’effet sur la quantité de la cause. Les régulateurs des machines à vapeur, qu’il s’agisse du pendule conique à force centrifuge de Watt ou d’un de ses avatars perfectionnés, contrairement aux régulateurs d’horlogerie (le balancier-spiral), constituent des systèmes de régulation dits « à boucle ». Soit l’exemple du fameux régulateur à boules de Watt : en baissant ou en élevant sa position le long de l’axe tournant sur lequel il coulisse, l’anneau mobile inférieur relié aux deux boules par des bielles fournit une « information » sur la vitesse de l’axe rotatif, donc sur la pression de la vapeur dans la chaudière ; cette information est transmise à une tige à laquelle il est articulé et qui commande le degré d’ouverture d’une valve, valve par où s’échappe la vapeur (il s’agit alors d’une simple préaction positive pour reprendre le vocabulaire de la cybernétique, c’est-à-dire s’exerçant sur le débit de sortie du système dans le même sens que la variation de la variable régulée 2 ) ou par où arrive le combustible ou le comburant moteur (il s’agit alors d’une véritable rétroaction négative, qui s’exerce sur le débit d’entrée du système dans le sens opposé à la variation de la variable régulée). Comme dans le cas d’un thermostat (avec son système lame métallique de dilatation – interrupteur de courant électrique) ou du réservoir à flotteur de nos chasses d’eau (avec son système flotteur – robinet d’entrée d’eau) il y a bien là couplage d’un organe détecteur ou récepteur d’une information (l’anneau mobile inférieur) concernant l’existence d’une perturbation, et d’un organe effecteur (la tige de commande d’ouverture de la soupape) corrigeant la perturbation. Rien de tel évidemment dans le régulateur des montres, qui évite grâce au ressort mais qui ne corrige point à proprement parler les variations d’oscillation du balancier, et qui ne peut rétroagir sur l’intensité de la force motrice impulsée par le ressort moteur 642 .

Au demeurant, la comparaison avec le régulateur des machines à vapeur n’eût-elle pas été faite par l’auteur, le reste du propos de Rosenthal, qui parle de la régulation réciproque de la cause et de l’effet, et illustre cette idée abstraite par une analyse remarquablement claire de la régulation nerveuse circulaire du taux d’oxygène sanguin via la détermination du rythme respiratoire, aurait suffi à affirmer que le physiologiste allemand est bien en possession dudit concept. Certes le terme même de rétroaction ne figure pas dans le texte de Rosenthal – non plus d’ailleurs que dans ceux de Bernard concernant la régulation quelques années plus tard – ; mais la notion, elle, est bien présente. A la régulation par rétroaction il manque peut-être ici le mot, mais il ne manque assurément ni la théorie, ni, comme c’est encore le cas chez Lotze, l’exemple décisif. Appréciation que partage du reste l’un des spécialistes les plus autorisés de l’œuvre de Claude Bernard, Frederic Holmes, de l’avis duquel la description du mécanisme de la régulation du taux d’oxygène du sang faite par Rosenthal surpasse même en qualité toutes celles que l’on doit à l’éminent physiologiste français : « Nous pouvons voir dans la discussion de Rosenthal une compréhension claire de ce que nous appelons aujourd’hui un mécanisme de rétro-contrôle. Ceci se passait plus de dix ans avant que Bernard ne fasse de la régulation l’élément essentiel du milieu intérieur, et c’est, en réalité, une plus complète analyse de la régulation respiratoire de l’oxygène et du dioxyde de carbone contenus dans le sang que ne le seront jamais celles de Claude Bernard 643  ».

Avec l’intégration de la notion de rétroaction au concept de régulation physiologique, on est sans doute loin de posséder l’équivalent de la conception bernardienne de la stabilisation des conditions physico-chimiques du milieu intérieur (on a vu d’ailleurs que la théorie bernardienne du milieu intérieur avait de toutes autres origines et qu’elle avait largement précédé ses réflexions sur la régulation 644 ), mais on a définitivement rompu avec la vieille idée de la régulation comme conservation. Penser la régulation physiologique comme une régulation par rétroaction, c’est supposer en effet l’existence d’irrégularités, d’infractions à la règle organique commises dans l’organisme même, puisque cela revient à penser quelque action sur leurs causes. La régulation par rétroaction est nécessairement une fonction de réparation des erreurs, de correction des écarts. Dans cette perspective, la régularité, la constance est moins l’expression ou le symbole que l’effet ou le résultat de l’action régulatrice exercée par un appareil de l’organisme (en l’occurrence le système nerveux).

Notes
639.

Hermann Lotze est l’auteur notamment d’une imposante fresque biologico-anthropologico-philosophique : Mikrokosmus. Ideen zur Naturgeschichte und Geschichte der Menschheit. Versuch einer Anthropologie, Leipzig, Hirzel, 1856-58, 3 vol., et d’un System der philosophie, Leipzig, Hirzel, 1874-79, 2 vol. : ouvrages qui eurent leurs heures de célébrité en Allemagne au 19e siècle et, s’agissant du premier, récemment réédité.

640.

H. Lotze : « Leben, Lebenskraft », Wagners Handwörterbuch der Physiologie, Braunschweig, Vieweg, 1842, 4 vol., t. 1, IX-LVIII, cité in K. E. Rothschuh : « Historische Wurzeln der Vorstellung einer selbstättigen informationsgesteuerten biologischen Regelung », op. cit., pp. 100-101 (traduit par nous).

641.

G. Canguilhem : « La formation du concept de régulation biologique… », op. cit., p. 98.

1.

J. Rosenthal : « Die Athembewegungen und ihre Beziehungen zum Nervus Vagus », Berlin, Hirschwald, 1862, chap. 1, p. 12 (traduit par F. Holmes : « La signification du concept de milieu intérieur », in J. Michel (dir.), La nécessité de Claude Bernard, op. cit., p. 56, et complété par nous).

2.

Sur cette question de l’intérêt pédagogique et théorique de l’usage de la terminologie de la cybernétique en macro-physiologie des régulations, cf. l’ouvrage remarquable de M. Cabanac et M. Russek, Régulation et contrôle en biologie, Québec, PU Laval, 1982, notamment partie 1, chap. 4, pp. 51-77.

642.

Sur les propriétés rétroactives des régulateurs des machines à vapeur comparés aux régulateurs d’horlogerie, cf. G. Gohau : « Naissance et extension du concept de régulation en biologie », op. cit., pp. 101-103.

643.

F. Holmes : « La signification du concept de milieu intérieur », op. cit., p. 57.

644.

Cf. Partie III, chap. 1, 2.