Articulation des notions de milieu intérieur et de régulation

« Ce ralentissement graduel du fonctionnement respiratoire, écrivait Rosenthal quelques pages après l’extrait cité ci-dessus, donne aussi à l’animal [vertébré] cette curieuse résistance contre le manque d’oxygène, que nous connaissons sinon seulement chez les animaux à sang froid, et sur laquelle, à ma connaissance, Claude Bernard a le premier attiré l’attention 645  ». En 1862, la référence à Claude Bernard dans une étude de physiologie respiratoire n’a pas de quoi surprendre, pour qui sait l’importance de ces travaux déjà publiés sur l’action vasodilatatrice du système neurovégétatif et son rôle dans la répartition de l’énergie alimentaire. A cette date, le physiologiste français ne parle pas encore dudit système comme d’un régulateur, mais il a déjà eu plusieurs fois l’occasion d’exposer ses idées sur la notion de milieu intérieur et de revenir sur le thème du milieu intérieur comme milieu protecteur des éléments anatomiques composant l’organisme. Citons quelques textes qui en témoignent : « Dans ce dernier milieu [le milieu intérieur] l’animal porte tout ce qu’il lui faut, ses matériaux liquides et gazeux dans son sang, sa température propre. Plus l’animal est élevé, plus ce milieu organique est protecteur, mais aussi plus ses organules sont délicats et moins le milieu physico-chimique agit directement. 646  ». « Cette sorte d’indépendance que possède l’organisme dans le milieu extérieur vient de ce que, chez l’être vivant, les tissus sont en réalité soustraits aux influences extérieures directes et qu’ils sont protégés par un véritable milieu intérieur. [...] Cette indépendance devient d’ailleurs d’autant plus grande que l’être est plus élevé dans l’échelle de l’organisation, c’est-à-dire qu’il possède un milieu intérieur plus complètement protecteur. 647  ». Ou encore celui-ci, qui réfère cette fois non pas à toutes, mais à l’une seulement des protections fournies par le milieu intérieur (la protection contre les variations de température externe) : « Chez les animaux à sang chaud, les phénomènes de la vie ne s’interrompent pas pendant l’hiver, parce qu’il y a un mécanisme particulier qui les protège contre le froid et leur conserve une chaleur élevée. Les éléments organiques, abrités contre le froid, continuent à fonctionner activement, de la même façon que les plantes végètent dans une serre, parce qu’elles sont chauffées et placées à une température qui permet leur végétation. 1  ».

Au moment (1867) où Bernard va s’emparer du terme régulateur et l’appliquer au système nerveux, l’idée d’un milieu protecteur, dont la valeur, sous ce rapport, est fonction du degré de complexité atteint par l’organisation animale, est devenue un thème récurrent dans les exposés bernardiens, une topique de sa réflexion sur le milieu intérieur, Les passages suivants le prouvent surabondamment, tous extraits d’écrits antérieurs à 1867 : « A mesure que le milieu intérieur s’élève, il tend à s’isoler plus complètement des milieux extérieurs, et présente des conditions organiques modifiées d’une manière spéciale pour le développement des éléments anatomiques, qui sont ainsi de plus en plus protégés contre les influences du dehors. Le sang conserve alors une température propre, donne des matières nutritives spéciales, etc. 2  » (1864). « Chez l’homme et chez les autres animaux à sang chaud, il y a en général une indépendance évidente entre les fonctions de l’organisme et les conditions du milieu ambiant. Les phénomènes vitaux ne subissent plus dans leurs manifestations l’influence alternative des saisons ni celle des variations cosmiques. Par suite d’un mécanisme protecteur plus complet, l’animal possède et maintient en lui, dans un milieu intérieur qui lui est propre, les conditions d’humidité et de chaleur nécessaires aux manifestations des phénomènes vitaux. L’organisme de l’animal à sang chaud, étant suffisamment protégé, n’entre que très difficilement en équilibre avec le milieu extérieur ; il garde en quelque sorte ses organes en serre chaude, et il leur conserve ainsi leur activité vitale. 3  » (1865). « C’est seulement chez les animaux à sang chaud, qu’il paraît y avoir indépendance entre les conditions de l’organisme et celles du milieu ambiant ; chez ces animaux en effet, la manifestation des phénomènes vitaux ne subit plus les alternatives et les variations qu’éprouvent les conditions cosmiques [...]. Cela tient simplement à ce que, par suite d’un mécanisme protecteur plus complet [...], le milieu intérieur de l’animal à sang chaud se met plus difficilement en équilibre avec le milieu cosmique extérieur. Les influences extérieures n’amènent, conséquemment, des modifications et des perturbations dans l’intensité des fonctions de l’organisme, qu’autant que le système protecteur du milieu organique devient insuffisant dans des conditions données. 648  » (1865). « A mesure que l’organisme devient plus parfait, le milieu organique se spécialise et s’isole en quelque sorte de plus en plus du milieu ambiant. Chez les végétaux et chez les animaux à sang froid [...], cet isolement est moins complet que chez les animaux à sang chaud ; chez ces derniers le liquide sanguin possède une température et une constitution à peu près fixe et semblable. Mais ces conditions diverses [...] ne constituent que des perfectionnements dans les mécanismes isolateurs et protecteurs des milieux. 649  », etc.

L’on conviendra que dans ces passages l’accent est mis au moins autant sur l’indépendance acquise par rapport au monde extérieur par les organismes dotés d’un milieu intérieur perfectionné, que sur la constance, la stabilité physico-chimique de ce même milieu. C’est qu’il s’agissait d’expliquer alors par la théorie du milieu intérieur un fait vulgaire et bien connu de tous, savoir la conformation des périodes d’activité et d’inactivité fonctionnelle des animaux à sang froid et des végétaux au cycle des saisons. Ce pourquoi Bernard est sans doute encore dans ces années plus attentif aux effets et bénéfices de cette protection du milieu intérieur pour l’organisme macroscopique (l’indépendance relative à l’égard du milieu cosmique) que pour les éléments anatomiques qui le composent (la sécurité que constitue le fait de disposer de conditions physico-chimiques de vie stables). Cela étant, l’idée est bien explicitement présente que le milieu intérieur, à la différence du milieu extérieur, est un milieu physico-chimique (relativement) fixe, régulier, constant 650 .

Au surplus, notons que s’il faut attendre 1867 pour voir Bernard appeler régulateur tout ou partie du système nerveux ou son effet sur telle ou telle partie de l’organisme animal, il n’en va pas de même pour le verbe « régler ». dès les premières formulations de la théorie du milieu intérieur, Bernard parle des nerfs comme d’organes chargés de « régler » les paramètres du milieu où vivent les éléments anatomiques, sans limitation a priori du nombre et de la nature des paramètres susceptibles d’être ainsi réglés. Autrement dit, il s’agit d’organes qui « règlent » non seulement les propriétés physiques du milieu intérieur comme la température, la pression osmotique ou la concentration ionique (le pH), mais aussi la concentration de ses composants chimiques comme la glycémie, la calcémie, la teneur en graisse, en protéine, en oxygène ou en eau. Dans ses Cahiers de notes rédigés de 1857 à 1860, Claude Bernard écrit ainsi : « Le système nerveux ne produit pas mais règle les phénomènes chimiques de l’organisme 651 . ». La formule est vague certes, qui ne fait pas mention du milieu intérieur ; mais d’autres de la même époque dissipent tout équivoque sur le sens que lui donnait Claude Bernard. Dans les Leçons sur les propriétés physiologiques (1859), l’auteur en dévoile la signification exacte et illustre sa théorie par un exemple : « Les actes chimiques qui s’accomplissent dans le sang sont réglés ou suspendus par l’influence du système nerveux, influence capable de modifier ou d’empêcher les conditions physiques de leur production. C’est ainsi que vous avez vu l’influence du système nerveux augmenter, diminuer, faire cesser la production du sucre dans l’organisme en agissant sur le mécanisme qui rend cette production possible 652  ». Deux ans plus tard, dans son cours resté inédit de pathologie expérimentale au Collège de France de l’année 1860-61, on peut lire derechef : « La circulation du sang répond au renouvellement du milieu [interne]. Les nerfs règlent ces renouvellements du milieu et le contact entre le sang et les organules. [...] Nous verrons ainsi les influences nerveuses se traduire par des phénomènes de circulation et des conséquences physico-chimiques 653 . ». Bref, force est de constater que l’affirmation concernant le rôle que Bernard ne nomme pas encore régulateur du système nerveux n’est primitivement assorti d’aucune réserve, d’aucune restriction de validité. En tout état de cause, une fois sa théorie du milieu intérieur au point, Bernard n’a pas attendu patiemment de rassembler un nombre éloquent de preuves pour donner son adhésion pleine et entière à l’idée que les nerfs sont chargés de régler les conditions physico-chimiques de vie des éléments anatomiques. Les quelques résultats expérimentaux et plus ou moins fondamentaux sur le sujet par lui obtenus (la découverte des nerfs vasodilatateurs des capillaires et de leur influence sur la température et la nutrition locales, celle du rôle du système nerveux dans le débit des sécrétions salivaires, rénales et glucidiques notamment) suffisent manifestement à ses yeux pour s’autoriser une telle présomption de validité.

Qu’on le juge à ce jour insuffisamment fondé ou non, reste donc qu’il y a tôt chez Bernard un usage du verbe « régler » qui prépare le terrain psychologique et intellectuel favorable à l’adoption ultérieur du terme de régulateur. Nous en fournirons une dernière preuve en citant un passage extrait cette fois non d’une des leçons du maître au Collège de France ou au Muséum, mais de son ouvrage le plus célèbre : l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Dans le chapitre qui contient le plus long développement alors jamais consacré par l’auteur à la théorie du milieu intérieur 654 , celui-ci écrit :

‘« L’organisme n’est qu’une machine vivante construite de telle façon, qu’il y a, d’une part, une communication libre du milieu extérieur avec le milieu intérieur organique, et, d’autre part, qu’il y a des fonctions protectrices des éléments organiques pour mettre les matériaux de la vie en réserve et entretenir sans interruption l’humidité, la chaleur et les autres conditions indispensables à l’activité vitale. La maladie et la mort ne sont qu’une dislocation ou une perturbation de ce mécanismequi règle l’arrivée des excitants vitaux au contact des éléments organiques. L’atmosphère extérieure viciée, les poisons liquides ou gazeux, n’amènent la mort qu’à la condition que les substances nuisibles soient portées dans le milieu intérieur, en contact avec les éléments organiques. 655 »’

On notera ici l’articulation des thèmes de la protection et de la régulation : la protection des cellules de l’organisme s’obtient au moyen de la régulation de leurs conditions matérielles, physiques et chimiques, de vie. Cette protection est possible puisqu’elles vivent, non dans le milieu extérieur cosmique sur lequel l’organisme est pratiquement sans influence, mais dans un milieu intérieur créé et entretenu par l’organisme lui-même. Dans ce passage, Bernard ne dit pas expressément il est vrai que les « fonctions protectrices », que le « mécanisme qui règle l’arrivée des excitants vitaux » sont de nature nerveuse. Mais les propos précédemment cités du physiologiste nous permettent d’inférer sans gros risque d’erreur que l’assimilation aux nerfs des organes chargés de régler les « conditions indispensables à l’activité vitale » des éléments anatomiques est ici sous-entendue par Bernard. Au demeurant, ladite assimilation est affirmée sans ambages quelques pages plus loin s’agissant de la régulation de la composition chimique du milieu intérieur, après un rappel assez allusif des expériences qui lui ont permis d’identifier les nerfs contrôlant la sécrétion de certaines glandes (les deux plus célèbres étant celle dite de la piqûre diabétogène, dont nous avons déjà dit quelques mots 656 , et celle dite de l’excitation de la corde du tympan, organe qui s’est révélé être le nerf dilatateur des vaisseaux de la glande sous-maxillaire qui secrète la salive) : « On comprend, écrit Bernard, comment une fonction toute chimique peut être réglée par le système nerveux, de manière à fournir les liquides organiques dans des conditions toujours identiques 657  ».

A la lecture de tous ces textes, une conclusion s’impose : savoir que l’irruption somme toute relativement tardive du terme régulateur ne marque pas une rupture ni même une avancée conceptuelle décisive dans l’œuvre de Bernard, mais seulement un approfondissement d’idées qui se trouvaient déjà présentes quoique incomplètement exprimées et développées. On peut dire que jusqu’en 1867, le concept de régulateur est en attente de sa nomination, laquelle viendra, par contrecoup, en clarifier et en préciser la compréhension. Mais au début des années 1860 le cadre théorique est d’ores et déjà solidement fixé, qui indique la place logique et la fonction sémantique que viendra remplir quelques années plus tard l’usage du terme régulateur.

Notes
645.

I. Rosenthal, Die Athembewegungegen…, op. cit., chap. 1, p. 18.

646.

C. Bernard, Cahiers de notes, 1850-1860, prés. M. D. Grmek, Paris, Gallimard, 1965, p. 105.

647.

C. Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques… (1859), op. cit.,1re leçon, pp. 9-10.

1.

C. Bernard, Leçons de pathologie expérimentale (1860), op. cit., pp. 495-96.

2.

C. Bernard, Leçons sur les propriétés des tissus vivants, op. cit., 2e leçon, p. 58.

3.

C. Bernard : « Du progrès des sciences physiologiques », op. cit., p. 643.

648.

C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, op. cit., partie 2, chap. 1, pp. 102-03.

649.

Ibid., p. 105.

650.

Au vrai, on aurait pu citer d’autres extraits encore plus parfaitement explicites sur ce point. Dès 1859, Bernard notait ainsi que « le sang est un véritable milieu dans lequel les tissus [...] trouvent pour l’accomplissement de leurs fonctions des conditions invariables de température, d’humidité, d’oxygénation, en même temps que les matériaux azotés, hydro-carbonés et salins sans lesquels les organes ne peuvent se nourrir. » (C. Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques…, op. cit., 3e leçon, p. 43)

651.

C. Bernard, Cahiers de notes, 1850-1860, op. cit., p. 75.

652.

C. Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques…, op. cit., 3e leçon, pp. 46-47.

653.

C. Bernard, Ms. 21 b, f. 2-3, cité par M. D. Grmek : « Evolution des conceptions de Claude Bernard sur le milieu intérieur », op. cit., p.128. Bernard fait ici référence à l’expérience de la fameuse piqûre diabétogène réalisée par lui quelques années plus tôt (1858), expérience qui consiste à provoquer chez le lapin une glycosurie et une hyperglycémie par excitation du quatrième ventricule du cerveau droit.

654.

Rappelons à cet égard que la troisième sous-partie du chapitre en question s’intitule : « Les phénomènes physiologiques des organismes supérieurs se passent dans des milieux organiques intérieurs perfectionnés et doués de propriétés physico-chimiques constantes ».

655.

C. Bernard, Introduction…, op. cit., partie 2, chap. 1, p. 119 (souligné par nous).

656.

Cf. n. 3 de la page précédente.

657.

C. Bernard, Introduction…, op. cit., partie 2, chap. 2., pp. 138-39.