L’identification du champ d’extension de la régulation : les conditions de vie élémentaire

On a rappelé brièvement au début du chapitre les circonstances qui avaient amené Bernard à employer pour la première fois le vocable « régulateur » en 1867 : le mémoire d’Elie de Cyon sur l’existence du nerf dépresseur du cœur à effet rétroactif, idée que Bernard traduit correctement, même s’il n’emploie pas le mot, en disant qu’il « peut déterminer le travail du cœur et la force des résistances qu’il doit vaincre, jouant, pour ainsi dire, le rôle d’une soupape de sûreté ». Mémoire dont la lecture lui donne le sentiment de disposer grâce à la découverte de « ce mécanisme merveilleux, et alors sans exemple en physiologie » de la première description complète d’une boucle de régulation physiologique. Dans ses Leçons sur la chaleur animale (1871-72), le physiologiste reviendra longuement sur l’enchaînement de ce « cycle excito-moteur 658  », ce « cycle réflexe 659  » où « l’effet devient cause à son tour 660  », analysant en détail le jeu des « deux systèmes antagonistes 661  » composant ce savant « appareil d’équilibration [...] complet 662  » : « d’une part, le sympathique, nerf constricteur vasculaire général ; d’autre part, le nerf dépresseur et les nerfs sensitifs en général, qui suppriment l’action constrictive et amènent la dilatation vasculaire réflexe comme conséquence nécessaire de leur action 663  ». Il est devenu tout à fait clair pour Bernard que la régulation physiologique nécessite l’articulation entre un récepteur et un effecteur, et passe par l’enclenchement d’un mécanisme rétroactif, quelque inconnu soit-il, c’est-à-dire d’un mécanisme agissant en retour sur la cause dont il est l’effet. Soient précisément les déterminations sémantiques composant la notion de régulation déjà avancées par les physiologistes allemands Lotze et Rosenthal, dont on a du reste suffisamment souligné les implications du point de vue de la conception générale alternative de la régulation qui s’en dégage pour ne plus trop y revenir 664 . Savoir qu’elle n’est plus une fonction de prévention ou d’évitement d’écarts demeurés, partant, purement virtuels – ce qu’on a appelé, reprenant le mot de Canguilhem, une fonction de conservation –, mais une fonction de correction ou de réparation d’écarts réels par rapport à la norme physiologique et survenus antérieurement dans le processus vital. Cette conception, Claude Bernard ne va pas cependant se contenter de la reconduire incidemment et sans rien y ajouter qui ne fut sa marque propre. De la place relativement marginale qui lui était échue dans les premiers exposés sur le milieu intérieur, la thématique de la régulation va se déplacer jusqu’à occuper le devant de la scène réflexive, à mesure que se multiplient les retours de Bernard sur ce point fondamental de doctrine. Il n’est qu’à lire les septième et dixième leçons des Leçons sur la chaleur animale ou la deuxième leçon des Leçons sur les phénomènes communs pour s’en apercevoir. En outre et surtout, la problématique du milieu intérieur va fournir au concept de régulation physiologique l’arrière-plan théorique qui manquait aux prédécesseurs de Bernard pour en délimiter sans arbitraire l’extension.

On a vu plus haut que le mot « régler », dès avant 1867, n’était pas réservé par Bernard à l’expression de l’effet du système nerveux sur une variable physiologique spécifique – température, pression sanguine ou autre. Comme on peut le deviner, il va en être de même pour « régulateur ». Il est vrai, et les historiens l’ont souvent souligné, que l’auteur utilise surtout le vocable dans ses analyses des phénomènes physiologiques de calorification, c’est-à-dire de production et d’entretien de la chaleur animale (le mot est d’ailleurs significativement plus présent dans les Leçons sur la chaleur animale que dans n’importe quel autre ouvrage de Bernard). Ainsi, c’est dans le contexte d’une explication de ces phénomènes considérés exclusivement que le physiologiste qualifie le système nerveux sympathique de « régulateur de la circulation capillaire 1  » (dans la mesure où, en faisant varier la circulation locale, il contribue indirectement à rétablir la température normale dans les endroits du corps souffrant d’un excès ou un défaut de chaleur), le nerf dépresseur du cœur de « régulateur de la pression 2  » sanguine activant le refroidissement cardiaque, l’appareil nerveux en général de « régulateur de la calorification 3  », de « régulateur de la circulation 4  » ; ou encore qu’il note l’existence de « mécanismes nerveux producteurs et régulateurs de la calorification animale 5  », etc. Mais Bernard parle aussi à un endroit de ses Leçons sur le diabète et la glycogenèse animale par exemple, de la « loi régulatrice des oscillations glycémiques dans l’organisme 6  », ajoutant un peu plus loin « qu’il doit exister dans l’organisme vivant une fonction glycogénique qui entretient et règle la quantité de la matière sucrée dans le sang, et la rend indépendante des conditions variables de la digestion 7 . » Autrement dit, chez Bernard, « régulateur » se dit aussi explicitement de l’organe chargé de maintenir la constance du sang sous le rapport d’une de ses propriétés chimiques (en l’occurrence sa teneur en sucre). Le physiologiste au demeurant ne s’arrête pas en si bon chemin. Ce qui vaut pour la sécrétion glycémique vaut aussi, selon Bernard, pour les autres mécanismes d’absorption et de sécrétion : « Le système nerveux règle les absorptions comme les sécrétions 8 ». Et, in fine, pour toutes les fonctions de l’être vivant : « C’est le système nerveux qui se montre toujours le régulateur des phénomènes de la vie, de quelque nature qu’ils soient 9  ». « Régulateur » se dit donc aussi explicitement chez Bernard de l’organe nerveux en général dans ses rapports avec l’ensemble des activités fonctionnelles du vivant.

Il convient cependant ici d’être vigilant et d’éviter un contresens auxquelles certaines formules de Bernard, sorties de leur contexte, peuvent donner lieu. Les citations précédentes font plus ou moins directement allusion au sang, et partant – étant donné ce que nous savons du rôle de milieu joué d’après Bernard par les liquides sanguins et lymphatiques vis-à-vis des éléments anatomiques – implicitement référence à la notion de milieu intérieur. Plutôt que les fonctions organiques macroscopiques, ce sont donc les conditions physico-chimiques du milieu intérieur qu’évoque Bernard dans ces diverses incidentes relatives au champ d’application du régulateur physiologique. Quand Bernard précise sa pensée, on s’avise d’ailleurs aussitôt que la régulation ne s’entend non pas du tout chez lui des fonctions organiques elles-mêmes, mais des conditions physico-chimiques du milieu organique dont l’entretien et la réalisation sont assurés par l’exercice desdites fonctions. La régulation physiologique pour Bernard, c’est la régulation de la température, du pH, de la glycémie, de la teneur en eau, en oxygène, etc., du sang ; ce n’est pas la régulation des fonctions (digestion, respiration, circulation, etc.) qui concourent à réaliser ces conditions, fonctions dont le niveau d’activité varie au contraire selon que ces exigences sont plus ou moins satisfaites.

S’agit-il par exemple de l’oxygène ? : « Dans l’organisme à vie constante, des mécanismes appropriés règlent la quantité de ce gaz qui est départie au milieu intérieur et la maintiennent à peu près invariable 1  ». – De l’eau ? : « Chez les animaux supérieurs, la constance relative de la quantité d’eau qui baigne les éléments est assurée par un mécanisme qui rétablit continuellement l’équilibre entre les apports et les dépenses et qui est gouverné par le système nerveux 2  ». – Des agents chimiques composant le sang ? : « Ce n’est pas seulement pour l’eau qu’existent ces mécanismes compensateurs ; on les connaît également pour la plupart des substances minérales ou organiques contenues dans le sang 3  ». – De sa constitution physico-chimique en général ? : « Les conditions nécessaires à la vie des éléments qui doivent être rassemblées et maintenues constantes dans le milieu intérieur, pour le perfectionnement de la vie libre sont [...] : l’eau, l’oxygène, la chaleur, les substances chimiques ou réserves. [...] Chez l’animal perfectionné à vie indépendante, le système nerveux est appelé à régler l’harmonie entre toutes ces conditions 4  ».

On comprend mieux désormais le bénéfice qui résulte de cette articulation des notions de milieu intérieur et de régulation sous le rapport de la délimitation du champ d’extension de cette dernière : en toute rigueur l’objet de l’activité régulatrice doit se dire des conditions physico-chimiques du milieu intérieur exclusivement, même s’il se dit parfois chez Bernard, mais sans qu’il l’entende réellement ainsi, des fonctions organiques elles-mêmes. De l’activité des organes stricto sensu, il ne faut pas dire qu’elle est régulée ou régularisée, mais qu’elle est modulée, freinée ou accélérée par le système nerveux de façon à maintenir la régularité du milieu intérieur sous tel ou tel rapport spécifique. Cela, c’est la théorie bernardienne qui non seulement nous permet, mais nous oblige à le dire. Aussi nous sentons-nous en droit d’affirmer que l’application de l’action régulatrice du système nerveux tantôt aux conditions du milieu intérieur, tantôt aux fonctions qui les réalisent, est plus la marque d’une certaine laxité terminologique que d’une véritable indétermination intellectuelle de la part de Bernard. Les formulations bernardiennes peuvent ne pas être toujours à la hauteur de sa théorie 665 , il n’empêche que cette théorie (la théorie du milieu intérieur) existe, qui implique logiquement de considérer la régulation comme s’appliquant à la totalité non des fonctions de l’organisme macroscopique, mais des conditions physico-chimiques de vie des organismes microscopiques (les cellules) qui le composent. En articulant les notions de milieu intérieur et de régulation, ou pour le dire de manière plus précise : en assimilant le problème de la régulation du tout au problème de la restauration des conditions indispensables à la vie des parties (cellulaires) qui composent le tout, au problème du maintien de la stabilité du milieu physico-chimique nécessaire à l’existence de ces parties, au problème, finalement, de la protection des parties du tout – si tant est que par protection on entende l’assurance pour ces parties de disposer des données matérielles essentielles à leur conservation et à leur développement –, Bernard s’impose l’obligation d’élargir et de limiter à la fois l’extension du champ d’application de la notion de régulation à tous les paramètres, connus et inconnus, de ce milieu. Ce point a été bien vu par un auteur qui a su tirer de sa méditation de l’œuvre de philosophie biologique de Claude Bernard une œuvre forte et originale, aujourd’hui malheureusement un peu oubliée, Pierre Vendryès, lequel a toujours considéré la notion de condition comme une des pièces fondamentales de la physiologie bernardienne, à placer à égalité de rang logique avec celles de milieu intérieur, de mise en réserve, de régulation, de constance et d’autonomie physiologique 666 .

En résumé, s’il convient de reconnaître que Bernard n’a pas perfectionné en tant que tel le concept de régulation exposé par ceux qui ont ouvert la voie d’une conception alternative de la régulation physiologique et qu’il a été amené progressivement à reprendre à son compte, on accordera en revanche qu’en l’articulant à la notion par lui forgée de milieu intérieur, il a su se donner le moyen d’en fonder théoriquement l’extension. La théorie du milieu intérieur a permis à Bernard de réduire le problème de la régulation à un problème de protection des parties du tout organique. C’est cette problématisation « protectionniste » de la régulation qui fait tout le prix de l’œuvre de Bernard, pour qui cherche à comprendre les raisons qui ont conduit à l’adoption de la notion par les sociologues quelques décades plus tard.

Notes
658.

C. Bernard, Leçons sur la chaleur animale…, op. cit., 12e leçon, p. 269.

659.

Ibid., p. 272.

660.

Ibid., 15e leçon, p. 328.

661.

Ibid., 12e leçon, p. 273.

662.

Ibid., p. 268.

663.

Ibid., p. 273.

664.

Cf. Partie III, chap. 2, 3, « Premières apparition du concept d’ « action en retour » dans la neurophysiologie allemande du milieu du 19e siècle ».

1.

C. Bernard, Rapport sur les progrès et la marche de la physiologie générale en France, op. cit., p. 65.

2.

C. Bernard, Leçons sur la chaleur animale…, op. cit., 12e leçon, pp. 272-73.

3.

Ibid., 19e leçon, p. 404, n. 1.

4.

Ibid., 7e leçon, p. 132.

5.

Ibid., Avant-propos, VI.

6.

C. Bernard, Leçons sur le diabète et la glycogenèse animale (1877), Paris, Tchou, 1965, 17e leçon, pp. 274.

7.

Ibid., 18e leçon, p. 282.

8.

C. Bernard, Leçons sur le diabète…, op. cit., 18e leçon, p. 283.

9.

C. Bernard, Leçons sur la chaleur animale…, op. cit., 1re leçon, p. 11.

1.

C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie…, op. cit., t. 1, 2e leçon, p. 119.

2.

Ibid., t. 2, Leçon d’ouverture, p. 9.

3.

Ibid., t. 1, 2e leçon, p. 116.

4.

Ibid., p. 114.

665.

Rappelons d’ailleurs que ces formulations incorrectes ne se trouvent pas, sauf exception, dans les travaux écrits, mais dans les cours de Claude Bernard au Collège de France ou au Muséum, publiés sous forme d’ouvrage rédigés à partir des notes d’auditeurs revues et corrigées par l’auteur.

666.

Cf. P. Vendryès, Vie et probabilité, Paris, Albin Michel, 1942, chap. 3 et 9, pp. 75-120, 291-308 ; Vers la théorie de l’homme, Paris, PUF, 1973, Partie 1, chap. 2, pp. 59-66. Cf. aussi ses articles : « Les lois des régulations physiologiques », Semaine des hôpitaux de Paris, n°69, 14 sept. 1848, pp. 2228-32 ; « Déterminisme et autonomie chez Claude Bernard » (1967), in Philosophie et méthodologie scientifiques de Claude Bernard, op. cit., pp. 35-42.