La stabilité change de camp

Dernière illustration de la hauteur de vue à laquelle s’élève le théoricien du milieu intérieur dans ses considérations sur la régulation physiologique : ces deux passages tirés des Leçons de physiologie opératoire et des Leçons sur la chaleur animale relatifs à la régulation de la température chez les animaux à sang chaud. Où l’on retrouve toute cette savante distribution des rôles respectifs conférés au système nerveux, au sang, aux fonctions organiques, au milieu extérieur dans le jeu de la régulation physiologique :

‘« S’il est des animaux qui s’engourdissent pendant l’hiver, tandis que les autres conservent la même activité que dans les autres saisons, c’est que le système nerveux présente chez ces derniers des propriétés telles qu’il règle la température du sang et la maintient à peu près constante, c’est-à-dire indépendante des variations externes : grâce à ce mécanisme, les éléments anatomiques vivent alors dans le milieu intérieur comme des plantes en serre chaude, et n’ont pas à subir l’influence de l’abaissement de température du milieu où est plongé l’organisme entier. Les animaux qui sont dépourvus de ce mécanisme régulateur sont dits animaux à sang froid, et subissent sous ce rapport l’influence des variations du milieu ambiant. [...] Les animaux à sang chaud ont de plus que les animaux à sang froid un mécanisme régulateur de la température du milieu intérieur. 667  »’

La thermorégulation qui figure parmi les exemples favoris de Bernard de mécanisme régulateur, fait l’objet d’un exposé particulièrement didactique :

‘« Dans l’organisme, tous ces phénomènes frigorifiques et calorifiques isolés ne se produisent pas d’une façon anarchique et désordonnée. La vie serait impossible dans de pareilles conditions. Ils sont au contraire associés, maintenus dans des relations réciproques, harmonisés, afin de réaliser pour l’animal des conditions déterminées indispensables à l’accomplissement de ses fonctions. Un appareil spécial préside à cette association nécessaire des parties isolées : c’est le système nerveux, prédisposé pour être le lieu commun et le régulateur des énergies individuelles. Il est le régulateur physiologique. Suivant les cas, suivant les localités, suivant les conditions extérieures qui l’impressionnent de mille manières, il commande la production de chaleur ou de froid. Il est calorifique ou frigorifique. Les animaux élevés sont indépendants à un certain degré de ce qui les entoure. Le véritable milieu dans lequel ils plongent et avec lequel leurs éléments derniers sont réellement en contact, c’est le milieu intérieur, le sang ou la lymphe. Il est l’expression de toutes les nutritions locales, la source et le confluent de tous les échanges interstitiels ; et, à ce point de vue, le sujet par conséquent du régulateur nerveux. 1  »’

Assimilation du régulateur au système nerveux exclusivement ; assimilation du « sujet » pour reprendre l’expression de Bernard, entendu au sens non pas d’agent mais au sens d’objet de la régulation, au milieu intérieur ; lien entre régulation des conditions de vie des parties élémentaires d’une part, indépendance (relative) du tout par rapport au monde extérieur d’autre part : nous voilà aux antipodes de la conception de la régulation qu’illustraient, hier encore, les considérations de philosophie biologique émaillant la théorie sociologique d’Auguste Comte, autre grand utilisateur, on l’a vu, du terme de régulateur. La régulation comtienne s’exerçait du dehors sur le dedans, du monde cosmique sur les fonctions cérébrales de l’organisme macroscopique que sont pour Comte l’activité, l’intelligence et l’affectivité. La régulation bernardienne, si tant est qu’on reconnaisse avec l’auteur que le milieu intérieur, « quoique profondément situé, est encore extérieur à la partie élémentaire organisée, qui est la seule partie réellement vivante 2  », s’effectue d’une certaine manière en sens inverse : du dedans (le système nerveux) sur le dehors, du moins ce « dehors-en-dedans », ce dehors au deuxième degré que constitue le milieu des organismes élémentaires composant l’organisme total 3 . L’agent de la régulation, ce n’est plus tant le milieu extérieur qu’un organe particulier de l’organisme (le système nerveux), et l’objet à laquelle elle s’applique, plus tant les fonctions organiques macroscopiques que les conditions de vie microscopique que ces fonctions sont chargées, chacune à leur manière et plus ou moins directement, d’entretenir. Le système nerveux a ainsi pris la place du milieu extérieur dans le tableau des paramètres de la régulation physiologique. De régulé, ou, comme dit Comte, réglé, régularisé, le système nerveux est devenu régulateur. Corrélativement, de régulateur de l’organisme, le milieu extérieur est devenu facteur d’instabilité contre laquelle se prémunissent les organismes par leur activité nerveuse régulatrice. Quelque chose de décisif a donc bougé, pour ainsi dire, dans la conception fondamentale de ce qu’il n’y a encore pas si longtemps on appelait (et que Bernard appelle encore quelquefois) les circonstances ambiantes, les influences extérieures. Pour Auguste Comte, comme pour son « véritable père spirituel 1  » (dixit Comte) en sociologie Condorcet, comme d’ailleurs pratiquement pour tous les savants et philosophes du 18e siècle admirateurs de Newton, le milieu, ou ce qui est nommé comme tel, avec lequel les organismes vivants se trouvent en rapport, reste associé à la notion de constance, de permanence, de régularité 2 . Même si certains, à l’instar de Lamarck ou Etienne Geoffroy Saint-Hilaire admettent l’idée d’une certaine variabilité du milieu, cette variabilité est tenue, sauf à se placer d’un point de vue strictement phylogénétique, pour secondaire ou épiphénoménale, limitée qu’elle est par la formidable stabilité du système solaire 3 . Au lieu de quoi Bernard affirme, sans nul égard pour ce genre d’argument, le caractère essentiellement instable, inconstant, fluctuant de ce même milieu. De toute évidence pour le physiologiste, milieu cosmique rime avec variation, bien plutôt qu’avec régularité. Tout se passe comme si le rapport de force s’était renversé entre les facteurs de stabilité et d’instabilité en jeu dans le milieu extérieur. Ce n’est pas dire bien sûr que le lien entre régularité et milieu soit rompu ; simplement, l’identité spécifique conférée par Bernard au deuxième terme de la relation n’est plus la même que celle que lui attribuait ses prédécesseurs. La régularité est à chercher dorénavant du côté des conditions de vie des parties (le milieu intérieur), non du côté des conditions de vie du tout (le milieu extérieur). Changement de référence mésologique décisif qui n’aurait pas été possible cependant, n’eût été la distinction établie par l’auteur entre le milieu intérieur et le milieu extérieur.

Notes
667.

C. Bernard, Leçons de physiologie opératoire (1879), op. cit., 5e leçon, p. 96-97 (souligné par nous).

1.

C. Bernard, Leçons sur la chaleur animale…, op. cit., 15e leçon, pp. 327-28 (souligné par nous).

2.

C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie…, op. cit., t. 1, 1re leçon, p. 26.

3.

Sur ce point délicat, cf. l’analyse remarquable de G. Canguilhem : « La formation du concept de régulation biologique aux 18e et 19e siècles », op. cit., pp. 93-97.

1.

A. Comte, Système de politique positive, op. cit., t. 3, chap. 1, p. 13.

2.

On comparera à cet égard ces textes tirés respectivement de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795) et du Cours de philosophie positive (49e leçon, 1839) : « Les progrès de cette perfectibilité [humaine] [...] n’ont d’autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés. Sans doute ces progrès pourront suivre une marche plus ou moins rapide, mais jamais elle ne sera rétrograde ; du moins, tant que le terre occupera la même place dans le système de l’univers, et que les lois générales de ce système ne produiront sur ce globe, ni un bouleversement général, ni des changements qui ne permettraient plus à l’espèce humaine d’y conserver, d’y déployer les mêmes facultés, et d’y trouver les mêmes ressources. » (M. J. A. de Condorcet, Esquisse…, Introduction, Paris, Flammarion, 1988, p. 81) – « La conception scientifique du développement social, envisagé dans l’ensemble de sa durée quelconque, était essentiellement impossible, tant que la stabilité fondamentale de notre constitution astronomique [...] n’avait pas été convenablement démontrée, d’après l’application générale de la loi de la gravitation, puisque la continuité de cette évolution exige d’abord, entre certaines limites, une telle stabilité. » (A. Comte, Cours…, op. cit., t. 2 , p. 164) – Quelles que soient les différences, ici non développées, qui existent entre le concept « classique » et le concept positiviste de progrès, la similitude des propos est frappante, qui font de la stabilité du système solaire le garant suprême de la pérennité de la vie historique de ce qui constitue après tout une espèce d’organismes parmi d’autres, l’espèce humaine.

3.

Preuve pour Comte des bornes étroites imposées à la variabilité du milieu par la stabilité du système solaire, cet argument a contrario, par lui souvent utilisé pour montrer « l’influence fondamentale de ces conditions astronomiques sur le mode effectif d’accomplissement des phénomènes physiologiques » et appliqué ici à la forme de l’orbite terrestre : savoir que « si l’ellipse terrestre au lieu d’être à peu près circulaire était supposée aussi excentrique que celle des comètes proprement dites, les milieux organiques et l’organisme lui-même, en admettant son existence, éprouveraient, à des époques peu éloignées, des variations presque indéfinies qui dépasseraient extrêmement à tous égards, les plus grandes limites entre lesquelles la vie puisse être réellement conçue. » (A. Comte, Cours de philosophie positive, op. cit., 40e leçon, p. 716)