L’historien et l’épistémologue, derechef

Les historiens de la biologie ont souvent souligné les limites de la représentation bernardienne des phénomènes de régulation 1 . D’une part Bernard n’a en fait conçu de régulation que nerveuse : il n’a pas envisagé l’idée que la régulation puisse avoir comme siège un appareil tel que le système endocrinien ; que des régulations de la composition chimique notamment du milieu intérieur puissent s’opérer sans l’intervention du système nerveux. De manière apparemment paradoxale, alors qu’il a été effectivement le premier à prouver l’existence d’une sécrétion interne nutritive (la glycogenèse hépatique), il n’a pas accordé au foie, non plus d’ailleurs qu’aux autres glandes sanguines qu’on appellera plus tard endocrines, de fonction proprement régulatrice. Même si ses découvertes du rôle du système nerveux dans la diabétogenèse, la salivation, la sécrétion rénale le préparaient mal à admettre l’idée d’une régulation de type strictement humoral, il demeure que, pour reprendre une remarque de Canguilhem, « Claude Bernard n’est pas parvenu à nommer régulation le mode de liaison d’un système vivant autre que la liaison nerveuse qu’il avait été pourtant le premier à mettre en lumière 2  ». – D’autre part, Bernard a restreint le champ d’application du concept de régulation aux seules constantes physiques et chimiques du milieu intérieur. Par régulateur l’auteur entend en effet exclusivement des mécanismes chargés de maintenir ou rétablir une norme fonctionnelle organique, du type régulation de la température chez l’animal à sang chaud, régulation des mouvements respiratoires sous l’effet du taux d’acide carbonique dissous dans le sang et la lymphe, régulation de la glycémie, maintien de la composition du corps en produits azotés, annulation des variations de la pression osmotique des liquides internes – pour citer ceux qu’il a le plus sérieusement étudiés. Soient des régulations purement physiologiques, au sens restreint du terme. Nul part Bernard n’exprime l’idée que les mécanismes de conservation des normes morphologiques à l’œuvre dans les phénomènes, bien connus chez la plante et l’animal développés, de régénération (cicatrisation des plaies, reconstitution des parties mutilées, reconstruction de la forme typique après segmentation), puissent relever de la même catégorie. Bernard traite d’ailleurs à plusieurs reprises des phénomènes de ce genre (qu’il appelle, conformément à l’usage savant de l’époque, rédintégration 668 ), sans jamais les inclure dans le domaine de juridiction de la notion de régulation. A partir de la fin du 19e siècle, les embryologistes se chargeront d’établir l’existence de phénomènes du même type chez l’être en voie de formation : les blastomères de l’œuf sont doués, jusqu’à un certain stade (variable selon les espèces), de propriétés dites totipotentes (séparés les uns des autres, chacun va former un embryon normal), les œufs ou fragments d’œufs soudés entre eux se développent en une larve normale 669 , etc. Evidemment Bernard ne pouvait, à l’époque où il écrivait, guère que soupçonner l’existence de mécanismes de préservation de la forme spécifique dans le cours du développement embryonnaire 670  ; mais enfin reste qu’il n’a jamais imaginé d’autres formes de régulation que physiologique. En somme, tant sur le plan de l’agent (la régulation nerveuse) que sur le plan du champ d’exercice de la régulation (la régulation physiologique), le physiologiste a pris une fois encore (cf. la notion bernardienne de sécrétion interne) l’espèce pour le genre, la partie pour le tout.

On a ici l’occasion de voir à nouveau tout l’écart qui sépare le point de vue de l’historien des sciences biologiques de celui de l’historien des sciences sociales. Il est incontestable que la comparaison de la notion bernardienne et de la notion macro-physiologique moderne de régulation fait ressortir certaines différences notables qui obligent à tempérer, nuancer quelque peu le jugement concernant l’œuvre de Bernard comme physiologiste des régulations, si positif qu’il soit dans le fond. L’historien des sciences sociales n’a cure de ses réserves épistémologiques. Nous pensons en effet que l’usage par Bernard d’une conception plus souple et compréhensive, plus moderne somme toute, de la régulation physiologique n’aurait favorisé d’aucune manière les progrès théoriques en sociologie. Elle aurait inutilement compliqué un modèle qui, en l’espèce, suffisait et a suffi aux sociologues et aux anthropologues pour dénouer le problème du tout et de la partie. Elle aurait même sans doute rendu plus difficile l’utilisation de la théorie de l’intégration organique à des fins de résolution de la question de l’organisation des sociétés modernes. En sorte que ce qui apparaît, considéré d’un certain point de vue (histoire des sciences biologiques), comme théoriquement limitatif se découvre être d’un autre point de vue (histoire des sciences sociales) pédagogiquement, sinon théoriquement, bénéfique. Dans la prochaine partie de ce récit, on analysera la façon dont Bernard a intégré à sa propre doctrine la notion de division du travail, et les implications de portée révolutionnaire en philosophie sociale comme en philosophie biologique que le physiologiste a su dégager d’un système théorique dans lequel se trouvaient pour la première fois logiquement coordonnées les diverses notions – individualité des parties, division du travail, milieu intérieur, régulation – dont on a retracé la formation historique. Le génie « philosophique » de Claude Bernard a consisté à rendre clairement intelligible l’idée d’un renversement du rapport de subordination du tout et de la partie, à donner consistance et cohérence à la notion de « société d’individus ». Soit la réponse alternative au modèle technologique en crise depuis l’avènement de la théorie cellulaire, qui avait jusqu’alors servi de réponse au problème du rapport du tout et de la partie organiques.

Notes
1.

Cf. par ex. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., p. 195 ; « Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société », op. cit., pp. 112-114 ; « La formation du concept de régulation physiologique aux 18e et 19e siècles », op. cit., pp. 96-97 ; F. L. Holmes : « Claude Bernard and the milieu intérieur », op. cit., pp. 373-76 ; M. D. Grmek : « Evolution des conceptions de Claude Bernard sur le milieu intérieur », op. cit., pp. 139-40 ; P. Vendryès : « Déterminisme et autonomie chez Claude Bernard », op. cit., pp. 39-40 ; B. A. Houssay : « La notion d’intégration et de stabilité des fonctions de l’organisme depuis Claude Bernard », op. cit., pp. 17-18 ; E. D. Robin : « Limits of the Internal Environment », op. cit., pp. 258-66 ; C. Sinding : « Du milieu intérieur à l’homéostasie : une généalogie contestée », op. cit., pp. 68-76 ; C. Bange : « Les glandes à sécrétion internes d’après Claude Bernard… », op. cit., pp. 91-94, 100-104.

2.

G. Canguilhem : « La formation du concept de régulation biologique aux 18e et 19e siècles », op. cit., p. 97.

668.

Cf. par ex. C. Bernard, Rapport sur les progrès…, op. cit., pp. 101-02 ; « Définition de la vie » (1875), in La science expérimentale, op. cit., pp. 172-74, 191-94 ; Leçons sur les phénomènes de la vie…, op. cit., t. 1, pp. 362-68 ; t. 2, p. 24.

669.

Cf. sur ce point les synthèses classiques de L. Bounoure, L’autonomie de l’être vivant, Paris, PUF, 1949, chap. 4 , pp. 30-39 ; A. Dalcq, Initiation à l’embryologie générale, Liège, Desoer, 1952, chap. 8, pp. 57-66 ; E. Wolff, Les chemins de la vie, Paris, Hermann, 1963, pp. 54-55, 112-18.

670.

Rappelons que les premiers travaux de Hans Driesch (1867-1941) sur le pouvoir de régulation morphogénétique chez l’œuf d’oursin datent de 1891. Cf. H. Driesch : « Entwicklungsmechanische Studien I », Zeitschrift fûr wissenschaftliche Zoologie, 1891, n° 53, pp. 160-84.