1. Vers une redéfinition générale des fonctions organiques

La problématique de la protection cellulaire

On a suffisamment insisté sur les contraintes logiques imposées par la théorie cellulaire. La théorie cellulaire exige que les éléments anatomiques, parties de l’organisme, soient considérés comme des sujets de fonctions à part entière, et non comme des instruments de réalisation des fonctions du tout ; la partie organique que constitue la cellule n’est pas assimilable à un organe dont l’usage dépend des besoins du tout. La théorie bernardienne du milieu intérieur permet-elle de satisfaire à cette exigence ? On a montré que le milieu intérieur selon Bernard, milieu où vivent les cellules composant l’organisme, est le produit de l’activité fonctionnelle des organes et appareils de ce même organisme. Mais Bernard ne s’est pas arrêté en si bon chemin. En particulier il a bien vu que s’il voulait respecter l’impératif énoncé par la théorie cellulaire, il devait pousser la logique de sa conception jusqu’à considérer tous les organes, au sens large du terme, comme concourant directement ou indirectement, par leur activité, à la préparation et l’entretien du milieu intérieur. La définition fonctionnelle donnée traditionnellement à ces derniers, si fine soit-elle, ne peut en épuiser la signification physiologique fondamentale. Non pas qu’il s’agisse en l’espèce d’attribuer aux organes quelque nouveau rôle jusqu’alors insoupçonné : là n’est pas la question. La question concerne la requalification des fonctions déjà reconnues, conformément à ce qu’implique la théorie cellulaire et du point de vue de leurs effets spécifiques sur le milieu intérieur. Soit un sur-codage physiologique des organes qu’il faut bien se garder de confondre avec une investigation qui consisterait à montrer l’existence d’une surdétermination physiologique, c’est-à-dire d’une polyvalence fonctionnelle, de ces mêmes parties anatomiques.

Un extrait de la deuxième des Leçons sur les propriétés des tissus vivants (1864) offre un aperçu saisissant de ce travail de redéfinition des fonctions organiques à la lumière de la théorie du milieu intérieur :

‘« Il y a dans le corps certains éléments qui créent le milieu dans lequel les autres doivent vivre ; ce sont les organes dits de nutrition (digestion, respiration, sécrétions), qui n’ont pas d’autres fonctions que de préparer un liquide nourricier général, dans lequel se développent les éléments organiques essentiels à la vie, tels que les fibres musculaires et nerveuses, etc. Nous avons distingué deux ordres de sécrétions, les sécrétions externes et les sécrétions internes. Les organes de sécrétions internes, tels que le foie, la rate, les glandes sanguines, apportent dans le sang certains éléments particuliers. Ainsi, les cellules glycogéniques n’ont pas d’autre rôle que de faire du sucre, matière qui entre dans la composition du sang. [...] Parmi les éléments organiques, il en est qui agissent seulement par leurs produits, et d’autres directement par leurs propriétés intimes. Ainsi, tous les éléments glandulaires ont pour fonction de préparer des produits organiques qui doivent servir à d’autres éléments anatomiques qu’on pourrait ainsi considérer comme supérieurs à eux. Au contraire, les fibres musculaires et nerveuses agissent par leurs propriétés directes, qui entretiennent l’activité des organes préparateurs des milieux organiques, en même temps qu’ils servent aux manifestations les plus élevées de l’être organisé. 1  »’

On trouve dans ce passage une première classification sommaire des fonctions organiques en fonctions de préparation et fonctions d’utilisation du milieu intérieur : l’ensemble des fonctions peut se partager en ces deux grands groupes, d’inégale valeur hiérarchique, dont l’extension recoupe approximativement celle que recouvrent les concepts génériques classiques de fonctions dites de nutrition (ou fonctions de la vie végétative) et fonctions de relation (ou fonctions de la vie animale). Mais la distinction faite par Bernard, contrairement à la distinction traditionnelle, n’a de sens que référée au concept de milieu intérieur. S’esquisse aussi l’idée d’une circularité vitale, puisqu’il est dit que les parties élémentaires composant les organes « supérieurs » (muscles, nerfs, etc.) dont la vie dépend des conditions physico-chimiques produites par les parties élémentaires composant d’autres organes, entretiennent en retour l’activité de ces dernières. Ainsi le profit, pour parler trivialement, ne se fait pas dans un seul sens. Directement ou indirectement (via leur action sur ceux qui fournissent les constituants physico-chimiques du milieu intérieur), tous les organes jouent un rôle dans la production ou le maintien des conditions de vie des éléments anatomiques qui les composent. De sorte qu’à la limite il n’est pas une fonction qui ne puisse être définie sous le rapport de sa contribution spécifique à ce milieu.

Dans les années suivantes, Bernard reviendra souvent sur ce thème du double aspect des mécanismes vitaux : à la fois hiérarchisés et en relation de causalité réciproque, cette « sorte de solidarité hiérarchique, qui fait que les produits des uns sont nécessaires au développement des autres 1  », usant volontiers de l’image du cercle, mais d’un cercle qui aurait « une tête et une queue, en ce sens que tous les phénomènes vitaux n’ont pas la même importance, quoiqu’ils soient connexes et se fassent suite dans l’accomplissement du circulus vital. Ainsi les organes musculaires et nerveux entretiennent l’activité des organes qui préparent le sang ou le milieu intérieur ; mais le sang à son tour nourrit les organes qui le produisent 2  ». Parler de connexion et de hiérarchie organiques peut paraître une banalité à l’heure où s’est généralisé l’usage des principes de corrélation des formes et de subordination des caractères en anatomie comparée ; mais à ce jour, personne ne s’était avisé d’expliquer cette corrélation et cette hiérarchie par le rôle respectif des organes dans un milieu intérieur dont on ne soupçonnait d’ailleurs ni l’existence, ni la notion. L’idée de hiérarchie des organes, que le physiologiste abandonnera par la suite, n’est du reste pas tant intéressante pour elle-même qu’en ce qu’elle traduit chez Bernard un effort de discrimination des fonctions du point de vue d’une problématique « mésologique », et dont la règle pourrait s’énoncer comme suit : l’importance hiérarchique relative d’un organe est inversement proportionnelle au niveau plus ou moins direct de sa contribution à la préparation du milieu intérieur. En 1869, dans une leçon consacrée à l’étude du rôle du sang dans le mécanisme de la respiration, Bernard aura ainsi ce mot : « chaque organe doit fournir au sang quelque élément spécial nécessaire aux autres organes 671  » : phrase qu’il ne faut évidemment pas prendre au sens strict, sauf à croire qu’il faille entendre ici par organe les seules glandes à sécrétion interne et le poumon – supposition qui n’est aucunement stipulée par Bernard –, mais au sens large : au sens où, pour ainsi dire, tous les organes apportent, chacun à leur manière, directement ou indirectement via leur action sur d’autres organes, leur pierre à l’édifice du milieu intérieur.

Du milieu intérieur on passe semble-t-il assez logiquement aux organismes qu’ils enveloppent : les cellules. Il s’en faut pourtant que ce déplacement eût paru à l’époque si évident à Claude Bernard. En fait, il faut attendre le milieu des années 1870 pour voir celui-ci pousser jusqu’à son terme logique sa conception de la signification physiologique fondamentale des organes, et passer résolument d’une problématique de la production du milieu intérieur à une problématique de la protection des organismes dont il est le milieu, bref à une problématique de la protection cellulaire. Les leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux offrent à cet égard des textes dont on ne trouve nuls équivalents dans les publications antérieures du savant. Ainsi ce passage, au début de sa leçon sur la respiration animale : « Les phénomènes de la vie résultent du concours, ou mieux, de l’accord de deux facteurs : 1° des conditions extérieures ou extrinsèques : humidité, chaleur, air, composition déterminée du milieu au point de vue chimique ; 2° des conditions intrinsèques, propriétés immanentes de la substance organisée. Ce concours est assuré par des fonctions dont la complication s’élève à mesure que la structure de l’être vivant se complique. [...] Les fonctions, en général, ne sont que des mécanismes plus ou moins compliqués, destinés à mettre les particules organiques en rapport avec leurs excitants extrinsèques 672  ». Le lien est fait entre les fonctions organiques macroscopiques et la vie cellulaire. Pour qui douterait cependant encore que le lieu où se trouvent réunies ces « conditions extrinsèques » dans un organisme complexe (le milieu intérieur) n’est pas le milieu extérieur, et qu’il existe un rapport entre ces fonctions et la protection ou la sécurité de la vie des « particules organiques », il n’est qu’à lire ces deux autres passages, tirés de la leçon de synthèse résumant la première série de cours. Ils jettent toute la lumière désirable sur ce que Bernard entend, fondamentalement et en définitive, par fonction :

‘« Les organes, les systèmes n’existent pas pour eux-mêmes ; ils existent pour les cellules, pour les éléments anatomiques innombrables qui forment l’édifice organique. Les vaisseaux, les nerfs, les organes respiratoires, se montrent à mesure que l’échafaudage histologique se complique, de manière à créer autour de chaque élément le milieu et les conditions qui sont nécessaires à cet élément, afin de lui dispenser, dans la mesure convenable, les matériaux dont il a besoin, eau, aliments, air, chaleur. [...] Ainsi la loi de la construction des organismes et du perfectionnement organique se confond avec les lois de la vie cellulaire. C’est pour permettre et régler plus rigoureusement la vie cellulaire que les organes s’ajoutent aux organes et les appareils aux systèmes. La tâche qui leur est imposée est de réunir qualitativement et quantitativement les conditions de la vie cellulaire. 673  »’ ‘« En résumé, la vie réside dans chaque cellule, dans chaque élément organique, qui fonctionne pour son propre compte. Elle n’est centralisée nulle part dans aucun organe ou appareil du corps. Tous ces appareils sont eux-mêmes construits en vue de la vie cellulaire. [...] Tout est fait par l’élément anatomique et pour l’élément anatomique. L’appareil respiratoire apporte l’oxygène, l’appareil digestif introduit les aliments nécessaires à chacun ; l’appareil circulatoire, les appareils sécrétoires assurent le renouvellement du milieu et la continuité des échanges nutritifs. Le système nerveux lui-même règle tous ces rouages et les harmonise en vue de la vie cellulaire. Les appareils fondamentaux indispensables aux organismes supérieurs agissent donc tous, le système nerveux compris, pour procurer à la cellule les conditions physico-chimiques qui lui sont nécessaires. 674  »’

Fonctions internes et externes, effectrices et réceptrices, de la vie végétative et de la vie animale : pour Bernard il n’est en principe pas une seule activité organique qui déroge à cette redéfinition générale des fonctions, savoir qu’il s’agit de mécanismes qui, à un stade ou à un autre, à un degré ou à un autre, sous un rapport ou un autre, interviennent dans l’opération générale et fondamentale destinée à pourvoir aux conditions nécessaires à la vie des parties (cellulaires) du tout. Le physiologiste donne quelques exemples, mais là n’est pas l’essentiel : ce qui vaut pour celles citées vaut aussi pour les autres. Les organes de sécrétion interne et le système respiratoire jouent certes un rôle plus direct que les organes des sens externes dans l’entretien du milieu intérieur, mais de ces derniers aussi il faut dire qu’ils n’ont pas d’autre tâche que celle-ci. Dans ce cadre, un statut particulier est cependant accordé à la fonction nerveuse, qui, à la différence des autres facultés, ne participe pas à proprement parler à la fourniture des composantes et propriétés matérielles (physiques et chimiques) du milieu de vie, mais veille au maintien de la stabilité de l’ensemble de ses paramètres (la régulation). De la fonction nerveuse on peut dire à présent qu’elle constitue à elle seule une espèce du genre « protection », dont l’autre espèce comprend toutes les autres fonctions. Fonctions nerveuses et musculaires ne sont plus à ranger dans la même catégorie pour Bernard, contrairement à ce qu’il admettait encore dans les années 1860, de sorte qu’il est devenu totalement impossible de faire coïncider la principale division de sa classification physiologique avec la distinction classique et académique entre fonction de nutrition et fonction de relation. Manifestement, Bernard s’est libéré de l’emprise que conservaient sur lui encore quelques années plus tôt les schémas de la systématique physiologique traditionnelle.

On a employé ici le terme clé de « protection » ; ce mot, il est vrai, ne figure pas dans les deux textes ci-dessus reproduits ; mais le sens assurément y est. Au reste Bernard utilise lui-même souvent cette terminologie (protection, protecteur, protéger) pour qualifier le rôle joué par le milieu intérieur ou par les fonctions qui le produisent à l’égard des cellules 1 . Quel mot conviendrait mieux d’ailleurs pour caractériser l’état dans lequel vivent les cellules des organismes complexes, comparé à celui de leurs homologues vivant à l’état isolé ? A la différence d’une cellule d’un organisme, un organisme unicellulaire dont le milieu de vie est le milieu ambiant (l’amibe de nos étangs par exemple) n’a pas la moindre assurance contre les risques de détérioration des « conditions physico-chimiques qui lui sont nécessaires », des « conditions de sa vie cellulaire », pour reprendre les formules du physiologiste. Un tel organisme est pour ainsi dire condamné à vivre dans l’insécurité permanente. Bref il n’est pas « protégé ».

A la question que nous posions de savoir : quel bénéfice procure aux cellules le fait de vivre « en société », plutôt qu’à l’état libre ou isolé ? Ou en d’autres termes : quel avantage trouvent les parties dans le fait de concourir, par leur activité spécifique en tant que cellule nerveuse, musculaire, osseuse, etc., à l’exercice d’une des fonctions du tout ? – à cette question on a donc désormais les moyens de répondre. Les cellules ont à gagner une certaine sécurité dans l’existence, celle que procure la (relative) garantie du maintien de leurs conditions physico-chimiques de vie. Avantage considérable sans doute, mais au vrai inintelligible tant que manquait la notion de milieu intérieur. Avantage qui n’a de chance d’être compris qu’une fois assimilée la notion selon laquelle la vie de l’élément anatomique résulte d’un rapport entre la cellule et un milieu qui n’est pas le milieu extérieur mais le produit du concours des différentes fonctions. N’étaient les théories et les concepts élaborés par Claude Bernard, le problème fût sans doute demeuré longtemps sans solution.

Notes
1.

C. Bernard, Leçons sur les propriétés des tissus vivants, op. cit., 2e leçon, pp. 58-59.

1.

C. Bernard, Rapport sur les progrès et la marche de la physiologie générale…, op. cit., p. 211, n. 169.

2.

C. Bernard : « Du progrès des sciences physiologiques », op. cit., p. 653 (souligné par l’auteur). Des propos identiques figurent dans L’introduction à l’étude de la médecine expérimentale, op. cit., chap. 2, p. 136.

671.

C. Bernard, Leçons sur les anesthésiques et l’asphyxie, Paris, Baillière, 1875, Leçon d’ouverture, pp. 10-11.

672.

C. Bernard, Leçons sur les phénomènes communs…, op. cit., t. 2, 9e leçon, pp. 147-48 (souligné par l’auteur).

673.

C. Bernard, Leçons sur les phénomènes communs…, op. cit., t. 1, 9e leçon, p. 358 (souligné par l’auteur).

674.

Ibid., p. 367.

1.

On trouvera par exemple des expressions telles que « milieu intérieur protecteur », « mécanisme(-s) protecteur (-s) du milieu », « fonctions protectrices des éléments organiques », « éléments anatomiques (ou organiques) protégés », dans les écrits suivants de Claude Bernard : Cahiers de notes, op. cit., p. 105 ; Leçons sur les propriétés physiologiques, op. cit., t. 1, p.10 ; Leçons sur les propriétés des tissus vivants, op. cit., p. 58 ; « Du progrès des sciences physiologiques », op. cit., p. 643 ; Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, op. cit., pp. 105, 119 ; Principes de médecine expérimentale, op. cit., p. 276.