Le tout au service des parties : une proposition désormais intelligible en biologie

Cette réponse qui plus est, Claude Bernard ne s’est pas contenté de la fournir ; il a su immédiatement en dégager la portée « philosophique », l’intérêt pour la résolution du problème plus général et fondamental du rapport du tout et de la partie organiques. Nous avons montré (cf. partie II, chap. 3) que la validité de la thèse radicale d’un renversement du rapport de subordination entre le tout et les parties, renversement nécessaire compte tenu du nouveau postulat de l’individualité des parties, dépendait de l’obtention d’une réponse positive à la question que nous avons formulée précédemment. C’est dire encore une fois l’importance philosophique de l’enjeu qui se profile derrière cette interrogation. Or, il est clair d’après les textes précédemment cités que celui-ci n’a pas échappé à Bernard, non plus d’ailleurs qu’il n’échappera à un Verworn ou à un Hertwig quelques années plus tard. Mais à la différence de ces derniers auxquels manque d’avoir su employer les outils conceptuels adéquats forgés par Bernard et qui s’en tiendront à une position de principe, celui-ci a les moyens d’argumenter la thèse : le tout est au service des parties sans qu’il en coûte à l’intégrité, à la qualité organique du tout. Le postulat de l’individualité des parties est respecté puisqu’en définitive « tout est fait par l’élément anatomique et pour l’élément anatomique 1  », que « les organes, les systèmes [...] existent pour les cellules, pour les éléments anatomiques innombrables qui forment l’édifice organique 2  » ? Les parties ne sont pas les instruments du tout ; c’est le contraire qui est vrai. Mais en même temps, le tout n’est pas réductible à un agrégat, puisque les parties qui le composent sont dans un rapport de dépendance mutuelle. Si l’on accorde avec Bernard que le milieu où se trouvent réunis les « excitants extrinsèques », les conditions physiques et chimiques nécessaires à la vie des éléments anatomiques est un autre milieu que le milieu extérieur ambiant d’une part, que cet autre milieu (le milieu intérieur) résulte de la coopération de l’ensemble des activités fonctionnelles menées par ces éléments d’autre part, alors il faut convenir en effet que les cellules sont bien interdépendantes, partant, que l’ensemble qu’elles forment constitue non un simple agrégat mais un tout, au sens aristotélicien du terme. Nous voilà reconduit à la définition du tout communément (quoique plus ou moins explicitement) admise par tous les prosélytes de la théorie cellulaire.

Parler d’interdépendance des parties nous conduit logiquement à nous interroger sur sa cause. On a vu quel service la distinction entre localisation et multiplication des fonctions avait rendu à cette recherche étiologique. La multiplication (ou diversification) des fonctions organiques est en effet un phénomène impuissant par lui-même à produire une dépendance mutuelle entre les parties du tout : si, par impossible, un organisme se révélait avoir des facultés à la fois multiples et diffuses, on ne voit pas pourquoi ses parties seraient plus interdépendantes que celles d’un organisme doué de facultés tout aussi diffuses mais moins nombreuses. Il convient donc de substituer la localisation à la diversité fonctionnelles dans le rôle de variable physiologique de référence corrélée à la différenciation anatomique. Comme par ailleurs il est généralement accordé que la différenciation marche de pair avec le perfectionnement organique, on en conclura logiquement que plus la localisation des fonctions est portée loin, plus l’être vivant est perfectionné et occupe une place élevée dans la série. Soit l’affirmation d’une quadruple correspondance des niveaux de complication anatomique, de concentration fonctionnelle, de perfection organique et d’intégration du tout.

A l’instar de bien d’autres biologistes, Bernard aurait pu se borner à affirmer l’existence d’une telle correspondance. Mais son affirmation eût alors en partie reposé sur une notion – l’idée d’un parallélisme entre le degré de complication structurale et le degré de perfection organique – qui, bien que consacrée par l’usage, n’en est pas moins, on l’a vu, tout à fait problématique sur le plan rationnel : faiblesse logique que le physiologiste n’a pu finalement se résoudre à admettre après s’en être, il est vrai, longtemps accommodé. Ce n’est que fort tard, au vrai dans les leçons professées dans les dernières années de sa vie académique, que Bernard s’interrogera sur les conditions de validité de cette notion et s’efforcera de l’établir rationnellement en recourant au même procédé que Milne-Edwards : l’assimilation de la localisation des fonctions à un phénomène de division du travail. Dans les années 1850 et 1860 cependant, l’auteur de l’Introduction à la médecine expérimentale n’a pas encore ces embarras, et ne craint pas d’affirmer, sans autre justificatif que l’usage, l’idée d’un parallélisme entre le niveau de complexité anatomique et la place de l’organisme dans la série animale. Citons quelques exemples de ces formules péremptoires : « A mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres vivants, l’organisation se complique, les éléments organiques deviennent plus délicats et ont besoin d’un milieu intérieur plus perfectionné 675  ». « A mesure que l’être se développe, la différenciation des éléments s’opère d’autant plus que l’être est plus élevé. Le milieu intérieur, qui est le liquide nourricier, est [...] d’autant plus parfait que l’animal est plus élevé 676  ». « [La] différenciation [est] de plus en plus grande, à mesure que les organismes se perfectionnent et que la composition du milieu intérieur sanguin devient plus spéciale et plus différente de celle du milieu cosmique extérieur 677  ». « Le milieu nutritif [i. e. le milieu intérieur] doit être d’une composition d’autant plus complexe que l’organisme est lui-même plus complexe et plus élevé 678  », etc. – Qu’un meilleur exercice des fonctions organiques se traduise par un perfectionnement du milieu intérieur (en d’autres termes par un milieu intérieur plus protecteur) : soit – puisqu’il est établi que le milieu intérieur est le produit de toutes ces fonctions concourantes. Mais qu’est ce qui autorise au fond à penser que ce perfectionnement va de pair avec la complication de la structure ? Supposons un instant que Bernard s’en soit tenu à cette simple affirmation, autrement dit qu’il n’ait pas effectué le pas suivant qui consiste à assimiler la localisation des fonctions à un phénomène de division du travail. Mais alors il n’aurait pu justifier rationnellement l’idée selon laquelle plus ces organismes présentent des facultés dont le substrat anatomique est circonscrit à une partie bien délimitée du corps, mieux ces facultés sont remplies, et donc plus leur milieu intérieur est perfectionné. Or cette idée, Bernard ne se contentera pas sa vie durant de la dire ; un moment viendra où il cherchera effectivement à la fonder. Ce dont témoignent justement les principaux textes où il est question de division du travail physiologique. Par exemple ce passage tiré des Leçons sur les phénomènes de la vie, dans lequel l’auteur compare l’organisation d’un organisme supérieur à celle d’une société « civilisée :

‘« Représentons-nous l’être vivant complexe, l’animal ou la plante, comme une cité ayant son cachet spécial qui la distingue de tout autre, de même que la morphologie d’un animal le distingue de tout autre. Les habitants de cette cité y représentent les éléments anatomiques dans l’organisme ; tous ces habitants vivent de même, se nourrissent, respirent de la même façon et possèdent les mêmes qualités générales, celles de l’homme. Mais chacun a son métier, ou son industrie, ou ses aptitudes, ou ses talents, par lesquels il participe à la vie sociale et par lesquels il en dépend. Le maçon, le boulanger, le boucher, l’industriel, le manufacturier, fournissent des produits différents et d’autant plus variés, plus nombreux et plus nuancés que la société dont il s’agit est arrivée à un plus haut degré de développement. Tel est l’animal complexe. 679  »’

L’augmentation quantitative et qualitative des produits issus de l’activité des différentes parties du tout à laquelle il est fait référence n’aurait pu servir d’argument en faveur de la thèse du parallélisme des niveaux de « développement » atteint par l’organisation (sociale ou biologique) et de partition des « métiers », des « industries », des « aptitudes », ou des « talents », si cette dernière n’avait été implicitement assimilée par Bernard à une division du travail. Le concept (l’idée d’une relation de causalité entre le phénomène de spécialisation physiologique des parties et la valeur zoologique du tout, via la perfection relative atteinte dans l’exercice des fonctions) figure ici à l’évidence, mais sans l’expression emblématique qui lui est d’ordinaire attachée. D’autres libellés du même ouvrage sont à cet égard plus explicites. C’est ainsi que quelques pages plus loin, après que Bernard eût défini, dans un passage que nous avons cité plus haut, la tâche qui incombe aux organes et aux appareils (« réunir qualitativement et quantitativement les conditions de la vie cellulaire »), on peut lire :

‘« Cette tâche est de rigueur absolue ; pour l’accomplir, ils s’y prennent différemment, ils se partagent la besogne, plus nombreux quand l’organisme est plus compliqué, moins nombreux s’il est plus simple ; mais le but est toujours le même. On pourrait exprimer cette condition du perfectionnement organique, en disant qu’il consiste dans une différenciation de plus en plus marquée du travail préparatoire à la constitution du milieu intérieur. 680  »’

Il existe d’autres textes de Bernard datant de la même époque où l’expression « division du travail physiologique », appliquée à tout ou partie des fonctions de l’organisme, est mentionnée expressis verbis 681 . Mais nul ne montre à notre sens mieux que ce dernier le rôle stratégique décisif conféré désormais au concept de division du travail au sein du dispositif théorique élaboré par le physiologiste. Bernard s’est finalement décidé à adopter cette notion lorsqu’il s’est avisé qu’elle constituait le terme intermédiaire nécessaire pour opérer un lien logique entre la variable anatomique (la complication) et la variable zoologique (la perfection, la place sur l’échelle animale). Si la fonction des organes et des appareils est de « préparer » le milieu intérieur d’une part, si d’autre part il existe une division du travail physiologique, au sens non métaphorique du terme, dont le niveau varie chez les organismes dans le même sens et dans la même mesure que celui de la différenciation anatomique, alors on est fondé à mesurer le niveau de protection cellulaire ou, si l’on préfère, le niveau d’indépendance de l’organisme vis-à-vis du milieu extérieur, d’après le degré de complication atteint par sa structure. En intégrant la notion de division du travail physiologique dans son dispositif théorique, le savant fait ainsi sauter le dernier obstacle qui obérait la validité rationnelle du schème de la concordance terme à terme des séries anatomique (la complication) et mésologique (le perfectionnement du milieu intérieur) situées à l’extrémité de part et d’autre du tableau des correspondances.

Plus la complication anatomique de l’organisme est portée loin, plus sa division du travail physiologique l’est aussi, et donc plus ses fonctions sont remplies avec perfection (théorie de la division du travail). Mais plus ses fonctions sont remplies avec perfection, plus aussi son milieu intérieur est protecteur, c’est-à-dire plus ses parties sont à l’abri des vicissitudes du monde extérieur et disposent des conditions nécessaires à l’exercice de leurs propriétés vitales élémentaires (théorie du milieu intérieur). En combinant ces deux théories, Bernard se donne la possibilité d’identifier le sujet (au sens grammatical du terme) de la finalité aux seules parties exclusivement, sans qu’il en coûte quelque conséquence dommageable pour la notion d’intégrité ou d’unité du tout. La spécialisation fonctionnelle des parties (cellulaires), cause de leur mutuelle dépendance, n’est donc pas forcément incompatible avec l’affirmation de leur autonomie physiologique, c’est-à-dire de leur individualité. A la lumière de la conceptualisation bernardienne, les fonctions macroscopiques de l’organisme à l’exercice desquelles concourent les parties cellulaires par leur activité fonctionnelle spécifique n’apparaissent elles-mêmes que comme des mécanismes au service de la vie des éléments anatomiques. Ce qui passait jusqu’alors pour la fin (l’accomplissement des grandes fonctions organiques) ne se révèle être en dernière analyse qu’un moyen, puisqu’en participant à la réalisation de ces grandes fonctions, les parties ne font que poursuivre des fins qui leurs sont propres. Seulement – et c’est là le point de vue nouveau dégagé par Claude Bernard qui permet d’éviter de faire de cette affirmation d’un renversement du rapport de subordination du tout et de la partie une pétition de principe – elles les poursuivent ce faisant médiatement, indirectement, par le biais d’une contribution à la fourniture des conditions matérielles nécessaires à l’exercice de leurs propriétés vitales élémentaires, en quoi consistent précisément leurs fins.

Notes
1.

C. Bernard, Leçons sur les phénomènes communs…, op. cit., t. 1, 9e leçon, p. 367.

2.

Ibid.

675.

C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, op. cit., partie 2, chap. 1, p. 105 ; Leçons sur les phénomènes des tissus vivants, op. cit., 2e leçon, p. 57.

676.

C. Bernard, Principes de médecine expérimentale, op. cit., p. 276.

677.

C. Bernard, Rapport sur les progrès…, op. cit., partie 1, III, p. 69.

678.

Ibid., p. 209, n. 168.

679.

C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie…, op. cit., t. 1, 9e leçon, p. 356 (souligné par nous).

680.

Ibid., p. 359 (souligné par l’auteur).

681.

Cf. par ex. la 14e des Leçons de physiologie opératoire (op. cit.), où Bernard parle de « division du travail quant aux fonctions digestives et irrigatoires », ou encore des « divisions du travail que nous offrent les appareils digestifs et circulatoires chez les êtres placés au sommet de l’échelle animale » (p. 306).