Fin de l’antinomie de la double finalité

Ainsi disparaît le faux problème de ce que nous avons nommé tantôt l’antinomie de la finalité en biologie, ou, si l’on préfère, le paradoxe du sujet d’attribution de la finalité, faux problème que les premières tentatives de conciliation de la théorie cellulaire et de la théorie de la division du travail physiologique n’étaient pas parvenues à dépasser. Le fait que les cellules d’un organisme un tant soit peu complexe aient à la fois des propriétés élémentaires communes et une activité fonctionnelle spécifique ne signifie pas, comme on l’avait cru, qu’elles soient à la fois à elles-mêmes leur propre fin et un instrument au service des fins de l’organisme total (thèse de la double finalité), mais qu’elles poursuivent leurs fins personnelles de deux manières différentes : directement par l’exercice de leurs propriétés vitales, et indirectement par l’accomplissement de fonctions spécifiques qui rendent possible l’exercice de ces propriétés élémentaires, autrement dit en se mettant au service des « fins » de l’organisme total qui ne sont elles-mêmes que des moyens au service des fins véritables et ultimes, les fins cellulaires.

Tout « retourne » donc bien en définitive aux éléments anatomiques – pour le dire un peu trivialement . En ce 19e siècle où triomphe la théorie cellulaire, où la rupture est définitivement consommée avec les préjugés (l’assimilation de la partie organique à un outil) hérités de notre condition anthropologique d’homo faber, la thèse, certes, n’est pas complètement originale. Pourtant la question demeurait entière de savoir comment concilier cette thèse radicale avec une conception réaliste et non nominaliste du tout. Pour parler encore une fois prosaïquement : comment est-il possible d’affirmer qu’il n’est rien, physiologiquement, qui ne serve les intérêts des éléments anatomiques sans nier purement et simplement l’existence d’un tout irréductible à une simple somme de parties ? A cette question épineuse de philosophie biologique Bernard apporte une fois pour toute la réponse, réponse qu’on peut formuler simplement même si elle suppose d’admettre un certain nombre de concepts, on l’a vu, nullement « évidents » : le tout est subordonné aux parties, puisqu’il n’est qu’un instrument, d’autant plus efficace qu’il est plus intégré, servant à l’entretien de leurs conditions d’existence. Citons quelques formules bien frappées du physiologiste, tirées des Leçons sur les phénomènes communs et des Leçons de physiologie opératoire, qui montrent clairement cette inversion du rapport hiérarchique classique entre le tout et la partie : « La vie réside exclusivement dans les éléments organiques du corps ; tout le reste n’est que mécanisme. Les organes réunis ne sont que des appareils construits en vue de la conservation des propriétés vitales élémentaires 1  ». « Tous les mécanismes vitaux, quelque variés qu’ils soient, n’ont toujours qu’un seul but, celui de maintenir l’unité des conditions de la vie dans le milieu intérieur 2  ». « L’organisme est construit en vue de la vie élémentaire. Ses fonctions correspondent fondamentalement à la réalisation en nature et en degré des quatre conditions de cette vie : humidité, chaleur, oxygène, réserves 3  ». « L’organisme, comme la société, est construit de telle façon que les conditions de la vie élémentaire ou individuelle y soient respectées, ces conditions étant les mêmes pour tous 4  ». « La vie réside dans chaque cellule, dans chaque élément organique qui fonctionne pour son propre compte. Elle n’est centralisée nulle part dans aucun organe ou appareil du corps. Tous ces appareils sont eux-mêmes construits en vue de la vie cellulaire 5 ». « L’édifice organique est construit pour la cellule, pour lui fournir en quantité et en qualité les conditions extrinsèques nécessaires à son fonctionnement. C’est la cellule qui vit et qui meurt. A mesure qu’un organisme est plus élevé, la vie cellulaire exige des mécanismes ou rouages plus nombreux, plus compliqués et par conséquent plus délicats. Mais ces mécanismes n’existent pas pour eux-mêmes, et, lorsqu’ils viennent à être troublés, la mort qui succède à leur dérèglement n’est point la preuve de leur nécessité intrinsèque, mais la preuve que la vie cellulaire a été consécutivement atteinte dans ses sources 6  ». – A lire ces lignes, le doute n’est plus permis concernant le sens assigné par Bernard au rapport de subordination entre le tout et la partie : c’est l’organisme total qui est au service de l’organisme élémentaire, non l’inverse. L’accent mis sur les « conditions » nous rappelle, s’il en était besoin, que la compréhension des mécanismes par lesquels s’opère ce retournement exige d’adopter résolument la perspective théorique ouverte par le physiologiste : primauté est désormais donnée au point de vue mésologique ou transcendantal (l’étude des conditions matérielles qui rendent possible l’exercice des propriétés des éléments anatomiques, et des mécanismes qui permettent de satisfaire à ces conditions) sur le point de vue organique (l’étude de ces propriétés mêmes). Déplacement fondamental de perspective que ne pouvaient cependant se permettre naguère les biologistes, à l’heure de l’in-distinction du milieu intérieur et du milieu extérieur.

Bernard est d’ailleurs parfaitement conscient qu’en fournissant des arguments décisifs, élaborés à nouveaux frais conceptuels, à la thèse radicale d’un renversement du rapport de subordination du tout et de la partie organiques, il est en train d’opérer une révolution de philosophie biologique. A preuve ce passage des Leçons sur les phénomènes communs :

‘« Ce n’est pas d’emblée et dès le début que l’on est parvenu à cette notion si essentielle que les fonctions n’existent que pour les cellules, et en vue de leur fournir les conditions extrinsèques sans lesquelles elles ne sauraient vivre. Au lieu de considérer les fonctions comme des moyens, on a dû les considérer d’abord comme un but en soi, c’est-à-dire comme essentielles en elles-mêmes et pour elles-mêmes au mouvement vital, dont elles constituent les manifestations les plus évidentes et pour ainsi dire les seules évidentes. Nous croyons avoir été des premiers, parmi les physiologistes, à formuler tout au contraire la subordination des moyens fonctionnels au but, qui est la vie cellulaire. Nous l’avons érigé en principe. En examinant historiquement le développement de la question, nous allons voir que [...] la marche historique nous a amené à cette conclusion que nos connaissances actuelles nous permettaient de poser a priori, à savoir que la fonction existe pour l’élément anatomique, et non, comme on l’a cru longtemps, l’élément anatomique pour la fonction. 682  »’

Dans la mesure où le terme suggère l’idée de la possibilité d’une diversité de degrés d’appartenance, « intégration » nous paraît être le mot le plus approprié pour qualifier le rapport de l’individu au tout dont il fait partie. Des pièces d’une machine, des organes d’un organisme, on ne peut dire en toute rigueur sémantique qu’ils sont intégrés. Parler d’intégration à propos d’entités qui ne sont pas à elles-mêmes leur propre fin, qui ne sont pas des individus, conduit en effet à penser qu’elles peuvent elles aussi gagner ou perdre leur qualité de parties, composer ou non un tout. Or parties elles le sont par définition, lors même qu’elles s’avèrent fort mal ajustées à la fonction qui leur est dévolue dans le tout. C’est pourquoi nous pensons judicieux de choisir ce terme d’intégration pour exprimer le sens spécifique dans lequel s’entend l’appartenance de l’individu à un tout.

Avec Bernard se clôt ainsi le chapitre ouvert par la théorie cellulaire dans l’histoire du problème du rapport du tout et de la partie organiques. Mais c’est ici que commence une autre histoire qui concerne cette fois les usages de la conceptualisation bernardienne en philosophie sociale. En s’avisant que la problématique du tout et de la partie en sociologie se pose exactement dans les mêmes termes qu’en biologie, sociologues et anthropologues n’allaient pas tarder en effet à comprendre tout l’intérêt qu’il y avait pour leurs propres recherches d’exploiter le travail théorique et d’emprunter les solutions afférentes qu’avaient su y donner leurs distingués collègues des sciences de la vie.

Notes
1.

C. Bernard, Leçons de physiologie opératoire, op. cit., 14e leçon, p. 303 (souligné par nous).

2.

C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie…, op. cit., t. 1, 2e leçon, pp. 121-22 (souligné par nous).

3.

Ibid., t. 1, 9e leçon, p. 354 (souligné par nous).

4.

Ibid., pp. 356-57 (souligné par nous).

5.

Ibid., p. 367 (souligné par nous).

6.

C. Bernard, Leçons sur les phénomènes communs, op. cit., t. 2, 12e leçon, p. 182 (souligné par nous).

682.

Ibid., t. 2, 9e leçon, pp. 149-50.