Le Capital ou le Léviathan

Il s’en faut pourtant que cette théorie suffise à elle seule à résoudre le problème de l’organisation d’une « société d’individus ». La théorie de la division du travail, on l’a vu, est une partie, non le tout de la solution. Sans une distinction du type de celle opérée par Claude Bernard entre le milieu intérieur et le milieu extérieur, lequel milieu intérieur est aux organismes élémentaires ce que le milieu extérieur est à l’organisme total qu’ils composent ; sans la notion de régulation comme mécanisme de correction d’écart par rapport aux normes que constituent les conditions matérielles de toutes sortes nécessaires à la vie des organismes élémentaires dans le milieu intérieur – sans ces notions et ces distinctions dont l’actuelle évidence (au moins apparente) ne doit pas nous dissimuler le caractère révolutionnaire au 19e siècle, il n’y a guère à espérer pouvoir éviter en sociologie les difficultés et les contradictions rencontrées par ceux qui ont tenté de parvenir à une solution satisfaisante du même problème en biologie à l’aide de la seule théorie de la division du travail physiologique. Or tout se passe comme si Spencer, pourtant grand lecteur de biologie et contemporain de Claude Bernard, ignorait tout ou à peu près des novations conceptuelles introduites par le célèbre physiologiste français. Le problème et les moyens de la solution étant identiques d’un côté et de l’autre, l’insuffisance des moyens qui s’est révélée d’un côté ne peut manquer à terme d’apparaître de l’autre. De fait, Spencer va être rapidement confronté aux mêmes apories que les biologistes dans sa recherche d’une réponse cohérente à la question de l’organisation de ces ensembles dont les parties sont des individus ou, ce qui revient au même, dont les parties ne sont pas réductibles à des instruments, que constituent les sociétés humaines, et éminemment, les sociétés industrielles modernes : ces ensembles dont il faut prouver rationnellement qu’ils possèdent bien le caractère d’un tout sans que cela ne nuise au postulat de l’individualité de leurs parties. C’est dans les réflexions de Spencer sur la signification du terme de régulation appliqué au rôle de l’Etat dans la vie économique que s’accuse le mieux l’impuissance de l’auteur à concevoir de façon cohérente la notion d’une collectivité d’individus réels formant un tout non moins réel, et à concilier ces deux exigences apparemment contradictoires relatives aux parties et à l’ensemble qu’elles forment et qui doivent cependant être maintenues ensemble, sauf à abandonner l’ambition de proposer un sens intelligible à l’expression de « société d’individus ».

En matière économique, Spencer est et n’a jamais cessé d’être un libéral intransigeant. Son œuvre abonde en ouvrages et articles polémiques, où l’auteur vilipende l’intervention de l’Etat dans la vie industrielle et commerciale des sociétés modernes 700 . De l’avis du philosophe, l’Etat, sitôt qu’il se mêle d’imposer quelque réglementation aux activités de production et de commerce de biens et services, conduit à la catastrophe. Sont ainsi condamnées sans appel, non seulement « l’immixtion de l’Etat dans le commerce de l’argent et dans les banques », dans celui de la force de travail, de la terre, des produits manufacturés, mais aussi son ingérence, si discrète qu’elle soit, dans des domaines aussi divers que les services des postes, les soins hospitaliers, la presse, les transports, l’habitat urbain, les activités de bienfaisance et d’assistance, l’enseignement ou encore la recherche scientifique : « On voit par des faits innombrables que le gouvernement est le pire propriétaire, le pire fabricant, le pire commerçant, bref le pire administrateur, quelle que soit la chose à administrer 701  ».

Cette critique véhémente de l’intervention de l’Etat dans les « affaires » (au sens large) n’aurait pas soulevé de problème, relativement à ce qui nous intéresse, si Spencer n’avait cherché à fonder ses prises de position politique en faveur du libéralisme économique et du laissez-faire sur l’argument que l'on est en droit de tirer selon lui de l’analogie établie entre l’organisme et la société en général, le système nerveux des animaux supérieurs et le système politique des sociétés modernes en particulier, et s’en était tenu à les justifier par des exemples pris dans l’histoire économique des sociétés. Mais Spencer n’a pas eu ces scrupules méthodologiques. Dans son essai sur l’organisme social (et dans bien d’autres écrits ultérieurs) l’interventionnisme étatique est condamné non seulement dans les faits, mais aussi dans le principe, en raison de ce que l’on sait du rôle qu’il convient de donner au législateur par analogie avec celui du système nerveux des vertébrés, lequel pour Spencer ne réprime ni ne stimule, mais (seulement) « coordonne [co-ordinates] les considérations hétérogènes innombrables qui affectent le bien-être présent et futur de l’individu considéré comme un tout 702  ». Soit une conception assurément minimaliste de la régulation nerveuse, que le caractère vague et ambiguë de l’expression ne suffit pas à dissimuler. Conception à nouveau affirmée quelques lignes plus loin, en termes voisins : « Nous pouvons décrire la fonction du cerveau comme donnant la moyenne des intérêts de la vie [that of averaging the interests of life], physique, intellectuelle, morale ; c’est là un bon cerveau que celui où les désirs répondant à ces trois intérêts, sont de telle façon équilibrés [are so balanced] que la conduite qu’ils dictent ensemble n’en sacrifie aucun. Semblablement, nous pouvons considérer l’office d’un parlement comme consistant à faire la moyenne des intérêts des diverses classes [that of averaging the interests of the various class] d’une société, et un bon parlement est celui où les partis, répondant respectivement à ces intérêts, sont si bien équilibrés [are so balanced] que leur législation collective accorde à chaque classe toute la liberté compatible avec les droits des autres 703  ». Cette conception d’une régulation absolument non normative, dans l’organisme et dans la société, n’allait pas, on s’en doute, manquer de soulever bien des critiques.

En 1871 paraît dans la Fortnightly Review un article 704 du grand physiologiste anglais, infatigable défenseur de la cause darwinienne et ami de longue date de Spencer, Thomas Henry Huxley (déjà cité 705 ), qui va être à l’origine d’une célèbre controverse publique avec l’auteur des Principes de sociologie. Huxley partage avec le philosophe anglais la même foi dans les vertus de la démocratie représentative (le libéralisme politique), mais non ses vues radicales en matière de déréglementation du commerce et de l’industrie (le libéralisme économique), qu’il juge dangereuses et outrancières. La critique du physiologiste porte à la fois sur les faits et sur le principe : non seulement l’histoire semble donner tort aux partisans du « nihilisme administratif » (c’est ainsi qu’il nomme la doctrine défendue, entre autres auteurs, par Spencer), mais en outre, l’analogie entre l’organisme et la société dont argue Spencer pour justifier sa thèse individualiste dessert plus qu’elle ne sert d’après Huxley la cause qu’elle est censée défendre. Si les individus, dans les sociétés supérieures ou civilisées, doivent être à l’égard de leur gouvernement dans le même rapport que le sont les cellules à l’égard du système nerveux dans les organismes complexes – ce que Huxley pour sa part n’admet pas –, alors il faut conclure dans un sens précisément contraire à la conclusion tirée par Spencer, savoir : que le despotisme politique et l’économie dirigée constituent l’avenir de la civilisation ! Le moins que l’on puisse dire donc, c’est qu’il ne faut pas compter sur cette analogie pour espérer fonder la politique du laissez-faire :

‘« Si les ressemblances entre le corps physiologique et le corps politique nous éclairent non seulement sur ce qu’est ce dernier et comment il est devenu ce qu’il est, mais aussi sur ce qu’il devrait être et tend à devenir, alors je ne puis m’empêcher de penser que le sens réel de l’analogie est totalement opposé [totally opposed] à cette conception négative du rôle de l’Etat. Supposons que, en accord avec cette théorie, chaque muscle maintenait que le système nerveux n’a aucun droit de se mêler de ses contractions [had no right to interfere with its contraction], sinon pour l’empêcher de gêner celles des autres muscles ; ou chaque glande qu’elle a droit de sécréter tout son saoul tant que sa sécrétion ne gêne pas celle d’une autre ; supposons que chaque cellule séparée soit libre de suivre son propre « intérêt » [free to follow its own « interest »], et que laissez-faire soit le mot souverain de tout – qu’adviendrait-il alors du corps physiologique tout entier [what would becomme of the body physiological]? Le fait est que le souverain pouvoir du corps [...] régit les composants [de l’organisme] avec une règle de fer [rules the individual components with a rod of iron]. Même les corpuscules du sang ne peuvent tenir meeting sans être aussitôt accusés de « congestion » – et le cerveau, comme tout bon despote qui se respecte, intervient alors immédiatement contre eux de la façon la plus musclée qui soit. [...] Ainsi, si l’on veut faire jouer l’analogie du corps politique avec le corps physiologique dans cette affaire, cela me semble être en faveur de l’idée d’une quantité bien plus large d’interventions gouvernementales [much larger amount of governmental interference] que ce qui existe à présent et que, pour ma part, je pense souhaitable. 1  »’

La critique de Huxley n’ébranlera pas Spencer dans ses convictions, qui répliquera quelques mois plus tard dans un article de la même revue où il déclare assumer ses propos précédents, tout en récusant le bien-fondé de l’expression de « nihilisme administratif » appliquée à sa doctrine des fonctions de l’Etat. A cet effet il introduit deux distinctions, respectivement bien connues des biologistes et des économistes, mais qu’il va combiner de façon originale et qu’il reconduira dans tous ses exposés ultérieurs sur la régulation sociale et biologique 2  : distinction entre les fonctions internes ou de nutrition (les fonctions économiques de la société, les fonctions végétatives de l’organisme) et les fonctions extérieures ou de relation (les fonctions militaires d’un côté, animales de l’autre) ; distinction entre les actes régulateurs (ou contrôles) négatifs « qui servent simplement à contenir 3 », c’est-à-dire concrètement pour la société à réprimer la violation des règles du droit civil contractuel et du droit pénal, et les actes régulateurs positifs « qui servent à stimuler et diriger 4  », c’est-à-dire à imposer aux parties, ensus des règles précédentes, des normes relatives aux buts et moyens de leur activité. Le contrôle négatif (la régulation faible) est exercé par le système nerveux sympathique ou périphérique sur les fonctions des organes internes (glandes et viscères) dans l’organisme, par les tribunaux civils et pénaux sur l’activité industrielle et commerciale dans la société. Le contrôle positif (la régulation forte) quant à lui est exercé par le système nerveux central ou cérébro-spinal sur les fonctions des organes d’attaque et de défense dans l’organisme, par le commandement chargé des relations avec l’étranger sur l’activité militaire et diplomatique dans la société 706 . Moyennant l’adoption en biologie des deux distinctions qui viennent d’être mentionnées, l’argument sur lequel repose la théorie économique libérale défendue par le philosophe (l’analogie de l’organisme et de la société) reste donc valable. Sous le couvert d’une concession minime (la reconnaissance qu’il est certaines fonctions de la vie sociale – les fonctions militaires –, au reste de plus en plus marginales à mesure de l’évolution des sociétés, qui doivent faire l’objet d’une régulation forte), Spencer sauve ainsi ce qui est à ses yeux l’essentiel : la liberté du commerce et de l’industrie.

Mais si Huxley et Spencer s’opposent sur la question du libéralisme économique, sur la question du sens et de la portée probatoire de l’analogie entre organisme et société, il est un point fondamental sur lequel les deux auteurs s’accordent, c’est qu’un système régulateur fort, dans l’organisme ou dans la société, implique l’instrumentalisation des parties du tout soumises à sa juridiction. Quelle que soit l’extension du champ de validité qu’ils lui reconnaissent en biologie et en sociologie, une conception maximaliste de la régulation de l’activité des parties du tout (ce que Spencer appelle le contrôle positif) apparaît d’un côté et de l’autre, comme contradictoire à l’idée d’autonomie de ces mêmes parties. Or un tel présupposé est un symptôme évident des limites atteintes par la réflexion sur la question du rapport du tout et de la partie. A l’interrogation de Huxley : qu’adviendrait-il du tout dans l’hypothèse d’une régulation au sens où l’entend Spencer (régulation faible) ? – à cette question fait ainsi contrepoint l’interrogation symétrique inverse : qu’adviendrait-il de l’individualité des parties dans l’hypothèse d’une régulation au sens où l’entend Huxley (régulation forte) ? – question certes non explicitée par Spencer, mais qu’il aurait été certainement amené à formuler s’il s’était moins agi en l’occurrence pour lui de défendre la cause du libéralisme économique que de débattre de problèmes de philosophie biologique et sociale. On en revient en somme au dilemme auquel se trouvent confrontés les biologistes dans leur recherche d’une solution au problème philosophique de l’organisation des organismes pluricellulaires. Alternative ruineuse qui nous oblige à choisir entre deux propositions intellectuelles finalement aussi inadmissibles l’une que l’autre : celle d’un tout réel composé de parties non individualisées (hypothèse de la régulation forte), et celle d’un agrégat d’individus qui ne composent pas réellement un tout (hypothèse de la régulation faible).

Pour échapper à ce dilemme, il eût fallu rompre avec le présupposé qui veut que la notion d’individualité des parties soit incompatible avec une conception maximaliste de la régulation, biologique ou sociale. Or cette rupture est impossibletant que l’on persisteà faire porter la régulation sur l’activité fonctionnelle des parties plutôt que surles conditions (matérielles) qui permettent à ces parties d’exercer leur activité (en même temps qu’elles en sont les produits) et qui en constituent proprement le milieu, c’est-à-dire tant que l’on n’adopte pas à l’égard du problème de la régulation une position du genre de celle à laquelle est parvenu Claude Bernard au terme d’un cheminement intellectuel dont nous avons retracé les étapes. Cheminement qui passe notamment par la réévaluation de l’importance du rôle du milieu en général dans la production des phénomènes vitaux (donc par la critique des théories physiologiques courantes qui n’intègrent pas dans leur définition de la vie la notion de milieu à parité égale, sur le plan logique, avec celle d’organisme), et par la reconnaissance de l’existence d’un milieu (le milieu intérieur) propre aux organismes élémentaires composant l’organisme total (donc par la critique de l’assimilation traditionnelle de la notion de milieu à la notion de milieu extérieur ou ambiant). Alors même qu’il aurait pu le faire à la limite, étant donné la période où débute la controverse (1871), Huxley n’a pas su tirer parti de la théorie bernardienne afin de justifier son point de vue de la nécessaire ingérence de l’Etat dans la vie économique, persuadé qu’il était que la régulation nerveuse était trop liberticide pour les éléments anatomiques, trop incompatible avec le maintien de leur autonomie, pour être proposée en modèle à la régulation politique sans nuire aux idéaux démocratiques qu’il défendait. Tel ne sera pas le cas Émile Durkheim, lorsque, vingt ans plus tard, il s’avisera de remettre sur l’écheveau la question des limites normales de l’action gouvernementale dans la vie économique des sociétés modernes. Celui-ci, on va le voir, n’hésitera pas à recourir à l’argument de l’analogie entre l’organisme et la société pour fonder sa théorie interventionniste de l’Etat en régime démocratique. Soit un raisonnement qui eût paru à l’époque, pour des raisons opposées, inconséquent aussi bien à Spencer qu’à Huxley. Mais depuis lors la physiologie bernardienne a fait son chemin ; elle a appris au jeune sociologue français que le système nerveux n’est pas ce régulateur par défaut, ce régulateur négatif dont parlait Spencer (du moins quant à son rôle sur les fonctions végétatives), mais qu’il n’est pas non plus ce despote impitoyable qui réduit les parties à n’être que de simples instruments au service du tout dont parlait Huxley. Comme l’a montré Bernard, il est devenu possible de concilier une conception maximaliste de la régulation et l’idée que le tout est au service des parties qui le composent (et non le contraire). En biologie, mais aussi en sociologie.

Notes
700.

Cf. notamment H. Spencer, L’individu contre l’Etat (1884), trad. Gerschel, Paris, Alcan, 1885, chap. 3, pp. 65-115 ; Essais de morale, de science et d’esthétique, op. cit., t. 2, 4e, 5e , 7e et 9e essais.

701.

H. Spencer : « Le gouvernement représentatif » (1857), in H. Spencer, Essais de morale…, op. cit., t. 2, pp. 142-43.

702.

H. Spencer : « L’organisme social », op. cit., p. 182.

703.

Ibid., p. 183.

704.

T. H. Huxley : « Administrativ Nihilism », Fortnightly Review, mars 1871, pp. 251-89.

705.

Cf. partie I, chap. 3, 2, « Usage biologique… / usage sociologique de l’analogie… ».

1.

T. H. Huxley : « Administrativ Nihilism », op. cit., p. 271-72 (traduit par nous).

2.

Cf. notamment H. Spencer : « L’administration ramenée à sa fonction spéciale », Fortnightly Review, déc. 1871, repris in H. Spencer, Essais de morale…, op. cit., t. 2, pp. 174-222 ; Principes de sociologie, op. cit., t. 2, 2e partie, chap. 9, pp. 95-133, chap. 12, pp. 195-96, et Appendice 2, pp. 422-24.

3.

H. Spencer : « L’administration ramenée à sa fonction spéciale », op. cit., p. 193.

4.

Ibid.

706.

« Pour combiner avec convenance les actes de ces organes extérieurs [i. e. les muscles et les organes des sens], les grands centres nerveux ont à agir comme régulateurs positifs et négatifs à la fois, à commander ou à réprimer l’activité. De même en est-il pour les organes extérieurs du corps politique. Si les appareils d’attaque et de défense n’obéissent pas à un pouvoir central despotique, il ne faut pas compter sur ces ajustements rapides sans lesquels on ne peut répondre aux manœuvres variées de l’ennemi. Mais si [...] nous cherchons ce qu’il adviendrait au cas où les organes intérieurs (c’est-à-dire d’une part les appareils de commerce et de l’industrie, et de l’autre les appareils de la nutrition et de la circulation) y seraient soustraits, alors la réponse est bien différente [...] : on peut, je crois, soutenir avec succès que, ni dans l’un ni dans l’autre des deux corps, il n’est ici besoin du contrôle positif des grands centres, mais uniquement de leur contrôle négatif. » (H. Spencer : « L’administration ramenée à sa fonction spéciale », op. cit., pp. 193-94)