La synthèse durkheimienne

L’on ne sache pas qu’il y ait un sociologue qui ait plus insisté que Durkheim sur l’importance sociétale fondamentale de la division du travail dans les sociétés industrielles modernes. A l’âge de la civilisation, la division du travail social, ainsi qu’il l’appelle, est la cause essentielle, sinon même exclusive, de l’interdépendance ou solidarité 707 sociale. Telle est la thèse que Durkheim s’attache à argumenter dans les chapitres 3, 4, 5 et 6 du livre 1 de La division du travail social 708 , et qui court comme un leitmotiv tout au long du livre : « La division du travail est la source, sinon unique, du moins principale de la solidarité sociale 709  ». « Dans les sociétés où nous vivons, c’est d’elle [i. e. la division du travail] que dérive essentiellement la solidarité sociale 710  ». « La division du travail devient la source principale de la solidarité 711  ». « La division du travail [...] tend de plus en plus à devenir la condition essentielle de la solidarité sociale 712  ». « La division du travail devient la source éminente de la solidarité sociale 713  ». « Elle [i. e. la division du travail] est avant tout une source de solidarité 714  », etc. – Etant donné le lien intrinsèque qui existe entre les notions de totalité et de solidarité des parties, ou si l’on préfère, étant donné que l’interdépendance des parties d’après Durkheim – reprenant en cela la définition du tout qu’en sont venus à admettre, on l’a vu, les biologistes – est une condition suffisante pour qu’on puisse qualifier de tout l’ensemble qu’elles composent, il s’ensuit qu’il suffit de montrer que la division du travail va croissante à mesure que les sociétés se développent pour que la réalité du tout qu’elles forment se trouve établie du même coup : « C’est la division du travail qui, de plus en plus, remplit le rôle que remplissait autrefois la conscience commune ; c’est principalement elle qui fait tenir ensemble les agrégats sociaux des types supérieurs 715  ». « La solidarité qu’elle produit contribue à l’intégration générale de la société 716  ». « Une fois qu’elle [i. e. la division du travail] est apparue, elle resserre les liens sociaux et fait de la société une individualité plus parfaite 717  ». La division du travail est « une source de cohésion sociale. [...] Elle accroît l’unité de l’organisme 718  ». Nous voilà fort éloignés de la conception restrictive du rôle dans lequel la cantonnaient les économistes du 18e siècle et du début du 19e siècle (la « prospérité publique », l’ « opulence générale ») – rôle que les naturalistes qui utilisent la notion de division physiologique du travail ont exprimé à leur manière, on l’a vu aussi, en parlant de perfectionnement de l’organisme. Durkheim est d’ailleurs parfaitement conscient de la déchéance logique qu’il fait subir à ce qui constitue quand même après tout la notion principale de la théorie primitive (économique) de la division du travail : l’idée d’une relation entre division du travail et perfectionnement de la société. Ce n’est pas dire évidemment qu’il la réfute, ni même qu’il la rejette ; simplement il la relègue à l’arrière plan de la réflexion sociologique, et corrélativement met en avant la détermination introduite par les biologistes et les naturalistes dans leur compréhension de la division du travail physiologique, savoir celle d’une relation étiologique entre division du travail et intégration des parties en un tout (via l’interdépendance des parties qui en résulte). De nombreux passages témoignent de ce changement dans l’ordre de la signification problématique de la théorie 719 . Nous en citerons deux. Dans le premier le problème est formulé sur un mode encore interrogatif :

‘« Nous sommes ainsi conduits à nous demander si, [...] dans les sociétés contemporaines où elle a pris le développement que nous savons, elle [i. e. la division du travail] n’aurait pas pour fonction d’intégrer le corps social, d’en assurer l’unité. Il est très légitime de supposer que la division du travail est la source, sinon unique, du moins principale de la solidarité sociale. [...] Si cette hypothèse était démontrée, la division du travail jouerait un rôle beaucoup plus important que celui qu’on lui attribue d’ordinaire. Elle ne servirait pas seulement à doter nos sociétés d’un luxe, enviable peut-être, mais superflu ; elle serait une condition de leur existence. C’est par elle, ou du moins c’est surtout par elle, que serait assurée leur cohésion ; c’est elle qui déterminerait les traits essentiels de leur constitution. 720 »’ ‘« Le plus remarquable effet de la division du travail n’est pas qu’elle augmente le rendement des fonctions divisées, mais qu’elle les rend solidaires. Son rôle dans tous ces cas n’est pas simplement d’embellir ou d’améliorer des sociétés existantes, mais de rendre possibles des sociétés qui, sans elles, n’existeraient pas. [...] Il est possible que l’utilité économique de la division du travail soit pour quelque chose dans ce résultat, mais, en tout cas, il dépasse infiniment la sphère des intérêts purement économiques ; car il consiste dans l’établissement d’un ordre social et moral sui generis. Des individus sont liés les uns aux autres qui, sans cela, seraient indépendants ; au lieu de se développer séparément, ils concertent leurs efforts ; ils sont solidaires et d’une solidarité qui n’agit pas seulement dans les courts instants où les services s’échangent, mais qui s’étend bien au-delà. 721  »’

A lire ces textes de Durkheim, on mesure, mieux encore que chez Spencer, l’écart de sens qui s’est progressivement creusé d’un siècle à l’autre du point de vue de la compréhension de la notion de division du travail, et l’importance de la dette contractée par les sociologues à l’égard des biologistes quant à l’idée qu’ils se font de cette notion et de la portée de cette notion. Il est devenu évident pour Durkheim que l’intérêt du sociologue pour le concept de division du travail ne se confond pas avec celui, par trop restrictif, de l’économiste ; que le concept a une portée qui déborde largement le cadre d’une problématique économique stricto sensu ; que sa valeur tient d’abord et surtout au fait qu’il apparaît comme participant à la solution de la question de savoir comment un ensemble composé d’individus peut constituer un tout au sens fort ou réaliste du terme. Soit une problématique de l’intégration qui ne se réduit pas à la question de savoir comment produire plus de richesses (problématique économique), qui est tout à la fois une problématique de philosophie sociale et de philosophie biologique. C’est dire que les préoccupations qui poussent un Durkheim ou un Spencer à discourir sur la division du travail ont bien plus à voir avec celles de leurs collègues biologistes contemporains qu’avec celles qui agitaient Ferguson ou Smith un siècle plus tôt. Très certainement, la notion de division du travail n’aurait pas soulevé à ce point l’attention des sociologues si elle n’avait été auparavant remaniée et enrichie par les acceptions qu’y ont apportées les naturalistes et les biologistes du 19e siècle, acceptions qui seules la rendent susceptible de revêtir l’intérêt « philosophique » qu’ils lui accordent pour la résolution d’un problème tout à fait étranger à celui que se posaient les économistes de l’époque classique quand ils réfléchissaient sur la division du travail.

Cette conception primitive trop restrictive de la division du travail est même ce qui a rendu possible d’après Durkheim la croyance aussi erronée que communément partagée selon laquelle l’institution aurait naturellement des effets funestes sur la constitution morale et intellectuelle des travailleurs. Une conception plus compréhensive de la division du travail, une conception qui a retenu les leçons de la biologie interdit d’admettre l’idée qu’elle est à l’origine des maux, au demeurant bien réels, dont on l’accuse traditionnellement ; leur cause doit être cherchée ailleurs : dans quelque dysfonctionnement interne de la société, plus précisément dans l’absence de certaines conditions juridiques et institutionnelles nécessaires à l’exercice normal des échanges sociaux (pour Durkheim : l’absence de groupements professionnels notamment) 722 . Sous le rapport axiologique en effet, l’opposition est complète entre le sentiment moralement négatif de dépendance personnelle sans contrepartie si souvent décrit par les moralistes, philosophes, économistes dans leur évocation plus ou moins complaisante de la situation faite aux ouvriers des manufactures et de la grande industrie, et le sentiment moralement positif de dépendance mutuelle, d’une réciprocité de service entre tous les membres de la société qu’induit normalement la division du travail dans la conscience de chaque producteur pour Durkheim. En vertu du principe selon lequel des effets opposés ne peuvent avoir la même cause, Durkheim se croit donc en droit d’affirmer que tout crédit accordé au discours sur les « inconvénients » de la division du travail est la preuve de quelque fidélité à une conception pré-biologique et donc pré-sociologique, étrangère à l’idée selon laquelle la division du travail a pour fonction essentielle l’intégration des parties en un tout :

‘« Contrairement à ce qu’on a dit, la division du travail ne produit pas ces conséquences [morales détestables] en vertu d’une nécessité de sa nature, mais seulement dans des circonstances exceptionnelles et anormales. Pour qu’elle puisse se développer sans avoir sur la conscience humaine une aussi désastreuse influence, il n’est pas nécessaire de la tempérer par son contraire ; il faut et il suffit qu’elle soit elle-même, que rien ne vienne du dehors la dénaturer. Car normalement, le jeu de chaque fonction spéciale exige que l’individu ne s’y enferme pas étroitement, mais se tienne en rapports constants avec les fonctions voisines, prenne conscience de leurs besoins, des changements qui y surviennent, etc. [...] Les économistes n’auraient pas laissé dans l’ombre ce caractère essentiel de la division du travail et, par suite, ne l’auraient pas exposée à ce reproche immérité, s’ils ne l’avaient réduite à n’être qu’un moyen d’accroître le rendement des forces sociales, s’ils avaient vu qu’elle est avant tout une source de solidarité. 723  »’

En distinguant clairement le problème sociologique du problème économique, en privilégiant de façon explicite l’idée selon laquelle la division du travail est source de solidarité entre les membres de la société sur l’idée, qui constitue le cœur de la notion primitive, selon laquelle elle augmente « le rendement des forces sociales » (dixit), Durkheim ne fait au fond qu’exemplifier une démarche théorique déjà entreprise, on l’a vu, par Spencer, quoique de manière moins systématique. S’il s’en était tenu là, on ne voit pas ce qui lui eût permis de pousser plus loin que le philosophe anglais l’approfondissement de la question posée par l’organisation d’une « société d’individus », de dépasser les apories de son prédécesseur, confronté qu’il est au même défi de penser un ensemble auquel il faut reconnaître le caractère d’un tout, composé de parties auxquelles il faut reconnaître le caractère d’individu. Mais face à ce problème Durkheim ne s’est pas contenté d’employer les arguments fournis par la théorie de la division du travail physiologique que Spencer avait déjà jeté dans la bataille ; il a en outre, chose nouvelle, emprunté à Claude Bernard l’arme que constitue sa théorie du milieu intérieur 724  ; il a suivi l’exemple du grand physiologiste, qui, dans son domaine propre, confronté à la même problématique, est parvenu à en donner une solution satisfaisante, c’est-à-dire à faire de la thèse radicale d’une subordination du tout aux parties une proposition finalement compatible avec une conception parfaitement réaliste du tout 725 .

Notes
707.

Il est vrai que Durkheim fait une légère distinction sémantique entre les termes de solidarité et d’interdépendance. L’interdépendance est pour Durkheim la traduction objective et pour ainsi dire matérielle de la solidarité organique, expression par laquelle il désigne plus spécifiquement le phénomène moral en quoi consiste le sentiment, partagé à un degré plus ou moins grand par tous les membres de la société, de dépendance mutuelle qui les unit. Cette distinction est visible par exemple dans ces passages de La division du travail social : « D’une manière générale, la solidarité dépend très étroitement de l’activité fonctionnelle des parties spécialisées. [...] Là où les fonctions sont languissantes, elles ont beau être spéciales, elles se coordonnent mal entre elles et sentent incomplètement leur mutuelle dépendance. » (L. 3, chap. 3, p. 384) – « Par elle [i. e. la division du travail], l’individu reprend conscience de son état de dépendance vis-à-vis de la société [...]. En un mot, puisque la division du travail devient la source éminente de la solidarité sociale, elle devient du même coup la base de l’ordre moral. » (Conclusion, p. 396) – Cf. aussi pp. 28, 356, 360, 364-65, du même ouvrage. Au reste, cette distinction secondaire n’a pas de conséquence invalidante sur la thèse que nous développons.

708.

E. Durkheim, De la division du travail social, op. cit. Notons que le chapitre 3 du Livre I porte significativement pour titre : « La solidarité due à la division du travail » (c’est nous qui soulignons).

709.

Ibid., L. 1, chap. 1, p. 26.

710.

Ibid., p. 27.

711.

Ibid., L. 2, chap. 3, p. 267.

712.

Ibid., Conclusion, p. 395.

713.

Ibid., p. 396.

714.

Ibid., L. 3, chap. 1, p. 365.

715.

Ibid., L. 1, chap. 5, p. 148.

716.

Ibid., L. 1, chap. 1, p. 28.

717.

Ibid., L. 2, chap. 2, p. 262.

718.

Ibid., L. 3, chap. 3, pp. 389-90.

719.

Ibid., pp. 2-4, 19, 148, 24-27, 255, 259, 365, 402-03.

720.

Ibid., L. 1, chap. 1, pp. 26-27 (souligné par nous).

721.

Ibid., pp. 24-25 (souligné par nous). 

722.

Cf. Ibid., Préface de la seconde édition : « Quelques remarques sur les groupements professionnels », I-XXXVI, et L. 3, chap. 1 : « La division du travail anomique », pp. 343-65.

723.

Ibid., L. 3, chap. 1, pp. 364-65.

724.

Notons tout de même que l’expression de « milieu intérieur » (ou « interne ») est aussi en usage chez d’autres sociologues à peu près à la même époque, dans un sens dont ils reconnaissent souvent explicitement devoir la compréhension à Claude Bernard. Cf. sur ce point par ex. : A. Fouillée, La science sociale contemporaine, Paris, Hachette, 1880, L. 2, chap. 7, pp. 172-73 ; R. Worms, Organisme et société, Paris, Giard et Brière, 1895, chap. 1, pp. 39-40 ; P. Lilienfeld, La pathologie sociale, Paris, 1896, Giard et Brière, chap. 3, pp. 70-72, chap. 6, pp. 174-75, chap. 8, pp. 241-43. Cependant, ces auteurs ne nous paraissent pas avoir accordé à la notion de milieu interne appliquée à l’organisation sociale la portée et l’importance logique que lui attribue Durkheim dans sa sociologie.

725.

Sur la question de la nature et de la valeur des emprunts de Durkheim à la physiologie bernardienne, cf. P. Q. Hirst, Durkheim, Bernard and Epistemology, London and Boston, Routledge and Kegan, 1975 ; J. C. Chamboredon : « Emile Durkheim : le social, objet de science », Critique, n° 445-46, juin-juill. 1984, pp. 460-531 ; B. Lacroix, Durkheim et le politique, Paris, Presses de la F.N.S.P, 1981, pp. 261-98 ; J. Michel : « Emile Durkheim et la naissance de la science sociale dans le milieu bernardien », in J. Michel (dir.), La nécessité de Claude Bernard, op. cit., pp. 228-254.