Le « milieu social interne »

La théorie durkheimienne du « milieu social interne » se trouve exposée dans le chapitre 5 intitulé « Règles relatives à l’explication des faits sociaux » des Règles de la méthode sociologique (1894) 726 . Il s’agit donc expressément d’une théorie étiologique, théorie jugée par Durkheim seule susceptible de servir d’alternative aux approches réductionnistes traditionnelles qui font la part trop belle selon lui aux facteurs psychologiques (comme la faculté d’imitation) ou biologiques (comme la race) en matière d’explication des phénomènes sociaux. Celui qui s’interroge sur ce qui a bien pu inspirer au sociologue pareille idée sera vite renseigné, puisque, à peine entré en matière, Durkheim établit un parallèle entre sa notion de milieu social interne et la notion bernardienne de milieu interne :

‘« Si la condition déterminante des phénomènes sociaux consiste [...] dans le fait même de l’association, ils doivent varier avec les formes de cette association, c’est-à-dire suivant les manières dont sont groupées les parties constituantes de la société. Puisque, d’autre part, l’ensemble déterminé que forment par leur réunion, les éléments de toute nature qui entrent dans la composition d’une société, en constitue le milieu interne, de même que l’ensemble des éléments anatomiques, avec la manière dont ils sont disposés dans l’espace, constitue le milieu interne des organismes, on pourra dire : L’origine première de tout processus social de quelque importance doit être recherchée dans la constitution du milieu social interne. [...] L’effort principal du sociologue devra donc tendre à découvrir les différentes propriétés de ce milieu qui sont susceptibles d’exercer une action sur le cours des phénomènes sociaux. 727  »’

Durkheim commet ici un contresens sur la notion de milieu interne. Il affirme en effet que les unités élémentaires vivantes – cellules d’un organisme, individus d’une société – ne sont pas extérieures au milieu interne mais parties intégrantes de ce dernier. Au lieu de quoi il aurait dû en toute logique les assimiler à l’autre terme de la relation dialectique organisme-milieu, c’est-à-dire les considérer comme des organismes élémentaires en rapport d’échange avec un milieu (interne) distinct du milieu ambiant – milieu extérieur pour l’organisme, « milieu social externe [...] formé par les sociétés ambiantes 728  » pour la société. Ce qui lui permet de soutenir dans l’ordre sociologique qu’un phénomène de dynamique sociale aussi fondamental que le progrès de la division du travail, loin d’être, comme on aurait pu s’y attendre si Durkheim était resté fidèle au sens précis de la notion, la cause d’un perfectionnement du milieu social interne, est bien plutôt l’effet d’un changement des propriétés morphologiques de ce milieu, en l’occurrence d’un accroissement de la densité morale (laquelle peut être mesurée convenablement en général, convient l’auteur, à l’aune de la densité matérielle atteinte par la société, c’est-à-dire par le nombre d’habitants par unité de surface et l’importance de son réseau de voies de communication et de transmission 729 ) et du volume de la société, variables qui pour Durkheim constituent les deux modalités principales sous le rapport desquelles se caractérise un milieu 730 .

Mais ce contresens disparaît totalement quand il s’agit de passer à la question plus spécifique de l’organisation des « sociétés d’individus ». C’est ainsi que lorsque Durkheim aborde le problème de savoir comment il faut penser « le rapport de l’Etat et de l’individu 731  » dans les sociétés modernes, il mobilise à des fins de résolution un concept de milieu social qui ne correspond plus exactement en l’occurrence à la définition que nous avons rapportée plus haut, et qui par contre se révèle être parfaitement congruent à la définition bernardienne du milieu intérieur : « On peut mieux comprendre, écrit par exemple Durkeim dans les Leçons de sociologie, qu’il n’y avait rien d’exagéré à dire que notre individualité morale, loin d’être antagoniste de l’Etat, en était au contraire un produit. C’est lui qui la libère. Et cette libération progressive ne consiste pas simplement à tenir à distance des individus les forces contraires qui tendent à l’absorber, mais à aménager le milieu dans lequel se meut l’individu pour qu’il puisse s’y développer librement. Le rôle de l’Etat n’a rien de négatif. Il tend à assurer l’individuation que permette l’Etat social. 732  ». « Jadis, l’action de l’Etat était tout entière tournée vers le dehors, elle est destinée à se tourner de plus en plus vers le dedans. […] Aménager le milieu social de manière à ce que la personne puisse s’y réaliser plus pleinement […], n’y a-t-il pas là de quoi occuper l’activité publique ? 733  ». Il est clair que dans ces passages, les individus ne sont pas tenus pour parties intégrantes du milieu social interne, « éléments qui composent ce milieu 734  », mais au contraire pour les représentants de l’autre terme du couple dialectique organisme-milieu : soient les organismes dont ce milieu social interne est justement le milieu. Cette problématisation « bernardienne » des rapports entre l’Etat et l’individu, médiatisés par le milieu, donne à Durkheim le moyen d’échapper au dilemme dans lequel s’étaient enfermés Spencer et Huxley, et de rendre intelligible l’idée d’une politique économique de l’Etat qui soit à la fois non libérale et non désindividualisante.

On a vu plus haut que lorsque Bernard comparait, sous le rapport de l’organisation, les organismes supérieurs dotés d’un appareil régulateur perfectionné aux sociétés, c’est aux cités libérales modernes, aux Etats « civilisés » qu’il pensait 735 . Soient des collectivités dont les parties ne sont pas au service du tout, des sociétés qui sont plus des « sociétés d’individus » que des sociétés despotiques ou « holistes », pour reprendre la terminologie de Louis Dumont 736 . Au vrai, il n’y avait là nulle inconséquence de la part de Bernard, dans la mesure où sa théorie du milieu intérieur lui donnait en effet les moyens de résoudre l’apparent paradoxe que présente l’idée d’une régulation physiologique forte s’exerçant dans un organisme dont les parties conservent leur individualité. Durkheim escompte tirer un profit du même genre de sa théorie sociologique du milieu, appliquée à l’organisation des sociétés modernes. La théorie du milieu social interne va permettre au sociologue de fonder ses vues anti-libérales en matière économique sur l’argument de l’analogie de l’organisme supérieur et de la société industrielle moderne, sans qu’il lui en coûte aucun reniement du principe selon lequel les membres de ces sociétés doivent être considérés comme des individus à part entière et non comme des instruments au service des fins de l’Etat. Spencer et Huxley auraient ainsi tort l’un et l’autre, le premier quant à ce qu’il dit de la signification économique de l’argument, le second quant à ce qu’il affirme de sa signification politique. Durkheim conçoit bien, comme Spencer et contrairement à Huxley, l’organisation des sociétés modernes sur le modèle de celle des animaux supérieurs, mais ce raisonnement ne le conduit ni à la conclusion de Spencer selon laquelle ces sociétés ne doivent pas intervenir positivement dans l’activité économique, ni à la conclusion de Huxley selon laquelle les sociétés modernes devraient alors être gouvernées de façon despotique et constituer de véritables Léviathans. Le sociologue est parfaitement explicite sur ce point. A preuve ce passage de la Division du travail social, où l’auteur s’insurge encore une fois contre l’idée que se fait Spencer de la régulation sociale :

‘« [Spencer] compare, comme nous avons fait, les fonctions économiques à la vie viscérale de l’organisme individuel, et fait remarquer que cette dernière ne dépend pas directement du système cérébro-spinal, mais d’un appareil spécial dont les principales branches sont le grand sympathique et le pneumogastrique. Mais si de cette comparaison il est permis d’induire, avec quelque vraisemblance, que les fonctions économiques ne sont pas de nature à être placées sous l’influence immédiate du cerveau social, il ne s’ensuit pas qu’elles puissent être affranchies de toute influence régulatrice ; car, si le grand sympathique est, dans une certaine mesure, indépendant du cerveau, il domine les mouvements des viscères tout comme le cerveau fait pour ceux des muscles. Si donc il y a dans la société un appareil du même genre, il doit avoir sur les organes qui lui sont soumis une action analogue.
Ce qui y correspond, suivant M. Spencer, c’est cet échange d’informations qui se fait sans cesse d’une place à l’autre sur l’état de l’offre et de la demande et qui, par suite, arrête ou stimule la production. Mais il n’y a rien là qui ressemble à une action régulatrice. Transmettre une nouvelle n’est pas commander des mouvements. Cette fonction est bien celle des nerfs afférents, mais n’a rien de commun avec celle des ganglions nerveux ; or, ce sont ces derniers qui exercent la domination dont nous venons de parler. [...] Très vraisemblablement, si l’étude en était plus avancée, on verrait que leur rôle, qu’ils soient centraux ou non, est d’assurer le concours harmonieux des fonctions qu’ils gouvernent, lequel serait à tout instant désorganisé s’il devait varier à chaque variation des impressions excitatrices. Le grand sympathique social doit donc comprendre, outre un système de voies de transmission, des organes vraiment régulateurs qui, chargés de combiner les actes intestinaux comme le ganglion cérébral combine les actes externes, aient le pouvoir ou d’arrêter les excitations, ou de les amplifier, ou de les modérer suivant les besoins.
Cette comparaison induit même à penser que l’action régulatrice à laquelle est actuellement soumise la vie économique n’est pas ce qu’elle devrait être normalement. 1  »’

« Transmettre une nouvelle n’est pas commander des mouvements » : cette formule résume bien le différend entre libéraux et non-libéraux d’hier et peut-être aussi d’aujourd’hui quant au sens qu’il convient d’attribuer au terme « régulation ». A l’évidence, l’analogon sociologique du système nerveux des animaux supérieurs pour Durkheim, ce n’est pas cette espèce d’Etat social minimal à l’action régulatrice purement « négative » proposé en modèle par Spencer ; c’est l’Etat social interventionniste, l’Etat qui s’ingère positivement dans la vie économique, tel qu’il se dessine effectivement à cette époque, quoique encore insuffisamment au gré de l’auteur, dans les sociétés industrielles avancées. Des sociétés modernes on peut dire désormais valablement d’après Durkheim ce que Bernard disait des organismes supérieurs : savoir qu’il s’agit d’ensembles qui constituent des touts au service des parties qui les composent. Bernard a réussi le tour de force de lever enfin la contradiction qui bloquait la réflexion en philosophie biologique comme en philosophie sociale entre les concepts de totalité et d’individualité des parties. Le mérite de Durkheim en l’espèce est de l’avoir saisi avant ou en tout cas mieux que tout autre sociologue avant lui, et d’avoir su tirer parti de cette réussite pour la compréhension de l’organisation et du fonctionnement apparemment paradoxaux, car à la fois de plus en plus individualiste et de plus en plus socialiste (ou étatiste), des sociétés modernes.

Notes
726.

E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique (1894), Paris, PUF, 1990, chap. 5, pp. 111-119 notamment. Notons que Durkheim était déjà en possession du concept lors de la rédaction de La division du travail social, bien qu’il n’employât pas encore l’expression de « milieu social interne ». A sa place il parle de « milieu social », voire simplement de « milieu », mais le sens y est assurément, même si ce thème ne fait pas encore l’objet de la part de Durkheim d’une réflexion méthodique, comme cela sera le cas dans les Règles. Cf. sur ce point, E. Durkheim, De la division du travail social, op. cit., L 2, chap. 1, pp. 231-32, chap. 2, p. 237, chap. 3, p. 270, chap. 5, pp. 332, 340-41.

727.

E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, op. cit., chap. 5, pp. 111-12 (souligné par l’auteur).

728.

Ibid., p. 115.

729.

« La densité matérielle, écrit Durkheim, [...] marche d’ordinaire du même pas que la densité dynamique et, en général, peut servir à la mesurer. » (Ibid., p. 113) – Durkheim est, sous ce rapport, encore plus catégorique dans La division du travail (op. cit.) : « La densité morale ne peut [...] s’accroître sans que la densité matérielle s’accroisse en même temps, et celle-ci peut servir à mesurer celle-là » (L. 2, chap. 2, p. 138) – « Puisque ce symbole visible et mesurable [qu’est la densité matérielle] reflète les variations de ce que nous avons appelé la densité morale, nous pouvons la substituer à cette dernière dans la formule que nous avons proposée. » (Ibid., p. 141).

730.

Cf. E. Durkheim, La division du travail social, op. cit., L. 2, chap. 2, 3, et 5 ; Les règles…, op. cit., chap. 5, III. Sur cette question des propriétés morphologiques principales qui caractérisent les différents types de milieux sociaux internes, on pourra utilement consulter, outre les passages déjà signalés des Règles et de La division du travail social, du même auteur : « Notes sur la morphologie sociale » (1898), in E. Durkheim, Journal sociologique, prés. J. Duvignaud, Paris, PUF, 1969, pp. 181-82 ; « La sociologie et son domaine scientifique » (1900), in E. Durkheim, Textes, prés. V. Karady, Paris, éd. de Minuit, 1975, 3 vol., t. 1, pp. 18-23 ; « Sociologie et sciences sociales » (1909), in E. Durkheim, La science sociale et l’action, prés. J. C. Filloux, Paris, PUF, 1987, pp. 148-49.

731.

La formule sert de titre aux 5e et 6e leçons des Leçons de sociologie, op. cit.

732.

E. Durkheim, Leçons de sociologie, op. cit., 6e leçon, p. 103 (souligné par nous).

733.

Ibid., p. 104 (souligné par nous).

734.

E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, op. cit., chap. 5, p. 112.

735.

Cf. Partie I, chap. 3, 2, « Usage biologique de l’analogie socio-politique / usage socio-politique de l’analogie biologique ».

736.

Cf. L. Dumont, Homo hierarchicus, op. cit., Introduction, pp. 13-35, chap. 11, pp. 274-301 ; Homo aequalis, op. cit., Introduction, pp. 11-38 ; Essais sur l’individualisme, op. cit., Introduction, pp. 11-32.

1.

E. Durkheim, De la division du travail social, op. cit., L. 1, chap. 7, pp. 195-96 (souligné par nous).