Problématicité des présupposés relatifs à l’autorégulation et à l’évolution des sociétés

De fait, il n’a pas fallu attendre longtemps pour qu’apparaisse en pleine lumière le caractère éminemment problématique de deux présupposés impliqués par la théorie de l’intégration lorsqu’on s’avise de la transposer des sciences naturelles aux sciences sociales. Ces difficultés ont trait : 1° à la validité de l’idée d’une autorégulation des sociétés ; 2° à celle de l’idée d’une évolution des sociétés, au sens donné par l’embryologie épigénétique à ce terme.

  • Problème de l’autorégulation des sociétés. En généralisant l’idée de mécanismes physiologiques de retour à la constante, c’est-à-dire de fonctions de régulation exercées non par le milieu extérieur mais par des appareils spéciaux de l’animal supérieur (le système nerveux pour Bernard ), que sa découverte de l’existence d’une glycogenèse hépatique lui avait permis d’affirmer une première fois à propos de la constante glycémique du sang, à tous les paramètres caractéristiques de la qualité physique et chimique du sang qui constitue le milieu dans lequel vivent les éléments anatomiques, Claude Bernard cautionnait de son autorité et fournissait la première démonstration expérimentale de l’antique intuition de la médecine hippocratique : celle d’une nature médicatrice, d’une vis medicatrix naturae de l’organisme 737 . L’expérimentation physiologique venait enfin confirmer le bien-fondé du sentiment que finit irrésistiblement par imposer au médecin l’observation clinique répétée des phénomènes d’auto-guérison, d’auto-rétablissement, de régénération des malades ou des blessés, sentiment que l’être vivant est conduit par une sorte de finalité interne, tend à se conformer à une norme qui, loin de lui être imposée de l’extérieur, est immanente à sa structure spécifique. C’est ainsi que les propriétés du milieu interne, qui sont, pour Claude Bernard l’expression de ces différentes normes physiologiques, ne reflètent pas celle du milieu extérieur ; elles sont conquises et maintenues contre et en dépit des perturbations externes. La connaissance des différentes normes vitales est fournie par l’étude de l’organisme à l’état sain. Le terme « autorégulation », qui fait tardivement son entrée en biologie 738 , exprime exactement cette propriété caractéristique des animaux et des végétaux : dans l’ordre du vivant, la régulation doit se dire sous la forme pronominale : c’est l’être vivant qui se régule lui-même, et cette autorégulation ou régulation interne est exercée par des organes dont Claude Bernard a montré une fois pour toutes qu’il était possible de déterminer positivement l’identité et le mécanisme.

Mais si la deuxième moitié du 19e siècle voit l’avènement d’une pathologie et d’une physiologie scientifiques dignes de ce terme, si les catégories traditionnelles du jugement médical du normal et du pathologique, de la santé et de la maladie appliquées à l’organisme vivant se voient rétroactivement conférées à cette époque une validité scientifique qui leur avait manqué précédemment, il n’en va pas de même quant à l’usage de ces mêmes catégories appliquées à cette organisation qu’est « l’organisme social ». En tout état de cause la sociologie n’a pas su jouer à l’égard de l’art politique le rôle fondamental, au sens strict du terme, qu’a joué la physiologie expérimentale par rapport à la médecine. Si elle n’a pas su le faire historiquement, c’est peut-être parce qu’elle ne le pouvait pas logiquement, faute de l’existence dans les sociétés d’une force médicatrice naturelle analogue à celle dont sont doués les organismes. N’en déplaise à Durkheim ou aux sociologues de l’école organiciste, l’idée d’assimiler l’homme d’Etat à un médecin, la politique à une thérapeutique et les problèmes sociaux à des maladies 739 repose sur un présupposé dont la validité, si elle a été souvent admise, n’a jamais été réellement prouvée, et même paraît empiriquement infirmée par le dissensus continuel qui existe entre les membres d’une collectivité sur ce qu’ils considèrent comme l’idéal politique et social, l’état normal de la société 740 . Cette absence de consensus sur l’idéal social n’a d’ailleurs pas échappé à la vigilance d’un farouche adversaire de l’école durkheimienne, Gabriel Tarde, lequel saura en tirer les conséquences et implications critiques qui s’imposent quant à la possibilité d’un usage fondé du concept de thérapeutique et de la distinction du normal et du pathologique en sociologie. Dans un article paru en 1896, intitulé « L’idée de l’ ‘‘organisme social’’ », il écrit :

‘« Si une société est réellement un corps vivant, elle doit être quelquefois malade ; et, dans le cas d’une de ses maladies déclarées, il ne doit pas y avoir le moindre doute sur le point de savoir si elle est malade ou bien portante. Si grand que soit le champ du paradoxe, il ne s’est trouvé personne pour prétendre qu’un homme atteint d’une pneumonie infectieuse ou d’une fièvre typhoïde se porte bien. Mais M. Durkheim a pu entreprendre de montrer [...] que la criminalité fait partie de la santé sociale. Quant à la guerre, est-ce une maladie ou un remède ? Est-ce une hémorragie morbide ou une utile saignée ? Demandez aux économistes et à Gumplowicz. Il n’est pas une de ces diathèses sociales dont parle M. de Lilienfeld, pas une des ces convulsions sociales, de ces hystéries urbaines, dont il nous entretient en termes assez vagues, qui n’ait été saluée, par quelques historiens célèbres et accrédités, comme une ère de salut et de régénération. La Terreur même et la Saint-Barthélemy ont eu et ont encore leurs apologistes. Il n’y a pas, au point de vue antique, de plus grande épidémie sociale, de plus mortelle maladie, que la propagation du christianisme, qui, au point de vue moderne, est célébrée comme le plus grand des renouveaux. [...] Il y a une vis medicatrix dans les corps vivants, et c’est assurément là le meilleur de nos médecins ; y a-t-il une vis medicatrix inhérente aux corps sociaux, indépendamment des sauveurs plus ou moins bienfaisants qui viennent à leur secours ? La question est anxieuse. 741  »’

On retrouve le même argument sous la plume virulente du romancier et essayiste anglais Gilbert K. Chesterton quelques années plus tard (1910). Dans le premier chapitre intitulé « L’erreur médicale » de son essai sur Le monde comme il ne va pas, celui-ci, note, sur un ton d’ironie railleuse qui ne doit pas nous dissimuler le sérieux et la pertinence du propos :

‘« S’il peut planer un doute sur la façon dont le corps s’est détérioré, il n’y en a aucun sur la forme qu’il doit retrouver. Aucun médecin ne cherchera à produire une nouvelle sorte d’homme dont les yeux ou les membres seront disposés de façon différente. Contraint et forcé, l’hôpital peut renvoyer chez lui un homme avec une jambe en moins : mais il ne le renverra pas (dans un élan de créativité) avec une jambe en plus. La science médicale se satisfait du corps humain normal, elle se contente de le restaurer. Bien loin de toujours se contenter de l’âme humaine normale, la science sociale, elle, a toutes sortes d’âmes de fantaisie à vendre. Idéaliste social, l’homme déclarera : « J’en ai assez d’être Puritain ; je voudrais être Païen », ou « Au bout de cette sinistre épreuve qu’est l’Individualisme, j’entrevois le vert paradis du Collectivisme. » Toutefois, dans les afflictions physiques, on ne trouve aucune trace de cette différence sur l’ultime idéal. Le patient peut vouloir ou non de la quinine, ce qu’il veut à coup sûr, c’est la santé. Personne ne dira : « J’en ai assez de ce mal de tête ; j’aimerais avoir mal aux dents », ou « J’échangerais bien cette grippe espagnole pour une bonne petite rubéole », ou « Par delà ce sinistre début de bronchite, j’entrevois le vert paradis des rhumatismes. » A vrai dire, la véritable difficulté de nos problèmes sociaux tient au fait que certains envisagent des remèdes que d’autres jugent pires que les maux eux-mêmes : sous l’étiquette « santé » ils proposent des états idéaux que d’autres n’hésitent pas à appeler « maladie ». 742  »’

Ces passages suffisent à montrer qu’il n’a pas fallu attendre longtemps pour voir surgir les contestations concernant le bien-fondé de ce qui constitue après tout l’un des postulats fondamentaux de la théorie sociologique primitive de l’intégration. Il est à peine besoin d’insister sur le fait que ce qui apparaissait déjà faux ou du moins problématique aux yeux d’un Tarde et d’un Chesterton revêt encore plus ce caractère à l’heure actuelle. Très certainement, il n’est guère aujourd’hui de sociologue, d’anthropologue ou de politologue sérieux, si peu critique soit-il à l’égard de l’utilisation des concepts d’origine biologique en science sociale, qui se refuserait à admettre qu’une société, à la lettre, ne s’autorégule pas ; que contrairement au système nerveux des animaux supérieurs, l’Etat des organismes sociaux ne peut être dit organe de régulation interne que par métaphore ; qu’à parler rigoureusement il n’existe point dans la société de normes immanentes de fonctionnement, à l’instar des constantes physiologiques dans l’organisme. Il y a près de soixante-dix ans, Alfred Radcliffe-Brown écrivait qu’« aucun sociologue ne soutiendra que Durkheim a réussi à établir sur des bases objectives une pathologie sociale scientifique 743  ». On ne sache pas que l’avenir ait donné tort à l’anthropologue sur ce point. Avec le temps, l’échec d’une pathologie sociale scientifique est devenu patent. La question se pose donc de la possibilité de conserver quelque validité au concept d’intégration en sociologie, une fois admis que la détermination des conditions de vie des parties du tout que sont les individus composant les sociétés est toujours discutable, loin d’être gravée, pour ainsi dire, dans le marbre social.

  • Problème de l’évolution (ou développement) des sociétés. Nous avons vu (cf. deuxième partie) qu’en empruntant aux sciences de la vie la solution au problème du rapport du tout et de la partie, puisque aussi bien il est apparu qu’il se posait effectivement dans les même termes en philosophie sociale et en philosophie politique, les sociologues et les anthropologues adoptaient un concept de division du travail considérablement remanié et enrichi par les biologistes par rapport à sa compréhension d’origine forgée par les économistes du 18e siècle (savoir : l’idée d’une relation étiologique entre le phénomène de la division du travail et la valeur de l’organisation sociale qui en était le siège). Cette transformation s’était opérée, pour le dire schématiquement, en deux étapes. Dans un premier temps, les biologistes ont adjoint à l’acception primitive de ce terme deux déterminations nouvelles : l’idée d’un parallélisme des phénomènes anatomiques et physiologiques de complication anatomique et de division du travail d’une part (dédoublement anatomique du concept), l’idée d’une relation étiologique entre le phénomène de division du travail et celui d’interdépendance des parties par quoi l’on définit l’intégration du tout, d’autre part. Dans un second temps, ils ont étendu la juridiction du concept aux formations transitoires qui se succèdent au cours de l’embryogenèse d’un organisme. Autrement dit, le doublet division du travail physiologique – complication anatomique, en plus d’être un concept de biologie statique, un concept de biologie des formes adultes, s’affirmait aussi comme un concept d’embryologie. Un moment vient où ce n’est plus seulement aux organismes adultes d’espèces différentes mais aussi aux états différents d’un même organisme en cours de développement que l’on doit rapporter la proposition selon laquelle ils présentent des écarts identiques en proportion sous le quadruple rapport de la complication anatomique, de la division du travail, de la perfection organique et de l’intégrité du tout.

Depuis les travaux pionniers de Carl-Friedrich Wolff parus dans la deuxième moitié du 18e siècle, les embryologistes n’ont cessé d’apporter des confirmations à l’appui de la thèse d’une génération de l’être vivant par épigenèse, c’est-à-dire par formation successive de parties anatomiquement différenciées. A l’époque où écrit Claude Bernard, la preuve est faite depuis longtemps que l’organisme se complique graduellement sur le plan morphologique à mesure qu’il se développe, qu’il passe d’un état initial d’homogénéité à un état terminal d’hétérogénéité par voie de différenciation successive de sa structure. Pour ceux – de plus en plus nombreux – qui cautionnent l’idée d’une correspondance des niveaux de division du travail et de complication anatomique, il était donc logique après tout que le concept de division du travail finisse par apparaître comme un concept valable aussi en embryologie. Mais ce qui est un fait avéré s’agissant de l’ontogenèse organique (l’épigenèse) ne l’est pas s’agissant de l’histoire sociale. Autant que nous sachions, les sociologues et les anthropologues tentés par cette gageure ne sont jamais parvenus à prouver positivement que les collectivités humaines évoluent par voie de différenciation progressive de leur structure, qu’elles deviennent progressivement plus compliquées sur le plan morphologique à mesure qu’elles avancent dans l’histoire, autrement dit que le cours historique des sociétés s’apparente à un développement au sens où l’entend l’embryologie épigénétique moderne. Ceci ne les a pas empêché pour autant de recourir à l’occasion – c’est le cas notamment de Durkheim –, confrontés qu’ils étaient à un problème (le rapport du tout et de la partie) qui se posait en des termes identiques dans le champ de la réflexion philosophique sur les sciences de la vie, à une théorie de l’intégration d’origine biologique comprenant un concept (la notion de division du travail physiologique) dont il était parfaitement entendu que l’extension s’étendait bien au-delà du domaine de la physiologie comparée stricto sensu (l’étude des fonctions des organismes adultes). Ce qui revenait au fond à admettre non seulement l’idée que l’échelle de complexité croissante, l’échelle de perfection croissante et l’échelle d’intégration croissante des sociétés sont exactement superposables, mais également l’idée, caractéristique de l’évolutionnisme socio-anthropologique de la deuxième moitié du 19e siècle, que toutes ces échelles recoupent l’échelle chronologique, c’est-à-dire l’ordre de succession des « états » qu’emprunte une société durant son histoire.

Les beaux jours de l’évolutionnisme culturel sont désormais loin derrière nous. Celui-ci a fait les frais des progrès de la connaissance historique et ethnologique. Il est vite apparu en effet que cette conception ne pouvait être maintenue en l’espèce sans tordre la logique et contredire les faits les mieux établis. Sous la conduite de Franz Boas, l’anthropologie américaine de l’entre-deux-guerres a démontré à l’aide d’arguments rationnels et empiriques tirés notamment de l’étude comparée des peuples indiens d’Amérique, l’inanité des rationalisations ex post et la fausseté des reconstructions pseudo-historiques à prétention universaliste imaginées par les Tylor, Morgan, Mac-Lennan 744 et autres ; elle a démoli cette « vaine tentative [vain endeavor] de construire une histoire uniforme et systématique de l’évolution de la culture 745  » (Boas dixit). « On a eu tendance, écrit encore Boas, à chercher une ligne de développement unique [single line of development] de la culture, tendance qui fut prépondérante dans la pensée anthropologique de la fin du siècle passé. Les connaissances plus abondantes d’aujourd’hui rendent une telle vue insoutenable. [...] Il paraît aujourd’hui impossible [...] d’ordonner toutes les cultures en une série, de quelque genre qu’elle soit 746  ». L’anthropologie structurale d’après-guerre, en la personne de son éminent fondateur Claude Lévi-Strauss, a repris le flambeau de la critique entreprise par Boas et ses élèves contre l’évolutionnisme. Dans des pages célèbres, Claude Lévi-Strauss a montré les pièges que recelaient les qualificatifs consacrés par l’usage de « primitif » et d’« archaïque », dont on affuble les peuples sans écriture qu’étudie l’ethnologue : termes ambigus dont le double sens, à la fois chronologique et logique, « est entretenu par un évolutionnisme périmé 747  », et qui suggèrent des significations aussi contraires l’une que l’autre à l’idée qu’il convient de se faire de ces sociétés. Ces communautés ne sont pas en effet primitives ou archaïques au sens chronologique (et étymologique) du terme, puisque loin d’être des sociétés jeunes ou comme on dit parfois, sans histoire, elles sont sans doute aussi vieilles que celles qu’étudie le sociologue : « Un peuple primitif n’est pas un peuple sans histoire, bien que le déroulement de celle-ci nous échappe souvent. 748  ». « Toutes les sociétés ont derrière elles un passé qui est approximativement du même ordre de grandeur. [...] On parle volontiers des « peuples sans histoire » (pour dire parfois que ce sont les plus heureux). Cette formule elliptique signifie seulement que leur histoire est et restera inconnue, non qu’elle n’existe pas. [...] En vérité, il n’existe pas de peuples enfants ; tous sont adultes, même ceux qui n’ont pas tenu le journal de leur enfance et de leur adolescence. 749  ». « L’archaïsme véritable est l’affaire de l’archéologue et du préhistorien, mais l’ethnologue, voué à l’étude des sociétés vivantes et actuelles, ne doit pas oublier que, pour être telles, il faut qu’elles aient vécu, duré, et donc changé. 750  ». Elles ne sont pas non plus primitives ou archaïques au sens logique ou normatif du terme, au sens où elles seraient inférieures aux sociétés dites modernes ou civilisées, puisqu’il n’est aucun paramètre qui puisse légitimement passer pour le critère de jugement exclusif ou même simplement prépondérant de la valeur d’une culture 751 , et que sous bien des rapports les sociétés « primitives » soutiennent largement la comparaison avec leurs consœurs « civilisées » : « Un peuple primitif n’est pas un peuple arriéré ou attardé ; il peut, dans tel ou tel domaine, témoigner d’un esprit d’invention et de réalisation qui laisse loin derrière lui les réussites des civilisés. 752 ». « Les zélateurs du progrès s’exposent à méconnaître, par le peu de cas qu’ils en font, les immenses richesses accumulées par l’humanité de part et d’autre de l’étroit sillon sur lequel ils gardent les yeux fixés ; en sous-estimant l’importance des efforts passés, ils déprécient tous ceux qui nous restent à accomplir. 753  ».

Le lien semble définitivement rompu d’une correspondance terme à terme entre les séries chronologique et logique, entre l’ordre temporel et l’ordre de perfection en sciences sociales. Même en admettant que l’idée, chère aux auteurs évolutionnistes de la seconde moitié du 19e siècle, d’une plus ou moins grande perfection des sociétés reste aujourd’hui valable – ce qui n’est, on l’a vu, pas le cas –, une société n’est pas nécessairement plus « parfaite » à mesure qu’elle avance dans le temps, et par suite, étant donné la corrélation préalablement établie entre les deux variables, pas nécessairement plus intégrée non plus, c’est-à-dire plus protectrice pour les individus qui en font partie, contrairement à ce que suppose la théorie bernardienne de l’intégration appliquée en sociologie. D’où la question : comment, si tant est déjà que cela soit possible, remanier cette dernière de façon à ce que l’on puisse continuer à en faire usage dans nos disciplines sans payer le prix désormais inacceptable de ses implications évolutionnistes ? Question qui est au fond du même genre que celle posée précédemment : si l’ambition durkheimienne de réaliser une sociologie de l’intégration appliquée à ces formations sociales spécifiques que sont les sociétés d’individus n’est pas vaine, à quelles conditions et moyennant quelles transformations cependant la théorie reste t-elle aujourd’hui valable ?

Notes
737.

Ce qu’a parfaitement reconnu l’un des grands physiologistes américains des régulations de l’entre-deux-guerres, Walter B. Cannon, dans son ouvrage La sagesse du corps : « Les pères de la médecine, écrit Cannon, employaient cette expression « la force guérissante de la nature », la « vis medicatrix naturae ». Cela implique naturellement qu’on reconnaît le fait que le phénomène de cicatrisation après lésion, celui de retour à la santé après une maladie, s’accomplit indépendamment de tout traitement médical. Tout ce que j’ai fait jusqu’ici en passant en revue les dispositifs variés pour la protection et la stabilisation n’a tendu qu’à proposer une interprétation moderne de la « vis medicatrix » naturelle. » (W. B. Cannon, La sagesse du corps (1932), trad. Bacq, Paris, Nouvelle Revue Critique, 1939, chap. 15, p. 194)

738.

Dans les dictionnaires français et étrangers que nous avons pu consulter, nous n’avons relevé aucune occurrence d’un usage de ce terme en physiologie avant les années 1920 ; le vocable existe cependant comme terme de technologie depuis les années 1870 au moins.

739.

La phrase de Durkheim est célèbre, qui clôt le troisième chapitre des Règles de la méthode sociologique : « Le devoir de l’homme d’Etat n’est plus de pousser violemment les sociétés vers un idéal qui lui paraît séduisant, mais son rôle est celui du médecin : il prévient l’éclosion des maladies par une bonne hygiène et, quand elles sont déclarées, il cherche à les guérir. » (E. Durkheim, Les règles…, op. cit., p. 75) – Celle-ci n’a cependant rien d’original. On peut en lire de fort semblables à la même époque chez les auteurs qui se réclament de l’école organiciste en sociologie. Voici par exemple ce qu’écrivait Paul de Lilienfeld en 1896 : « La thérapeutique sociale appliquée est, [...] comme celle du corps humain, un art, l’art de guérir les anomalies sociales. C’est aux hommes d’Etat, dans la plus large acception du mot, de prévenir, de traiter et de guérir tous les cas de maladies et de diathèses spéciales, auxquelles est sujette l’organisation sociale. » (P. de Lilienfeld, La pathologie sociale, op. cit., chap. 7, p. 211)

740.

Cf. sur ce point les études remarquables de Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, op. cit., partie II, pp. 175-95 ; « Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société », op. cit., pp. 106-11, 119-25 ; « Régulation », Encyclopaedia Universalis, Paris, 1985, vol. 15, pp. 798-99. Cf. aussi A. Fagot-Largeault : « Normativité biologique et normativité sociale », in J. P. Changeux (dir.), Fondements naturels de l’Ethique, Paris, O. Jacob, 1993, pp. 191-225. Nous nous permettons aussi de renvoyer à notre article : E. d’Hombres : « L’ « utopie » d’une thérapeutique sociale. Portée et limites d’une idée », Araben. Revue du GREPH, n° 1, pp. 62-68.

741.

G. Tarde : « L’idée de l’ ‘‘organisme social’’ », Revue Philosophique, n°6, juin 1896, pp. 643-44 (souligné par l’auteur).

742.

G. K. Chesterton, Le monde comme il ne va pas (1910), trad. Fortier-Masek, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1994, p. 12.

743.

A. R. Radcliffe-Brown : « Le concept de fonction dans les science sociales » (1935), in A. R. Radcliffe-Brown, Structure et fonction dans les sociétés primitives, trad. F. et L. Marin, Paris, éd. Minuit, 1968, chap. 9, p. 266. Ce jugement est d’ailleurs congruent avec celui d’un autre grand nom de l’anthropologie britannique, Edwards Evans-Pritchard : « Je ne pense pas, écrit ce dernier, que Durkheim ait réussi à donner une définition satisfaisante de la pathologie sociale. » (E. Evans-Pritchard : « Anthropologie et histoire » (1961), in E. Evans-Pritchard, Les anthropologues face à l’histoire et à la religion, trad. A. et C. Rivière, PUF, 1974, p. 61)

744.

J. F. MacLennan, Primitive marriage, an inquiry into the origin of the form of capture in marriage ceremonies, Edimburgh, Black, 1865 ; L. H. Morgan, Ancient society, or researches into the lines of human progress from savagery though barbary and civilization, New York, Holt, 1877 ; E. B. Tylor, Primitive Culture. Researches Into the Development of Mythology, Philosophy, Religion, Art and Customs, London, Murray, 1876-782 vol. – Pour un examen de l’œuvre des pionniers de l’anthropologie évolutionniste dans la seconde moitié du 19e siècle, cf. R. Löwie, Histoire de l’ethnologie classique (1937), trad.Grémont et Sadoul, Paris, Payot, 1971, chap. 3 à 7, pp. 25-80.

745.

F. Boas : « The limitations of the comparative method of anthropology » (1896), in F. Boas, Race, Language and Culture (1940), London, Macmillan, 1966, p. 280 (traduit par nous).

746.

F. Boas : « The aims of anthropological research » (1932), in F. Boas, Race, Language and Culture, op. cit., p. 254 (traduit par nous).

747.

C. Lévi-Strauss : « La notion d’archaïsme en ethnologie » (1952), in C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale I, Paris, Plon, 1958, p. 120.

748.

Ibid.

749.

C. Lévi-Strauss : « Race et Histoire » (1952), in C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973, pp. 390-91.

750.

C. Lévi-Strauss : « La notion d’archaïsme… », op. cit., p. 132 (souligné par l’auteur). On trouvera une analyse tout à fait similaire chez J. Cazeneuve : « Le concept de société archaïque », in G. Gurvitch (dir.), Traité de sociologie, Paris, PUF, 1960, 2 vol., t. 2, chap. 1, pp. 423-33.

751.

Sauf à nier bien sûr le principe méthodologique du relativisme culturel, ce qui n’est évidemment pas dans l’idée de Lévi-Strauss. Au contraire, « le relativisme culturel, dit fort logiquement Lévi-Strauss dans un entretien avec Didier Eribon, qui est une des bases de la réflexion ethnologique, [...] affirme qu’aucun critère ne permet de juger dans l’absolu une culture supérieure à une autre. » (C. Lévi-Strauss, D. Eribon, De près et de loin, Paris, O. Jacob, 1988,chap. 16, p. 205)

752.

C. Lévi-Strauss : « La notion d’archaïsme… », op. cit., pp. 120-21.

753.

C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, chap. 28, pp. 470-71.