3 - Une rationalité procédurale

En montrant comment droits de l’homme et souveraineté populaire se présupposent mutuellement, Habermas définit une sorte de troisième voie entre le modèle républicain et le modèle libéral : le modèle procédural. Je reviendrai plus longuement dans ma troisième partie sur le type de politique impliqué par ce modèle : une politique « délibérative », allant de pair avec une souveraineté diluée dans les procédures et dépendant du dynamisme d’un espace public à la fois formel et informel, sorte de caisse de résonance des problèmes et aspirations de la société civile, au sein duquel s’élabore un pouvoir communicationnel qui tente d’influencer les pouvoirs administratifs. Habermas développe ce concept procédural de démocratie notamment au chapitre VII de Droit et démocratie. Dans le cadre de cette seconde partie, je me contente d’esquisser les grandes lignes de ce modèle procédural et d’en définir l’esprit.

Pour Habermas, le modèle procédural de démocratie est supérieur aux modèles libéral et républicain car il est le seul à rendre compte de cette co-originarité des droits de l’homme et de la souveraineté populaire. Précisons une nouvelle fois le raisonnement. Dans la version libérale, le processus législatif démocratique présuppose une certaine forme d’institutionnalisation juridique, sorte de « loi fondamentale », en d’autres termes une Constitution, qui est donc conçue comme une condition nécessaire et suffisante de ce processus démocratique, mais non comme son résultat. C’est l’idée que la « démocratie ne peut pas définir la démocratie » 434 . Dans cette version, la relation entre la démocratie, qui est le principe de toute légitimation, et l’Etat de droit, qui n’exige aucune légitimation démocratique, n’est pas perçue comme problématique. Le raisonnement est ici le suivant : les lois constitutionnelles qui rendent la démocratie possible ne doivent pas être perçues comme des limites imposées à la pratique démocratique ; il ne faut pas confondre les conditions de possibilité de la démocratie (ce que sont les normes constitutionnelles) avec des conditions restrictives et contraignantes. Idée que Habermas reprend d’ailleurs en anglais : « Enabling conditions should not be confused with constraining conditions » 435 . Cependant, cet argument ne peut rendre compte des problèmes de fondation. En effet, en établissant cette distinction entre conditions de possibilité et conditions contraignantes, l’argument libéral semble, en fait, faire uniquement référence aux droits politiques de participation et de communication qui sont effectivement une condition de possibilité de l’expression de la souveraineté populaire. Mais il ne rend pas compte des droits de l’homme classiques, de l’habeas corpus, de ces libertés qui rendent possible la « recherche du bonheur », « pursuit of happiness ». L’argument considère seulement que ces droits privés à la liberté subjective ne contreviennent pas à la démocratie : « Dans la mesure où les libertés classiques n’ont nullement le sens premier d’encourager la qualification des citoyens, en fait de fondation il suffit donc que les droits fondamentaux libéraux rendent la démocratie possible, ils n’ont pas à le faire à la manière des droits fondamentaux politiques » 436 .

De son côté, la version républicaine repose sur une sorte de pétition de principe dont elle ne peut pas non plus rendre compte. En effet, elle suppose comme résolu d’avance le problème de concurrence entre la Constitution et la souveraineté populaire au prétexte que celle-ci résulte d’un processus inclusif dont tous les citoyens sont partie prenante et qui ne peut donc que déboucher sur une Constitution qui soit en profond accord avec l’éthique de tous ces citoyens. Mais dans ces conditions, l’édiction d’une Constitution libérale ne peut être obtenue qu’au terme d’un processus éthico-politique entamé par « un peuple déjà acclimaté à la liberté » 437 . Arrêtons-nous un instant sur cette présentation de la version républicaine. Il est frappant de constater que le type d’objections que Habermas élève à son encontre est exactement le même que celui que l’on peut élever à l’encontre de sa propre théorie. Au demeurant, Habermas lui-même est le premier à reconnaître que le système politique de l’Etat de droit n’évolue pas en circuit fermé, mais « dépend à la fois d’une culture politique fondée sur la liberté et d’une population habituée à la liberté » 438 . Il précise ainsi que sa conception d’une politique délibérative est tributaire « des contextes d’un monde vécu favorable et qui soit […] rationalisé ». Cette rationalisation des mondes vécus est à mettre en relation avec l’idée d’une « éthicité post-conventionnelle », c’est-à-dire encore d’un « ethos démocratique ». En lisant ces pages de L’Intégration républicaine, on se demande ce qui différencie encore le modèle habermassien du modèle républicain classique. Habermas lui-même nous éclaire quelques lignes plus loin : son modèle remplace « l’attente de vertu par une supposition de rationalité ». C’est en cela qu’il entre en contradiction avec la tradition républicaine, mais il insiste pour minimiser cette contradiction en ajoutant que c’est « seulement dans la mesure où la charge de justification quant à l’efficacité de la raison pratique passe de la mentalité des citoyens aux formes délibératives de la politique » 439 . L’attente de rationalité se porte donc désormais sur les propriétés formelles du processus démocratique. Cette approche n’est pas neutre normativement, contrairement aux reproches qui lui sont faits 440  : ce mode d’instauration légitime du droit, censé garantir l’égale autonomie de tous, permet d’assurer des résultats neutres, au sens d’impartiaux, et donc de garantir un traitement juste des questions pratiques, morales et politiques, c’est-à-dire dans l’intérêt égal de tous. Albrecht Wellmer définit comme suit le modèle procédural :

‘« […] caractérise un mode de traitement des conflits et des désaccords en vertu duquel l’orientation selon les conditions normatives de la discussion démocratique elle-même définit les seuls éléments incontournables de la formation du jugement » 441 . ’

Ainsi, ce modèle est-il supérieur aux deux autres dans la mesure où, encore une fois, il explique comment les principes de la Constitution sont inhérents au concept d’autodétermination démocratique. Pour démontrer que d’une part toute démocratie exige l’institution de formes appropriées de communication qui, elles-mêmes, requièrent un médium juridique qui sert à leur institutionnalisation et que, d’autre part, ce sont les droits fondamentaux dans leur ensemble, et non les seuls droits politiques, qui entrent en jeu dans le processus d’autolégislation, Habermas recourt à une fiction, à l’instar des théoriciens du contrat 442 . C’est évidemment une façon de répondre à J. Rawls et à sa fiction de la « position originelle » et de proposer une sorte de contre-modèle 443 . La théorie de la discussion partira donc de plusieurs hypothèses. D’abord, un nombre indéterminé de participants entrent de leur plein gré dans une pratique constituante. On considèrera qu’ils jouissent d’une égalité de principe et que leurs opinions sont de même poids. On considère ensuite qu’ils font le choix de s’associer pour se mettre d’accord sur les moyens légitimes de réglementer leur vie en commun grâce au droit positif. Troisième hypothèse : ils sont disposés à participer aux discussions pratiques et à se plier aux exigences pragmatiques inhérentes à toute discussion argumentative, en bref à orienter leurs discussions selon la raison communicationnelle. Enfin, dernière hypothèse : en entrant dans cette pratique d’assemblée constituante, les participants s’engagent à n’avoir d’autre but au sein de cette assemblée que cette pratique constituante. Ce qui signifie qu’un certain nombre de « tâches constructives » ont dû être réglées en amont. Ces conditions étant posées, il apparaît que d’emblée, explique Habermas, les participants comprennent qu’ils n’ont d’autre choix, dans la mesure où ils veulent réglementer leur vie commune grâce au médium juridique, que de créer un « ordre statutaire » qui prévoit pour chaque futur sociétaire un statut de « porteur de droits subjectifs ». On ne peut obtenir un tel ordre statutaire qu’en introduisant trois catégories de droits fondamentaux :

Ces trois types de droits fondamentaux garantissent aux participants une autonomie privée et répondent aux conditions de juridicité d’une socialisation horizontale. En envisageant ces catégories de droits, les participants se projettent comme destinataires du droit. S’ils veulent fonder une association capable de se donner ses propres lois et donc d’assumer une pratique d’autolégislation, ils doivent se reconnaître un quatrième type de droits : les droits politiques de participation et de communication. Ils pourront alors se considérer aussi comme auteurs du droit, et non seulement comme destinataires. Ces droits politiques sont définis comme suit :

Sans les trois premiers types de droits fondamentaux, c’est le droit lui-même qui ne pourrait exister. Sans le quatrième type, le droit n’aurait pas de contenu concret. Dans Droit et démocratie, Habermas dégage un cinquième type de droits, résultant de la double autonomie, privée et publique, spécifiée auparavant. Curieusement, il ne les reprend pas dans l’article sur lequel je m’appuie ici. Il les qualifie lui-même dans Droit et démocratie de seulement « relativement fondés » alors que les quatre autres sont « absolument fondés » 446 . Il s’agit de « droits de partage », c’est-à-dire :

Sans ces droits, il n’y a pas d’ordre juridique légitime 448 .

Habermas insiste bien sur le fait que la définition de ces droits est le résultat d’une expérience de pensée, d’une expérience fictive. Celle-ci permet d’expliciter ce dont on peut avoir une conscience intuitive, à savoir qu’il faut créer « d’un seul mouvement quatre types de droits fondamentaux » 449 . Bien sûr, ces droits ne peuvent pas recevoir de contenu concret si les sociétaires ne perçoivent pas l’environnement qui est le leur et qui transparaît « derrière le voile de non-savoir empirique qu’ils ont eux-mêmes tendu » : C’est à la lumière de circonstances historiques particulières qu’ils peuvent définir leurs intérêts et s’entendre sur les droits nécessaires pour encadrer leur vie personnelle et politique. Des circonstances nouvelles appellent des conceptualisations innovantes. Habermas mentionne le cas des minorités culturelles qui exige de se pencher sur la possibilité de définir des droits culturels 450 . Je reviendrai sur ce problème un peu plus loin.

Bref, les phases conceptuelles préalables à la mise en place effective d’un système de droits montrent bien l’interdépendance de l’idée d’Etat de droit et de l’idée de démocratie. Je ferai pour conclure ce développement deux remarques : première remarque, Habermas a beau répéter à plusieurs endroits cette idée de co-originarité, il n’en bute pas moins que les autres sur des problèmes de fondation. Il est en effet contraint de recourir à une fiction pour étayer sa démonstration et au sein de cette fiction il doit encore faire l’hypothèse que les personnes concernées sont disposées à participer aux discussions pratiques et à se plier aux exigences pragmatiques inhérentes à toute discussion argumentative. C’est au fond postuler une attitude démocratique. Cette objection s’inscrit dans la même logique que les critiques qu’adresse Frank Michelman à Habermas et à sa théorie de la démocratie constitutionnelle. Je reviendrai dans la Troisième partie sur ce point : pour Michelman, « l’assemblée constituante ne peut garantir la légitimité des règles qui ont présidé à sa propre constitution » 451 . Il y a là un problème d’ « auto-constitution circulaire ». En fait, la seule issue à cette circularité, qui conduit à l’interprétation la plus convaincante du modèle procédural, que d’ailleurs Habermas lui-même propose dans l’article déjà cité « Le paradoxe de l’Etat de droit démocratique », réside dans la dimension temporelle du processus constituant. La Constitution « canalise un processus d’apprentissage » qui se trouve en constante « autocorrection » et qui n’est du reste aucunement à l’abri d’une rechute dans l’irrationnel et la barbarie. Mais ce n’est que dans cette dimension que peuvent se réconcilier raison et volonté. Peu importe, finalement, les problèmes au demeurant fictifs de fondation.

Deuxième remarque : un problème reste entier, celui de la capacité des procédures à générer d’elles-mêmes une rationalité pratique et à entretenir un ethos démocratique dont Habermas reconnaît lui-même la nécessité. Ainsi, dans L’Intégration républicaine, il admet explicitement les limites du procéduralisme : « […] Les procédures et les processus ne sont pas autosuffisants, mais doivent reposer sur une culture politique de la liberté » 452 . Bref, le droit ne peut pas tout. Reste à savoir comment pallier ces insuffisances. La réponse principale suggérée par Habermas nous ramène à ses premières publications et au concept d’espace public ; c’est sur lui que repose la médiation entre l’Etat et la société, sur lui que repose l’espoir d’une réactivation permanente des questionnements sociaux, moraux, éthiques, politiques, c’est de sa plus ou moins grande inclusivité que dépend la nature démocratique d’une société et d’une régime politique. Je consacrerai le chapitre VI à ce concept essentiel de la philosophie politique de Habermas.

Ce nouveau paradigme procédural du droit est donc la réponse que Habermas apporte aux problèmes de justice politique, posés dès les années soixante-dix, notamment aux Etats-Unis. Réfléchir, dans un contexte postmétaphysique, aux questions du juste et du bien, implique avant toute autre chose de s’assurer des conditions mêmes dans lesquelles se déroulent ces débats. Le droit devient dès lors un vecteur de justice démocratique puisqu’il a précisément pour tâche d’institutionnaliser les conditions d’une participation équitable de tous aux discussions démocratiques. Le strict respect des procédures notamment juridiques devient par conséquent la meilleure garantie pour évaluer les questions pratiques d’un point de vue moral, c’est-à-dire dans l’intérêt du plus grand nombre. Car, à travers les processus démocratiques, le droit reflète la volonté politique des citoyens. Ainsi, comme l’affirme Habermas : « Il n’y a donc que les théories de la morale et de la justice tournées vers un procéduralisme qui puissent s’engager à proposer une procédure impartiale dans une démarche de fondation et de péréquation des principes » 453 . Dans Droit et morale, Habermas reconnaît trois modèles principaux de théorie procédurale :

‘« Je vois, pour l’instant, trois candidats sérieux susceptibles de produire une telle théorie procédurale de la justice. Ils sont tous issus de la tradition kantienne, mais se distinguent par les modèles auxquels ils recourent pour élucider le processus de formation impartiale de la volonté 454 . John Rawls continue de partir du modèle de l’accord contractuel [...]. Lawrence Kohlberg recourt, quant à lui, au modèle, proposé par G. H. Mead, de la réciprocité universelle dans l’adoption des perspectives liées entre elles. [...] Les deux modèles ont, à mon avis, l’inconvénient de ne pas tout à fait rendre justice à l’exigence cognitive des jugements moraux. C’est pour cette raison que Karl-Otto Apel 455 et moi-même avons proposé de concevoir l’argumentation morale elle-même comme étant la procédure appropriée de la formation rationnelle de la volonté » 456 .’

Avant de clore ce sous-chapitre, je souhaiterais justement présenter brièvement ce qui oppose les procéduralismes habermassien et rawlsien.

Habermas ou Rawls ? Cette question est le titre d’un article publié par Alain Renaut en 1993 457 . Il est fréquent en effet que les deux philosophes fassent l’objet d’analyses comparées 458 . Ils se sont en outre personnellement livrés à un débat par articles interposés 459 . Il est vrai que Rawls compte lui aussi parmi les représentants du libéralisme procédural si bien que Habermas a parlé au sujet de leur controverse de « querelle de famille » 460 . Pour faire bref, leur confrontation peut se résumer à l’opposition de deux modèles différents de rationalité procédurale : l’un dialogique (Habermas), l’autre monologique (Rawls). Il est usuel de les présenter sous les termes respectifs de « situation idéale de parole » et de « position originelle ». Axel Honneth définit la position originelle de Rawls comme suit :

‘« Dans les conditions fictives d’un état originaire, des sujets orientés rationnellement vers des fins et placés sous un voile d’ignorance en ce qui concerne leur position sociale future délibèrent tous ensemble pour savoir sur quelle forme d’organisation de société ils doivent se mettre d’accord par contrat. Selon toute vraisemblance, ils se décideront en faveur de ces deux principes que Rawls a désignés au préalable comme normatifs  [i.e. répartition égale des libertés ; inégalités sociales éventuelles - c’est-à-dire la richesse créée par la croissance - devant profiter aux plus défavorisés] » 461 .’

Pour Jean-Marc Ferry, cette théorie de la position originelle, notamment dans ce qu’implique la notion de « voile d’ignorance », se fonde sur la « rationalité stratégique d’un calcul égoïste purifié de la considération des intérêts empiriques concrets » 462 . En effet, chaque partenaire, ignorant tout de sa situation réelle dans la société, a tout intérêt à opérer une sorte de décentrement par rapport à soi : il doit tenir compte de toutes les conditions sociales, imaginer toutes les situations possibles afin de savoir ce qu’il doit raisonnablement vouloir. Mais la motivation est en fait égoïste puisqu’à travers ce décentrement, le partenaire tente seulement de définir ce qui serait bon pour lui-même. Cela n’est finalement guère éloigné de la « Règle d’or » : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent ». Le juste n’est donc que le résultat d’un calcul avantage/coût. Il est en outre obtenu par une argumentation subjective, en pensée. C’est là toute la différence avec la procédure d’acquisition des principes de justice chez Habermas, qui repose sur la discussion réelle. Si Alain Renaut 463 voit dans le principe D - principe de discussion - et dans le voile d’ignorance deux modalités différentes d’un même principe, J.-M. Ferry ne pense pas que ces deux notions impliquent la même « performance éthique » 464 . La discussion pratique supposant la participation effective de chaque personne concernée semble plus à même de dégager ce noyau d’universel propre à la justice, c’est-à-dire plus à même de dégager ce qui est dans l’intérêt du plus grand nombre, qu’une « abstraction méthodique de ce qui nous différencie et de ce qui nous individualise ». L’éthique de la discussion et la rationalité communicationnelle qu’elle véhicule doivent permettre, par l’échange direct d’arguments et la confrontation des expériences concrètes, une évaluation pratique des exigences de justice. Dans Débat sur la justice politique, Habermas précise :

‘« Rawls définit les partenaires de la position originelle par leur point de vue commun en limitant leur information, neutralisant ainsi d’emblée, par un artifice, la diversité des perspectives d’interprétation particulières. En revanche, l’éthique de la discussion considère que le point de vue moral prend corps dans la procédure d’une argumentation intersubjective, procédure qui oblige les participants, par voie d’idéalisation, à étendre les limites de leurs perspectives d’interprétation » 465 .’

Le voile d’ignorance ne prend donc pas en compte la diversité des évaluations sensibles et postule de façon douteuse l’universalité du sujet empirique. Conscient de ces faiblesses, Rawls a par la suite développé la notion d’« équilibre réflexif élargi » 466 , sorte d’élargissement dialogique : une discussion, prenant le tour raisonnable d’une argumentation morale sur les conceptions éventuellement concurrentes de la justice, est alors rationnellement alimentée et limitée par les acquis du voile d’ignorance et de son calcul rationnel décentré. En outre, il importe de comprendre le terme de “discussion” au sens large. Cette nouvelle approche autorise ainsi André Berten à relativiser la critique de “monologisme” que Habermas avait adressée à Rawls :

‘« Dès lors, dans la description que donne ici Rawls (et qui est postérieure à Théorie de la justice), l’équilibre réflexif - à l’encontre de ce que Habermas affirmait à propos de Théorie de la justice, n’est pas une activité “monologique”, sauf si l’on comprend la discussion au sens étroit où des personnes se rassemblent effectivement et discutent verbalement (une sorte de cité rousseauiste, en quelque sorte). Mais, au sens large, la lecture de livres, la discussion avec la tradition à travers des articles, des échanges et toute autre forme d’information, est une activité “dialogique”. Ce qui enlève malgré tout une certaine pertinence aux arguments de Habermas » 467 .’

Même après cette réorientation de la théorie de Rawls, Habermas continue de s’interroger sur la plausibilité même de la position originelle et de poser la question, dans De l’éthique de la discussion : « Comment Rawls peut-il d’une manière générale motiver ses destinataires à se placer dans la position originelle ? » 468 . Quoi qu’il en soit, il importe surtout de retenir la nature dialogique du procéduralisme habermassien. Il fait en effet l’originalité de la théorie du droit développée par le philosophe. Il convient désormais d’en montrer aussi les limites.

Notes
434.

J. Habermas, « Trois versions de la démocratie libérale », art. cit.

435.

Ibid.

436.

Ibid.

437.

Ibid.

438.

J. Habermas, L’intégration républicaine, op. cit., p. 291.

439.

Ibid., p. 292-293.

440.

Voir par exemple les objections de R. Bernstein exposées dans L’Intégration républicaine, op. cit, p. 290 sq.

441.

A. Wellmer, « Conditions d’une culture démocratique », in Libéraux et communautariens, op. cit., p. 389-390.

442.

J. Habermas, « Trois versions de la démocratie libérale », art. cit. Cette fiction montre que Habermas reste fdèle à sa conception du « quasi-transcendental ».

443.

Je reviens plus loin sur l’exposition des deux modèles.

444.

Droit et démocratie, op. cit., p. 139-140.

445.

Ibid., p. 140.

446.

Ibid., p. 141.

447.

Ce cinquième droit rappelle le second principe de la justice de Rawls, le « principe de différence », censé tenir compte de l’environnement social et/ou culturel et des conditions réelles d’exercice des libertés fondamentales.

448.

On pourrait développer plus largement les liens qui existent entre le système des droits et la construction d’un Etat de droit démocratique. Il faut distinguer trois grandes lignes, dont les points principaux sont d’ailleurs repris dans le corps de ce travail : 1°) Le principe de souveraineté populaire, tel qu’il est interprété par la théorie de la discussion, implique : a) le principe de protection juridique de l’individu, garantie par une justice indépendante, b) le principe de la légalité de l’Administration - c’est-à-dire la garantie qu’elle n’interviendra pas dans le processus législatif ou judiciaire - et du contrôle de celle-ci par la Justice et le Parlement, c) le principe de la séparation de l’Etat et de la société, destiné à empêcher la transformation directe du pouvoir social en pouvoir administratif, c’est-à-dire sans passer par les “écluses” d’une formation du pouvoir par la communication. 2°) L’Etat de droit doit institutionnaliser l’usage public des libertés communicationnelles, ce qui inclut les règles du faillibilisme et de la majorité. 3°) L’Etat de droit régule la transposition du pouvoir fondé sur la communication en pouvoir administratif. Sur ces différents points, voir entre autres J. Habermas, Droit et démocratie , op. cit., p. 188-213.

449.

« Trois versions de la démocratie libérale », art. cit.

450.

« Les conflits qui naissent de cette situation de pluralisme culturel engendrent un besoin de réglementations nouvelles, qui attend non seulement des réponses pragmatiques, mais aussi des réponses innovantes – par exemple, l’introduction de droits culturels qui, le cas échéant, puissent rendre sans objet la revendication sécessionniste d’une minorité territorialement concentrée », ibid.

451.

Voir les arguments de F. Michelman présentés par Habermas dans l’article « Le paradoxe de l’Etat de droit démocratique », art. cit.

452.

J. Habermas, L’Intégration républicaine, op. cit., p. 293.

453.

J. Habermas, Droit et morale, op. cit., p. 43-44.

454.

Habermas renvoie lui-même à : J. Habermas, « Gerechtigkeit und Solidarität », in W. Edelstein et G. Nunner-Winckler (éd), Zur Bestimmung der Moral, Francfort-sur-le-Main, 1986 ; trad. fr. : « Justice et Solidarité », in De l’éthique de la discussion , op. cit., p. 51-72.

455.

Voir par exemple K. O. Apel, Ethique de la discussion, Paris, Cerf, 1994, trad. Marc Hunyadi.

456.

J. Habermas, Droit et morale, op. cit., p. 45-46.

457.

A. Renaut, « Habermas ou Rawls ? », in Réseaux, n° 60, juillet-août 1993.

458.

Jean-Marc Ferry a publié par exemple un petit ouvrage destiné à mettre en perspective les deux théories : J.-M. Ferry, Philosophie de la communication, t. 2 : Justice politique et démocratie procédurale, Paris, Cerf, 1994.

459.

J. Habermas et J. Rawls, Débat sur la justice politique , op. cit. Textes originaux : J. Habermas, « Politischer Liberalismus, 1) Versöhnung durch öffentlichen Vernunftgebrauch ; 2) “Vernünftig” versus “Wahr” oder die Moral der Weltbilder », in Die Einbeziehung des Anderen, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1996. J. Rawls, Reply to Habermas, New York, Columbia University Press, 1995.

460.

« Dans la mesure où j’admire ce projet, en partage l’intention de base et considère ses résultats les plus importants comme justes, le désaccord qu’on m’invite à formuler reste dans le cadre étroit d’une querelle de famille », in Débat sur la justice politique, op. cit., p. 10.

461.

A. Honneth, « Les limites du libéralisme... », art. cit., p.362.

462.

J.-M. Ferry, Philosophie de la communication, t. 2, op. cit., p. 55.

463.

« [...] Dans les deux cas, pour constituer des normes valides, il s’agit de produire ce que Habermas lui-même présente comme un décentrement, en prévenant les déformations de perspectives qu’introduisent les intérêts personnels : cela étant, on peut concevoir la production de ce décentrement à partir de la discussion, par la « participation effective de chaque personne concernée à la discussion » ; on peut aussi le concevoir par abstraction méthodique de ce qui nous différencie et de ce qui nous individualise. Dans un cas, ce qui fonde le décentrement, c’est une « discussion réelle » ; dans l’autre, le procédé du voile d’ignorance correspond à une sorte d’argumentation en pensée : les deux démarches ne se situent certes pas exactement sur le même plan (Habermas s’intéresse davantage que Rawls au processus effectif du décentrement), mais il ne me paraît nullement certain qu’elles soient incompatibles dans leur esprit », A. Renaut, art. cit., p. 134 ; cité par J.-M. Ferry, ibid., p. 58-59.

464.

J.-M. Ferry, ibid., p. 61.

465.

J. Habermas, Débat sur la justice politique, op. cit., p. 23.

466.

Cette notion peut rappeler celle de « pensée ou mentalité élargie » de Kant, ou encore celle de « pensée représentative » propre à Hannah Arendt.

467.

A. Berten, « Habermas critique de Rawls. La position originelle du point de vue de la pragmatique universelle », doc. de travail n°6 de la Chaire Hoover d’éthique économique, Université catholique de Louvain, mars 1993, p. 7 ; cité par J.-M. Ferry, op. cit., p. 87.

468.

J. Habermas, De l’éthique de la discussion, op. cit., p. 57.