2 – Le patriotisme constitutionnel

Habermas est donc loin de négliger les rapports qui se sont historiquement institués entre la nation et la démocratie, entre la nationalité et la citoyenneté. Mais, à la suite d’Arnold Gehlen ou plus proche de nous, d’Eric Hobsbawm, dont il reprend souvent les analyses, il considère que ces rapports sont construits et répondent à des impératifs fonctionnels. Aujourd’hui, de nouveaux impératifs conduisent à un élargissement des sphères d’allégeance. Si l’Etat-nation a été capable de produire « l’innovation frappante d’une solidarité civique », rien n’empêche de penser qu’une organisation supranationale comme l’Union européenne ne puisse à son tour générer cette solidarité.

La solidarité apparue au sein de l’Etat-nation a été, on vient de le voir, stabilisée par des références ethnico-culturelles à une communauté d’origine et par des thèmes nationalistes mobilisateurs. Ce n’est là qu’un aspect de cette solidarité. L’autre aspect fait signe vers une forme d’appartenance plus abstraite, politico-juridique, qui fonctionne entre personnes étrangères les unes aux autres. Habermas utilise très fréquemment l’expression « unter Fremden » : il souligne par là qu’une solidarité est possible entre personnes n’ayant entre elles d’autre lien que ce lien juridique. Ainsi, à côté d’un particularisme de nature ethnique-nationale s’est développé un sentiment d’attachement aux principes égalitaires de l’Etat de droit démocratique constitutionnel. Le pari de Habermas consiste à escompter que le républicanisme se défasse de ses attaches pré-politiques. Ce pari ne peut être tenu que si les citoyens parviennent à « déployer une dynamique d’autocompréhension et de discussions publiques ». Il donne pour preuve de cette évolution le fait que de nombreuses questions (par exemple la réforme de la santé, la politique d’immigration, très récemment la guerre en Irak…) sont davantage envisagées en fonction de principes de justice qu’en référence au « destin de la nation » 709 . Ce type de dynamique communicationnelle et délibérative est enclin à influencer la formation de l’identité des citoyens, en allant vers plus d’abstraction et d’universalisme. En se détachant des contextes particularistes, l’identité nationale s’élargit à des dimensions dépassant les frontières des Etats. On sait qu’un des thèmes favoris de Habermas est celui d’une identité postnationale. Je reviendrai sur ce thème dans le chapitre VIII en reprenant les présupposés anthropologiques qui permettent de penser une identité oscillant entre contextualisme et universalisme, toujours susceptible d’ouverture, quoique ancrée dans une culture déterminée, capable d’apprendre, de se corriger, de s’enrichir. Je me contenterai pour le moment de rappeler ce que Habermas entend par « identité postnationale ».

Comme je le disais en introduction de ce chapitre, c’est notamment l’histoire allemande qui a poussé Habermas à élaborer une partie de ses réflexions sur la « nation des citoyens » et sur le paradigme postnational. L’épisode de la réunification a été l’occasion de préciser ses analyses et d’affirmer clairement que « le retour à une identité qui se constitue à partir de l’histoire nationale est une démarche qui […] ne nous est plus permise » 710 . Cette affirmation est à mettre en rapport avec la « querelle des historiens » qui a éclaté quatre ans plus tôt. Rejetant la « sélectivité de la forme narrative » 711 , qui cherche à obtenir un consensus biaisé auprès de la population allemande au détriment de la vérité historique, et ce dans le seul but fonctionnaliste et révisionniste de restaurer une identité nationale mal en point, Habermas en appelle à une réappropriation critique de l’histoire allemande. Il réclame une identité « dégrisée » qui soit capable de s’orienter d’après des principes postconventionnels. Un contexte plus général incline Habermas à avoir foi en cette identité postnationale. Ce sont d’abord des aspects fonctionnels : l’Etat national ne peut plus répondre à toutes les exigences de l’intégration sociale, économique et politique ; les atteintes portées à sa souveraineté habituent les citoyens à relativiser sa toute-puissance ; ce sont surtout des réflexions sur « la décrue de l’élément particulariste sous la forme de conscience du nationalisme » 712 . Habermas envisage quatre pistes de réflexion : d’abord, il remarque que le développement technologique des armements a débouché sur un équilibre de la terreur qui rend caduque, finalement, l’idée de se battre et de mourir pour sa patrie. L’instauration d’une armée de métier va dans ce sens. Le sacrifice de sa vie pour la défense de la patrie qui était au principe même d’une république « nationaliste » n’a plus lieu d’être. On ironise souvent sur le déficit d’identification émotionnelle que l’Union n’arriverait pas à combler en posant la question : qui serait prêt à mourir pour Javier Solana ? Mais cette interrogation prend déjà du sens au niveau national : il n’y a, de fait, plus de conscrits prêts à « tomber pour la France ». Ensuite, Habermas rappelle le diagnostic de Hannah Arendt selon lequel le XXe siècle a été le siècle des déplacés, des réfugiés, des exilés. Il évoque à son tour ces « gigantesques déplacements forcés de populations » causés par la guerre, la misère économique, l’oppression politique et qui n’ont laissé « aucune des sociétés développées inchangées dans leur composition ethnique » ; ce mélange de populations peut certes conduire à des réactions défensives et hostiles, il peut aussi amener, au contact de religions et de cultures différentes, à « relativiser ses propres formes de vie » et à « prendre au sérieux les fondements universalistes de sa propre tradition » 713 . Ce brassage des populations est amplifié, troisième point, par l’explosion des moyens de communication, l’omniprésence des médias couvrant l’essentiel du globe et par le développement considérable du tourisme de masse. Le regard de chacun s’habitue ainsi à « l’hétérogénéité des formes de vie ». Enfin, les traditions scientifiques sont devenues perméables les unes aux autres et ne sont plus cantonnées dans les limites nationales des élites cultivées. Ces quatre pistes conduisent à l’émergence d’une identité postnationale.

À ses remarques d’ordre historique, Habermas ajoute une analyse relevant de la philosophie de l’existence. J’ai rappelé, dans la première partie, le rôle particulier que joue la pensée de Kierkegaard pour les philosophes de l’école de Francfort, et notamment pour Habermas. Nous avons vu que l’auteur de Ou bien... Ou bien... l’aidait à penser une identité postmétaphysique, quoique religieuse, s’inscrivant dans un projet d’autocompréhension et de réappropriation critique de sa propre biographie. Seule cette réappropriation permet en effet à un individu de se « prendre en charge » en se choisissant comme résultante d’une somme de déterminations. L’acte de se choisir soi-même, de choisir sa biographie permet de faire de sa vie une forme d’existence dont on peut rendre compte. Ce retour réflexif sur un moi construit dans l’intersubjectivité permet donc en dernière analyse de penser d’une part la notion d’individuation et d’autre part celle de responsabilité. Kierkegaard formulait cette éthique postmétaphysique pour répondre aux paradoxes de la modernité, qui exige de l’individu qu’il choisisse son identité - laquelle n’est plus essentiellement déterminée par des traditions de moins en moins homogènes - tout en restant soumis à des déterminismes. Habermas reprend cette éthique un siècle et demi plus tard pour répondre à son tour aux paradoxes de la « post-modernité » et aux défis du clonage, qui représente une exacerbation des tensions entre l’exigence d’autodétermination qui est au cœur de la normativité démocratique moderne et l’instrumentalisation sans précédent qu’entraînerait un recours à des manipulations génétiques sur un tiers. Cette éthique englobant principe d’individuation et principe de responsabilité est donc toujours valable et opératoire. Dans l’article déjà cité « Conscience historique et identité posttraditionnelle », consacré à la réunification allemande, Habermas reprend cette analogie entre les recherches de définition actuelles et la philosophie existentielle de Kierkegaard et passe avec une certaine audace du niveau individuel au niveau collectif. Même s’il met en garde contre « l’erreur [qui consisterait à] se représenter les identités de groupe comme des identités du moi de grand format » 714 , il fait pourtant le parallèle entre biographie personnelle et histoire nationale, entre identité individuelle et identité nationale, entre identité postmétaphysique et identité postnationale. Ces analogies lui permettent d’argumenter en faveur d’une relecture critique de la tradition et de l’histoire allemandes, seule convenable dans un contexte postmétaphysique, c’est-à-dire notamment débarrassée des préjugés particularistes, des jugements de valeurs et des rapports de hiérarchie arbitraires, imaginaires, naturalistes. La « querelle des historiens » s’inscrit bien dans cette problématique : comment se réapproprier le passé ? Comment prendre en charge une histoire dont on hérite comme d’un déterminisme ? Comment, au fond, dans une perspective kierkegaardienne et habermassienne, choisir d’assumer la responsabilité de ce passé et développer ainsi une identité saine, capable de rendre compte de ce qui la constitue ? Faire de l’Allemagne ce qu’elle est, tel est le programme existentiel que Habermas assigne à son pays. Nous avions vu à quel point les considérations existentielles et les exigences politiques étaient liées dans l’anthropologie habermassienne. Nous retrouvons ici encore ce lien indissoluble. En reprenant l’héritage d’une éthique postmétaphysique légué par le philosophe danois, Habermas peut dénoncer l’oppression que représente une identité nationale lestée de fortes traditions ethnico-culturelles : cette forme d’identification n’autorise pas la liberté d’un choix d’identité clairement assumé : « Il est clair qu’il y aurait dans le cas des identifications escomptées par l’Etat national de la part de ses citoyens plus de décision préalable que Kierkegaard ne peut en admettre dans l’intérêt de l’individu » 715 . En revanche, le type plus abstrait d’identification requis par le patriotisme constitutionnel permet la construction d’une identité plus autonome, mieux assumée et consciente de l’histoire dont elle est le produit. Le patriotisme ne se réfère plus au tout concret de la nation, mais à « des processus et des principes abstraits ». Ces principes ne sont pas totalement décontextualisés puisqu’ils se nourrissent des traditions culturelles de la nation : « Les traditions nationales continuent d’empreindre une forme de vie ayant un statut privilégié », précise Habermas. Mais désormais, au cœur de l’identité nationale se loge « l’idée abstraite d’universalisation de la démocratie et des droits de l’homme », qui constitue « le matériau solide sur lequel vient se réfracter le rayonnement des traditions nationales » 716 . Bien sûr, comme le signale Habermas lui-même, il ne faut pas exagérer l’analogie entre le modèle kierkegaardien de l’acceptation responsable de sa propre biographie et le type d’appropriation de l’histoire nationale exigé par le patriotisme constitutionnel. Nous avons vu que l’individu kierkegaardien ne peut devenir soi-même grâce à ses seules ressources et qu’il lui faut, pour échapper au désespoir où le plongerait un décisionnisme proprement vertigineux, reconnaître sa dépendance à l’égard d’un Autre qui est Dieu. Habermas substitue à cet Autre une autre figure, qui permet elle aussi de sortir du solipsisme et du décisionnisme, qui comme Dieu est en même temps la propriété de tous et de personne, il s’agit de la figure détranscendantalisée du langage et de la communication intersubjective. Kierkegaard soumet le récit de sa propre vie à l’approbation d’une instance divine, Habermas fait dépendre le récit de l’histoire nationale de discussions publiques orientées en fonction d’une raison communicationnelle :

‘« Ici [chez Kierkegaard], le poids de la décision doit surtout souligner le caractère autonome et conscient du se saisir-soi-même. À cela ne peut correspondre, sur le plan de l’appropriation de traditions partagées intersubjectivement - qui ne sont à la disposition d’aucun individu -, que le caractère autonome et conscient d’une querelle réglée publiquement » 717 .’

La référence à Kierkegaard n’est bien sûr pas un biais obligatoire pour aborder la question de la citoyenneté moderne. Ce texte de 1990 est le seul où Habermas fasse directement le lien entre le philosophe danois et le patriotisme constitutionnel. Mais c’est une façon aussi originale que convaincante d’aborder ces problématiques. Après cette approche « existentielle » qui sert de présupposé philosophique à la possibilité même d’une identité posttraditionnelle et donc potentiellement postnationale, je souhaiterais revenir plus précisément sur le contexte qui a présidé à l’élaboration du concept de patriotisme constitutionnel. J’approfondirai ensuite sa définition et ses implications et je tenterai de répondre aux critiques qui lui sont adressées.

La paternité de ce concept revient semble-t-il au philosophe Dolf Sternberger qui l’utilise pour la première fois en 1979 dans les colonnes de la Frankfurter Allgemeine Zeitung : il y fait le constat de l’acceptation progressive par la population allemande des principes constitutionnels énoncés par la Loi fondamentale qui établit un ordre politique désormais dissocié de l’idée d’une communauté de destin ethnique et culturelle. Cette nouvelle identité politique rompt avec une lecture du passé entièrement focalisée sur l’histoire nationale et ses « continuités victorieuses » 718 et s’attelle à la compréhension universaliste d’un patriotisme désormais axé autour de l’Etat démocratique constitutionnel. Ce concept a ensuite été repris par le sociologue Mario Rainer Lepsius 719 , mais c’est bien sûr Habermas qui l’a popularisé lors de la « querelle des historiens » en 1986. Cette controverse porte tout d’abord sur la méthode compréhensive employée par certains historiens pour revigorer la conscience nationale et consistant à relativiser les crimes des nazis et à gommer tout ce qui en fait l’unicité. Ces historiens « néo-conservateurs » ou « révisionnistes », comme Habermas les appelle, sont entre autres Ernst Nolte, Michel Stürmer, Andreas Hillgruber et Klaus Hildebrand. Par articles de presse interposés, les uns et les autres vont s’interpeller, se répondre et développer un rapport spécifique à l’histoire nationale.

Habermas reproche à E. Nolte de vouloir relativiser la monstruosité des crimes nazis en les intégrant dans un schéma d’interprétation plus large, celui du totalitarisme. En outre, l’extermination des Juifs n’aurait été qu’une réaction de Hitler face à une menace soviétique risquant d’anéantir l’Allemagne : « Ce qui prévaut, selon E. Nolte, c’est la dialectique des menaces réciproques d’anéantissement » 720 . Incluant la Shoah dans un vaste tableau historique de la terreur, allant de la dékoulakisation au régime de Pol-Pot, en passant par le Goulag, remontant même aux débuts du XIXe siècle et aux diverses formes de soulèvements contre la modernisation culturelle et sociale, E. Nolte parvient à faire apparaître l’extermination des Juifs comme « résultant d’une réaction, regrettable certes, mais après tout compréhensible, à ce que Hitler devait ressentir comme la menace de son propre anéantissement » 721 . D’où la négation par E. Nolte du caractère absolument unique de la Shoah: « Ce qu’on appelle l’extermination des Juifs perpétrée sous le IIIe Reich a été une réaction, une copie déformée, et non une première ou un original » 722 . En d’autres termes, « l’archipel du Goulag » serait « plus originel » qu’Auschwitz. Ainsi E. Nolte fait d’une pierre deux coups : il enlève aux crimes nazis ce qui fait leur singularité en suggérant qu’ils sont la réponse à la menace d’anéantissement venue de l’Est (menace toujours actuelle, précise Habermas, qui écrit son article en 1986) ; il réduit Auschwitz à une simple « innovation technique » qui s’explique par cette menace « asiatique ». Ce que Habermas refuse absolument, ce n’est pas la tentative de remettre dans une perspective historique les crimes nazis : il y a effectivement des parentés entre les totalitarismes fascistes et communistes. Mais c’est de le faire au prix d’une relativisation de la monstruosité et de vouloir créer un faux consensus sur une histoire nationale édulcorée et abusivement normalisée. Il reproche ainsi à Michael Stürmer de plaider en faveur d’une « image unificatrice de l’histoire », qui se substituerait au pouvoir de la foi religieuse, désormais réduite à la sphère privée, dans le seul but de garantir la stabilité de « l’identité et l’intégration sociale » 723 . C’est faire là un usage fonctionnaliste de l’histoire, en mobilisant un passé susceptible de consensus, à l’exclusion de tout autre passé, dans le but de promouvoir une « politique de puissance ». Or, un véritable consensus ne peut être obtenu que par un usage public de la raison, par une discussion publique sur les traditions nationales ambivalentes.

Les néo-conservateurs sont également coupables de vouloir évacuer le problème d’une coresponsabilité collective telle que l’avait posé Karl Jaspers en 1946 dans son célèbre texte Die Schuldfrage. Habermas concède que les conditions ont changé depuis 1946 et que les générations actuelles ne sont pas directement responsables des crimes commis ou acceptés par les générations précédentes. Pourtant, c’est de façon « intrinsèque » que la vie des Allemands est liée à un « contexte de vie dans lequel Auschwitz a été possible » 724 . La forme de vie des générations présentes est indissolublement liée à celles des parents et des grands-parents par un entrelacs « inextricable » de traditions familiales, culturelles, politiques : ces traditions forment un contexte historique qui a fait des Allemands ce qu’ils sont aujourd’hui. Ainsi, l’exigence de responsabilité reste la même. Elle est motivée par le devoir de maintenir vivante la mémoire des victimes du nazisme et de garantir la « force d’une solidarité » 725 que ces victimes pourraient légitimement revendiquer. Ce devoir moral a d’ailleurs des implications politiques : sans ce témoignage de responsabilité, les Juifs et les descendants de personnes assassinées « ne pourraient tout simplement plus respirer » 726 en Allemagne. Et les relations avec l’Etat d’Israël ne pourraient se normaliser.

Assumer cette responsabilité historique implique d’adopter une attitude réflexive et critique vis-à-vis des traditions constitutives de l’identité allemande, d’apporter des éclaircissements. Cela implique aussi de comprendre le sens de « l’orientation à l’Ouest » de la République fédérale : faut-il y voir la manifestation d’une politique de puissance, qui exige l’abandon d’un prétendu esprit de pénitence pour garantir une continuité intérieure et une stabilité extérieure, quitte à faire un usage instrumental des traditions nationales ambivalentes afin d’obtenir une normalisation de surface et un ancrage plus facile dans la politique des blocs ? Ou doit-on comprendre cette orientation à l’Ouest comme le témoignage d’un attachement à l’Europe des Lumières et à l’Etat de droit constitutionnel ? Habermas opte évidemment pour cette seconde solution, la seule qui puisse à ses yeux réhabiliter l’Allemagne dans l’Europe démocratique : « Le seul patriotisme qui ne fasse pas de nous des étrangers en Occident est un patriotisme constitutionnel » 727 . Habermas croit pouvoir constater que « l’orgueil national » et « l’autosatisfaction collective » sont désormais filtrés par une compréhension universaliste, signe que les consciences s’orientent de plus en plus en fonction d’une « identité postconventionnelle » 728 . La seconde guerre mondiale a rendu inévitable cette évolution et l’abandon progressif des déterminations trop substantielles de l’identité conventionnelle. Elle ne laisse d’autre choix aux Allemands que de nourrir une loyauté nouvelle à l’égard de principes constitutionnels qui, du reste, sont issus de leur tradition, celle de Kant et des Lumières. Cette loyauté a bien des racines dans l’histoire nationale, mais à la différence d’un type d’allégeance traditionnelle, elle a perdu toute innocence et est soumise au contrôle des discussions publiques argumentées. Il n’y a là nul esprit de pénitence, selon Habermas, seulement un choix assumé à la lumière de principes universalistes :

‘« Un engagement, ancré dans des convictions favorables aux principes constitutionnels universalistes, n’a malheureusement pu se forger dans la nation culturelle des Allemands qu’après - et à travers - Auschwitz. « Obsession de culpabilité » (Stürmer et Oppenheim) ? Quiconque entend, par d’aussi vaines formules, effacer la honte que cette réalité nous a mise au front, quiconque entend rappeler les Allemands à une forme conventionnelle d’identité nationale, celui-là détruit la seule base solide de notre attachement à l’Ouest » 729 . ’

Le patriotisme constitutionnel se démarque donc d’une histoire narrative et apologétique au profit d’une histoire argumentative et autocritique. Il sollicite une approche faillibiliste de la discipline historique : la conscience historique nationale dépend de conflits d’interprétation soumis à problématisation, elle n’est plus statique et immuable. Ce type de patriotisme n’est donc en aucun cas anhistorique, ni a-culturel : il est le produit d’une activité d’autocompréhension vis-à-vis des traditions propres et invite à se concentrer sur les contenus universalistes de ces traditions. Par ce rapport singulier qu’il entretient avec l’histoire et la culture d’une part et avec des principes juridiques abstraits d’autre part, le patriotisme constitutionnel se distingue à la fois du patriotisme historique et du patriotisme juridique. Dans son livre La question de l’État européen 730 , Jean-Marc Ferry établit cette distinction et montre comment le patriotisme constitutionnel recoupe les deux autres types de patriotisme, en les transformant. Un des paradigmes du patriotisme historique a été élaboré par Renan, à l’occasion de discussions concernant l’idée de nation qui l’opposèrent à David-Friedrich Strauss après la guerre de 1870. Renan opère une démarcation avec toute forme de patriotisme géographique : il récuse toute fondation « physicaliste » de la nation, ni le sang, ni la race, ni le territoire ne sont à ses yeux des critères valables d’appartenance. Mieux, il rejette également l’argument linguistique. Il opte pour un patriotisme spirituel, presque mystique, qui prend sa source dans une mémoire et des projets communs : « Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l’avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l’on comprend malgré la diversité de race et de langue » 731 . Un héritage en partage et des projets à réaliser, soutenus par une volonté aux accents mystiques : telle est la teneur du patriotisme historique de Renan. L’idée de patriotisme juridique a été développée par Claude Nicolet dans son livre sur L’idée républicaine en France 732 , afin de désigner une conception radicalement artificialiste de la nation. Celle-ci est réduite à une pure « personnalité juridique », telle que la définissent les principes abstraits contenus dans la Constitution. Le patriotisme juridique vise donc l’attachement aux règles formelles édictées par l’État de droit. Cet attachement peut aller de pair avec des aspirations à plus de justice politique et promouvoir l’autonomie des citoyens. Au fond, il réalise la double exigence de l’État de droit et de la démocratie et répond en même temps aux présupposés du patriotisme constitutionnel. À un important détail près : le rapport réflexif à l’histoire. L’erreur fréquemment commise par les commentateurs de Habermas consiste en effet à confondre patriotisme juridique et patriotisme constitutionnel. Or, il faut dire clairement que celui-ci se justifie au regard d’une « responsabilité morale et politique à l’égard du passé » 733 . C’est une différence de taille qui implique l’existence d’une communauté de valeurs et une culture politique partagée.

Habermas considère que l’Europe partage une même culture politique. À ceux qui lui opposent que le patriotisme constitutionnel est le produit de l’histoire allemande et qu’il ne peut pas s’appliquer aussi aisément dans d’autres pays, ou au plan européen 734 , il répond qu’Auschwitz est une expérience si profonde qu’elle a affecté en profondeur toute la culture européenne et qu’elle ne peut plus autoriser de définitions ethnico-culturelles de la citoyenneté. Ce qui s’est passé là-bas est la « signature de toute une époque - et cela nous concerne tous » 735 . La loyauté que les citoyens nourrissent à l’égard des principes constitutionnels ne connaît donc pas de frontières, du moins dans le cadre d’une Europe issue de traditions finalement convergentes. Là est justement le défi démocratique : réinterpréter les traditions nationales à l’aune des principes universalistes qui les traversent toutes immanquablement. « Le même contenu universaliste doit être approprié à partir de contextes de vie historique propre, et ancré dans des formes de vie culturelles propres » 736 .

Le concept de patriotisme constitutionnel, né en Allemagne pour résoudre des problèmes allemands, ceux liés à l’héritage historique de la Seconde guerre comme à ceux plus récents de la réunification, est principiellement destiné à s’ouvrir à une forme de loyauté politique postnationale, couplée à une identité posttraditionnelle et postconventionnelle : il est donc logiquement au cœur de la réflexion de Habermas sur une citoyenneté européenne.

Élargir au niveau européen, sur la base d’un patriotisme constitutionnel, la solidarité civique qui s’était développée dans le cadre de l’Etat-nation exige de remplir un certain nombre de réquisits. Établir une Constitution européenne est une condition nécessaire, même si elle n’est pas suffisante. « Même la meilleure Constitution du monde » 737 , précise Habermas, ne pourra avoir de « vie réelle » sans l’émergence d’une société civile européenne, sans le développement d’un système de partis politiques transnationaux, sans la formation d’un espace public européen et la création d’une culture politique partagée dans laquelle les citoyens des vingt-cinq et bientôt vingt-sept pays se reconnaissent. Toutefois, dans ce processus long à mettre en place, la Constitution joue indéniablement un rôle de catalyseur. Habermas s’est prononcé très tôt en faveur de l’adoption d’une Constitution européenne. Dans L’Intégration républicaine, il posait la question : « L’Europe a-t-elle besoin d’une Constitution ? » et répondait par l’affirmative. Une Constitution permettrait de créer des institutions politiques et de développer à partir d’elles une culture politique commune susceptible de cimenter la communauté des citoyens. Dans une interview donnée au magazine Le Point en 2001, Habermas réaffirme son engagement sans ambiguïté pour un texte constitutionnel et, fort logiquement, pour un Etat fédéral européen : « Je suis pour une Constitution européenne, donc pour que l’Union européenne se dote d’un nouveau principe de légitimité et acquière elle-même le statut d’un Etat. » 738 Il se prononce alors tout naturellement pour un référendum qui permettrait de conférer une véritable légitimité démocratique et populaire à l’Union. C’est une condition préalable pour que les citoyens se sentent appartenir à la même communauté politique et soient capables de déployer une solidarité postnationale :

‘« Les citoyens des Etats membres ne pourront se considérer les uns les autres comme membres d’un même corps politique que le jour où ils se seront donné par référendum une Constitution commune. C’est seulement à partir de ce moment qu’ils pourront réellement accepter que les charges soient réparties de façon juste par-delà les frontières » 739 . ’

Ce moment constituant est incontournable si l’on veut conserver un sens aux idées de légitimité démocratique et de souveraineté populaire. Combler ce double déficit si souvent décrié passe forcément, pour Habermas, par l’adoption d’une Constitution. Cet engagement avait déjà été au cœur d’une discussion sur les modalités de la réunification. Dans une perspective à l’époque strictement allemande, mais relevant d’un schéma d’interprétation de type patriotisme constitutionnel, Habermas s’était prononcé pour le vote d’une nouvelle Constitution à laquelle le peuple des deux Allemagnes choisirait ou non d’adhérer. Il rejetait ainsi toute réunification par le haut, réalisée au titre de l’article 23 de la Loi fondamentale, réunification administrative surtout motivée par un « nationalisme du Deutsche Mark ». Il soutenait sans ambiguïté le projet d’une nation civique : la réunification ne se justifiait pas à la lumière d’arguments culturels (la réunion de deux peuples de même culture séparés par l’Histoire), mais uniquement dans le cadre d’une compréhension politique et juridique de l’Etat-nation (la volonté d’adhérer aux mêmes principes constitutionnels) 740 .

Que l’Union reçoive une Constitution alors qu’elle ne forme pas encore un Etat n’est pas en soi une contradiction. D’une part, c’est précisément grâce à l’adoption d’une Constitution qu’elle pourra se rapprocher d’une forme étatique : comme je l’ai dit plus haut, la question européenne exige un sens de l’anticipation et beaucoup de patience : il serait déloyal de condamner l’Europe en pointant des contradictions que le processus d’intégration essaie justement de résoudre progressivement. D’autre part, cette question conduit à redéfinir les concepts traditionnels de l’Etat et de la citoyenneté : il faut là encore faire preuve d’imagination conceptuelle et considérer qu’un décrochage entre l’Etat et la Constitution est possible, du moins provisoirement. Ce décrochage est de fait déjà observable. Habermas remarque en effet que, dans le processus qui mène d’une conscience nationale à une conscience postnationale, un glissement s’est opéré dans la façon dont l’Etat et la Constitution sont investis affectivement. Alors que la conscience nationale se cristallise sur l’Etat et sur la figure d’un peuple qui l’incarne et se perçoit comme pourvu d’une capacité d’action collective qu’il peut éventuellement faire valoir en dehors des frontières, la solidarité entre citoyens est générée de son côté par l’appartenance à une communauté politique démocratique et constitutionnelle, formée de sociétaires libres et égaux, dont le but est avant tout de garantir un ordre de libertés à l’intérieur des frontières. La structure de cette solidarité stabilisée « unter Fremden », c’est-à-dire entre personnes n’ayant entre elles que ce lien juridique, permet l’élargissement de la solidarité nationale à un niveau trans- ou postnational. Ainsi, à mesure que le patriotisme constitutionnel supplante l’identification traditionnelle à l’Etat, on assiste bien au « découplage progressif de la Constitution et de l’État » 741 . Le développement d’organisations supranationales, pourvues de traités remplissant la fonction de constitutions, rend ce découplage concrètement perceptible : par exemple l’Union européenne ne dispose pas du monopole de la violence légitime qui est pourtant une des prérogatives de l’Etat moderne. Et bien que l’Union ne dispose pas de forces encasernées centralisées, le droit européen prévaut sans contestation sur les droits nationaux. Le constitutionnaliste Dieter Grimm a ainsi pu considérer que l’Europe était, en vertu du droit communautaire, déjà pourvue d’une Constitution 742 .

Le vœu de Habermas de faire adopter une Constitution pour l’Europe, relayé en mai 2000 par le discours de Joschka Fischer à la Humboldt Universität où celui-ci s’est clairement prononcé pour un Etat fédéral allemand, provoquant d’ailleurs quelques remous dans la classe politique française qui y voyait là, de façon déplacée, le « déraillement » d’une Allemagne qui rêvait encore du Saint Empire romain germanique 743 , ce vœu a été entendu puisque les instances politiques de l’Union ont désigné en 2002 une Convention chargée d’élaborer un texte à valeur constitutionnelle. Trois ans plus tard, invité à prendre position dans les débats passionnés qui ont précédé en France le référendum du 29 mai, Habermas a énergiquement appelé à voter oui au Traité établissant une Constitution pour l’Europe. Dans un article paru début mai dans le Nouvel Observateur, il s’est d’abord félicité de ce que la France ait eu le courage de soumettre au peuple la décision de ratification 744 , preuve que ce pays « a encore conscience des critères démocratiques qui font sa tradition et en deçà desquels il convient de ne pas tomber ». Puis, les sondages prévoyant une victoire du non, défendu notamment par une grande partie de l’électorat de gauche, Habermas a tenté de convaincre cet électorat de ne pas céder à ses « états d’âme », mais de se plier à la force des « arguments ». Quels sont ces arguments ? Habermas commence par reconnaître que l’Union n’a pas pris la voie la plus démocratique et que l’intégration qu’elle a réalisée jusqu’à présent est une intégration horizontale, celle de l’instauration du marché et de la création d’une monnaie unique. Cette dynamique ne fait qu’encourager une dérégulation générale. Mais précisément, seule une politique commune au niveau européen peut sinon enrayer, du moins contenir cette tendance. Pour que l’Union retrouve, notamment après l’élargissement à vingt-cinq, tout ou partie de la capacité d’action politique déjà perdue au niveau des Etats-nations, elle n’a d’autre choix que de s’unir plus étroitement en adoptant une Constitution. L’alternative est une « immobilité et une impuissance décisionnelle dont les néo-libéraux feraient leur miel ». Cette impuissance n’aurait pas que des conséquences sur le plan intérieur : la politique étrangère de l’Union s’en ressentirait inévitablement. Quelles que soient ses imperfections, cette Constitution permettrait à l’Europe de faire valoir sur la scène internationale un « soft power », peut-être faible et limité, mais ayant le mérite d’exister et probablement suffisant pour contrebalancer la vision que les néo-conservateurs américains se font de l’ordre mondial 745 . Ce « soft power » est le préalable nécessaire à une réorganisation du droit international, le moyen de s’opposer à ce que d’autres puissances mondiales ne soient tentées d’imiter la « politique de la force » de l’administration Bush.

Habermas a craint qu’un non français entraîne une réaction en chaîne - et l’on peut dire avec le recul que c’était à juste titre. Il est difficile de savoir si le vote des Français a influé sur celui des Hollandais, ni le cas échéant dans quelles proportions. Mais il est évident qu’il conditionne fortement la suite du déroulement des ratifications. La Grande-Bretagne a manifestement profité de l’aubaine pour évacuer de son agenda cette question épineuse. Notons au passage que l’échec général qui est en train de se profiler n’est que la conséquence d’un mal auquel la Constitution entendait remédier : le déficit de démocratie. Comment, en effet, parler encore de souveraineté populaire quand, pour un acte aussi fondateur, on a choisi de répartir sur une année et demie la campagne de ratification ? Imagine-t-on, en France, que des élections constituantes s’effectuent région par région, que le Poitou se prononce six mois ou un an après l’Auvergne ou la Bretagne ? Pour éviter cette situation aberrante, il aurait fallu organiser les ratifications le même jour dans tous les pays de l’Union. Les arguments d’ordre pratique ne peuvent pas, ou ne devraient pas, être opposables à l’exigence suprême de souveraineté populaire et de démocratie. L’esprit même de cette campagne de ratification était au fond une atteinte à la souveraineté d’un peuple européen qui, dans un même mouvement, se trouvait sollicité et nié tout à la fois. Habermas conclut son intervention sur un registre franchement pessimiste : en cas de victoire du non, « il est certain, écrit-il, qu’une dépression s’abattrait sur toute l’Europe, et pour longtemps ». Il n’y a guère d’espoir de voir ce traité renégocié : il faut « se surestimer de manière grotesque » pour imaginer une renégociation prochaine « au seul prétexte qu’au sein de la coalition perverse du non français se trouvent également quelques europhiles pour qui l’intégration politique ne va pas assez loin ».

Le ton employé par Habermas au lendemain des scrutins français et hollandais est tout autre. Il ne stigmatise plus le « non illusoire » de l’électorat de gauche et ne tente plus de le faire culpabiliser en ironisant sur ses « états d’âme ». Au contraire, c’est avec bienveillance et compréhension qu’il analyse les motivations des citoyens qui ont rejeté le Traité 746 . C’est avant tout l’absence de perspective permettant de comprendre pourquoi l’Europe a besoin d’une Constitution qui fait cruellement défaut aux citoyens des Etats membres. La question de la finalité de l’Union, et donc d’une Constitution, est continuellement écartée des débats politiques. C’est là une responsabilité qui incombe aux dirigeants politiques qui ne souhaitent pas remettre en cause le confort que leur a procuré jusque là une unification bureaucratique réalisée par le haut. La victoire sans ambiguïté du non en dit long sur ce « conflit refoulé » à propos des finalités de l’Union.

En dehors des extrémistes de droite et de gauche, les partisans de l’Etat-nation et ceux d’une Europe qui soit juste une zone de libre-échange sont satisfaits de l’issue du scrutin. Les premiers à tort, les seconds à juste titre. Les souverainistes constatent qu’il n’y a pas de peuple européen et en concluent qu’il ne peut donc pas exister quelque chose comme les Etats-Unis d’Europe. Or, il faudrait précisément œuvrer à la formation de ce peuple européen plutôt que de déplorer son inexistence. En outre, les souverainistes conçoivent un type de solidarité civique possible uniquement dans un cadre national, sans apercevoir qu’une solidarité civique par delà les frontières nationales, sur la base d’un patriotisme constitutionnel, est envisageable et requiert un type d’attachement post-conventionnel qui ne demande qu’à être développé, généralisé et entretenu. Surtout, ils placent une « confiance illusoire dans la capacité d’action d’un Etat national qui a déjà dû renoncer depuis longtemps à soumettre véritablement à l’impôt ses entreprises les plus rentables ». À cet égard, la victoire du non fait le jeu des partisans du libre marché. L’instauration d’une Constitution aurait permis d’étendre la capacité d’action des institutions européennes et aurait soumis leurs décisions à une légitimité plus grande. La victoire du non semble donc sonner le glas d’une Europe « à la dérive » comme puissance politique, ce qui ne peut que se retourner contre les peuples eux-mêmes dont le vote était pourtant « une protestation […] dirigée contre la classe politique dans son ensemble ». Au fond, cette « impulsion démocratique » signifie le rejet d’un type de fonctionnalisme à la Luhmann qui se moque de l’expression de la souveraineté populaire et entend réaliser ses équilibres systémiques et ses intégrations par le haut sans se soucier de la question de la légitimité de ces soi-disant équilibres. La volonté démocratique exprimée dans les scrutins français et hollandais ne doit donc pas être « balayée d’un revers de main », ni taxée de « pathologique ». Elle doit plutôt apparaître comme un « correctif salutaire » face à « des exécutifs qui attendent placidement l’alternance ». Ainsi peut-on interpréter ces rejets massifs comme l’expression d’un malaise, ou d’un ras-le-bol devant une « sous-représentation » du peuple, devant le déficit de légitimité d’un régime de Bruxelles qui ne connaît d’ordinaire aucune opposition.

Si l’argument brandi par certains selon lequel la ratification parlementaire, effectuée notamment en Allemagne, n’était pas démocratique, avait en général des relents puissamment démagogiques et populistes, il faut bien reconnaître que le décalage, mis en évidence par les sondages, entre des Parlements nationaux favorables à 80 ou 90 % ou plus au Traité et des populations le rejetant à plus de 50 ou 60 %, est préoccupant et signale, au mieux, un décrochage temporel entre les élites politiques convaincues de la nécessité d’une Constitution et des électeurs qui n’y souscriront que lorsqu’ils se sentiront vraiment européens, au pire, une crise généralisée de la représentation démocratique. Dans les deux cas, une même conclusion s’impose : il n’y a pas encore de peuple européen 747 . Habermas pense qu’une Constitution aurait joué un rôle de catalyseur. C’est ironiquement l’absence d’un véritable peuple européen qui a empêché l’adoption d’une Constitution 748 . Ce processus circulaire ne doit pas décourager les bonnes volontés : c’est en œuvrant au quotidien pour le développement d’une société civile européenne et d’un espace public européen qu’un peuple de citoyens pourra émerger, qui se donnera tôt ou tard une Constitution, reflet de son identité postnationale.

Notes
709.

J. Habermas, « Européens, encore un effort… », art. cit.

710.

J. Habermas, « Conscience historique et identité posttraditionnelle », in Écrits politiques, Paris, Le Cerf, 1990, p. 229.

711.

Ibid., p. 231.

712.

Ibid., p. 233.

713.

Ibid., p. 234.

714.

J. Habermas, « Conscience historique et identité posttraditionnelle », art. cit., p. 237.

715.

Ibid.

716.

Ibid., p. 238.

717.

Ibid.

718.

Ibid., p. 233.

719.

« Le fait que se dégage un patriotisme constitutionnel tout comme l’adhésion à un ordre politique qui, à la fois, se constitue par des droits à l’autodétermination et se démarque de l’idée d’un ordre reposant sur la communauté de destin, ethnique, culturelle, collective, c’est là le résultat central de la délégitimation du nationalisme allemand », M. R. Lepsius, « Das Erbe des Nationalsozialismus und die politische Kultur der Nachfolgestaaten des großdeutschen Reiches », in M. Helleret alii (éd.), Kultur und Nation, Francfort-sur-le-Main, 1989, p. 254 sq ; cité par J. Habermas, « L’identité des Allemands, une fois encore », in Écrits politiques, op. cit., p. 250.

720.

J. Habermas, « Tendances apologétiques », in Écrits politiques, op. cit., p. 174-175.

721.

Ibid., p. 175.

722.

E. Nolte, « Philosophische Geschichtsschreibung heute ? », in Historische Zeitschrift, vol. CCXLII, 1986, p. 265 sq ; cité par Habermas, ibid., p. 175.

723.

Ibid., p. 179.

724.

J. Habermas, « De l’usage public de l’histoire », in Écrits politiques, op. cit., p. 190.

725.

Ibid., p. 191.

726.

Ibid.

727.

J. Habermas, « Tendances apologétiques », art. cit., p. 181.

728.

Ibid.

729.

Ibid.

730.

J.-M. Ferry, La question de l’État européen, Paris, Gallimard, 2000, p. 161-169.

731.

E. Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? et autres essais politiques, Paris, Press-Pocket, 1992 ; cité par J.-M. Ferry, ibid., p. 163.

732.

C. Nicolet, L’idée républicaine en France, Paris, Gallimard, 1995.

733.

Ibid., p. 167.

734.

Voir par ex. M. Canovan, Nationhood and Political Theory, Chetelham, Edward Elgar, 1996. Voir aussi P. Thibaud qui, comme je l’ai dit plus haut, comprend le patriotisme constitutionnel comme relevant d’un « esprit de pénitence » et qui remarque que ce n’est pas un hasard si « les deux pôles de résistance à la mystique européenne - le Danemark et la Grande-Bretagne - sont deux pays qui n’ont pas participé au génocide des Juifs », « L’Europe par les nations (et réciproquement) », in J.-M. Ferry, P. Thibaud, Discussion sur l’Europe, op. cit., p. 52, note.

735.

J. Habermas, « Conscience historique et identité posttraditionnelle », art. cit., p. 228.

736.

J. Habermas, « Grenzen des Historismus », in Die nachholende Revolution, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1990 ; cité et traduit par J.-M. Ferry, ibid, p. 168.

737.

J. Habermas, « Pas d’Europe sans constitution commune ! », interview publiée dans Le Point, n°1491, 13 avril 2001.

738.

Ibid.

739.

Ibid.

740.

Dans un article de presse de 1990, Habermas fustige cette réunification administrative, reposant sur un nationalisme du Deutsche Mark, qui « prendfrauduleusement le pas sur une condition essentielle à la constitution de toute nation civile, à savoir sur l’acte public que constituerait une décision démocratique, adoptée en tout connaissance de cause, dans les deux parties de l’Allemagne. Cet acte fondateur ne peut être accompli qu’en volonté et en conscience, et à condition que nous renoncions à produire l’unification par le biais de l’art. 23 de notre Loi fondamentale (qui prévoit l’adhésion d’« autres parties de l’Allemagne »), J. Habermas, « L’identité des Allemands, une fois encore », art. cit., p. 256.

741.

J. Habermas, « Européens, encore un effort... », art. cit.

742.

Ibid.

743.

« L’Allemagne n’est pas encore guérie du déraillement qu’a été le nazisme », a ainsi déclaré Jean-Pierre Chevènement en réaction à la proposition de J. Fischer de construire un Etat fédéral européen. Le Monde et Die Zeit ont ensuite organisé une rencontre entre les deux hommes où les positions ont pu s’exprimer avec plus de sérénité : « Ce n’était qu’une boutade, à vrai dire pédagogique », précisera J.-P. Chevènement. « Je décrivais la tentation du post-national au miroir de l’ante-national », Le Monde du 21 juin 2000.

744.

« En tant qu’Allemand à qui la pusillanimité de son personnel politique a fait perdre toute illusion, j’envie la France », J. Habermas, « Le non illusoire de la gauche », in Le Nouvel Observateur, n°2113, 05 mai 2005.

745.

« C’est George Bush qui ne pourrait que se réjouir d’un échec de la Constitution européenne », affirme ainsi Habermas, ibid.

746.

J. Habermas, « Europe : nouvel essor ou paralysie ? », trad. C. Bouchindhomme, Libération, 08 juin 2005 ; article d’abord paru dans la Süddeutsche Zeitung.

747.

Les taux d’abstention aux dernières élections européennes, en 2004, confirment l’absence d’un peuple politique européen : 56,7 % en France, 57 % en Allemagne, 61 % au Portugal, 61 % au Royaume-Uni, 79% en Pologne, etc. Source : Le Monde, 15 juin 2004.

748.

Il ne faut peut-être pas réduire l’échec du référendum au constat de l’absence d’un peuple européen. Le texte n’était tout simplement pas très bon, ses parties étaient mal équilibrées, et l’on peut comprendre qu’il n’ait su susciter l’enthousiasme. Son caractère hybride (ni vraiment Constitution, ni vraiment traité) portait au fond une nouvelle fois atteinte, de même que cette campagne de ratification étendue sur dix-huit mois, à la transparence démocratique requise par un acte constituant. Il y a probablement, au cœur des motivations des partisans du non, l’intuition que ce texte n’était pas à la hauteur de l’événement historique qu’il était censé célébrer.