Introduction

Nous avons choisi de traiter un aspect particulier de l’ordre des mots chez Gustave Flaubert. Il s’agit d’une étude de la position, de la portée et de l’interprétation des circonstants de temps, de lieu et de manière dans l’Éducation sentimentale. C’est une étude à double visée. D’abord, étudier le circonstant en langue par un passage en revue critique des théories linguistiques pour dégager une théorie qui apparaît la plus pertinente pour l’étude en discours. Ensuite, étudier le circonstant pour montrer son importance sur le plan stylistique et son rôle dans une étude rythmique de la phrase flaubertienne.

En effet, celui qui veut traiter le problème du circonstant se trouve frappé par une évidence : le circonstant est une notion mal définie depuis la tradition classique et n’a ni un statut linguistique exact ni une dénomination unique. Même le mot circonstant ne s’introduit que récemment dans la linguistique moderne 1 .

Pour certains linguistes, la notion de circonstant est une notion controversée et difficile à identifier mais elle est

‘« […] paradoxalement l’une des fonctions les plus présentes dans la langue, que ce soit par la prolifération des valeurs sémantiques qu’elle implique, par la diversité des constituants qui la réalisent, par la multiplicité des positions et des relations qu’elle engage, par l’accumulation de structures qu’elle autorise, sans compter l’abondance des paraphrases et des métadiscours de toutes sortes qu’elle suscite chez ceux-là même qui tentent de la réduire » 2 . ’

D’où la nécessité d’engager une étude diachronique de cette notion pour pouvoir suivre les différentes étapes de son évolution dans l’histoire de la langue. Le flou souvent attribué à cette notion est dû au fait qu’elle n’a ni un statut sémantique ni un statut syntaxique bien défini. Le défaut d’une définition basée uniquement sur la sémantique entraîne la naissance de nouvelles étiquettes qui s’appuient sur la notion de la circonstance, qui est une notion très vague et difficile à définir aussi. Or la liste de ces étiquettes n’est jamais finie et peut varier d’une grammaire à l’autre, voire même d’une édition à l’autre. Les auteurs de la Grammaire Larousse du français contemporain considèrent, par exemple, que le complément en latin dans l’exemple suivant est un complément circonstanciel de ‘‘traduction’’ :

‘Traduisez-moi ce texte en latin. ’

Une définition basée uniquement sur la syntaxe n’est pas non plus satisfaisante et peut entraîner beaucoup d’ambiguïtés et de chevauchements. Il arrive aussi que les faits de syntaxe se trouvent définis sémantiquement comme le fait Tesnière par exemple qui, au lieu de donner une définition syntaxique du circonstant, oppose l’actant dont il donne une définition sémantique. Pour lui, dans une phrase, tout ce qui n’est pas un actant peut être un circonstant. Ainsi de veste dans :

‘Alfred change de veste

est considéré comme un circonstant, puisqu’il ne joue le rôle ni du prime actant qui fait l’action ni du second actant qui subit l’action ni même du tiers actant au profit duquel se fait l’action.

Il s’avère donc important de chercher une théorie linguistique qui soit capable d’embrasser les deux aspects de la question, un modèle qui prenne en charge le maximum de critères linguistiques pour définir le circonstant : des critères syntaxiques, sémantiques, morphologiques ou pragmatiques. Nous avons choisi de recourir à la théorie psychomécanique de l’incidence qui permet d’étudier le circonstant en contexte et de connaître son comportement dans la phrase. Ainsi, le recours à une pluralité de critères linguistiques pour traiter le problème du circonstant permet-il une ouverture sur d’autres champs de recherche. C’est pourquoi, nous avons mis en œuvre les faits linguistiques relevés dans cette recherche pour une approche des circonstants de temps, de lieu et de manière sur le plan stylistique et poétique.

Avant d’esquisser l’ensemble de notre démarche, nous devons d’abord justifier les raisons du choix de notre corpus et de notre écrivain. Pourquoi donc Flaubert et pourquoi l’Éducation sentimentale en particulier ?

Nous avons choisi un corpus de Flaubert tout d’abord parce qu’il s’agit d’un écrivain très conscient des valeurs et des possibilités que lui offre la langue pour agencer la phrase. C’est un écrivain qui s’intéresse plus encore à la composition de la phrase qu’au sujet ou à l’histoire qu’il traite dans ses œuvres. Tourner et retourner les phrases n’a qu’un seul but pour lui : atteindre le style qui fait l’art. Les constituants de la phrase se présentent pour lui comme étant de mêmes ‘‘ingrédients’’ sinon qu’à chaque fois qu’on crée une autre phrase, on change d’ordre :

‘« La phrase la plus simple comme « il ferma la porte », « il sortit », etc., exige des ruses d’art incroyables ! Il s’agit de varier la sauce continuellement et avec les mêmes ingrédients » 3 .’

La maîtrise de l’ordre des mots chez cet écrivain se révèle assez clairement si l’on réalise un relevé des structures syntaxiques qui permet de mettre en valeur les grandes orientations dans l’emploi de telle ou telle catégorie. En ce qui concerne l’emploi des circonstants, nous avons relevé quelques-uns de ces choix dans l’Éducation sentimentale qui deviennent des tournures particulières et semblent marquer le style de Flaubert.

La seconde raison qui nous a conduit à choisir Flaubert, c’est le fait que cet écrivain n’est pas seulement un grand représentant d’un courant littéraire au XIXe siècle mais aussi un grand descripteur qui excelle dans la transposition poétique du réel dans tous ses détails. Or dans le texte descriptif, comme dans le texte narratif, il exploite les circonstants de façon à donner le maximum d’effets et de valeurs stylistiques. Ils ont la fonction non seulement de dater les événements, de constituer le cadre des tableaux, mais aussi d’assurer l’enchaînement des phrases, de garantir une lecture continue du texte et de maintenir un certain rythme dans la phrase.

Nous avons choisi l’Éducation sentimentale parce que c’est un chef-d’œuvre de Flaubert, c’est un roman exemplaire par le style et la poétique de son écriture. Dès une première lecture du texte, nous constatons que le premier élément qui retient notre attention est l’emploi de circonstants et de leur position dans la phrase : tantôt ils s’accumulent en tête et en fin de phrase, tantôt ils sont rejetés en fin de phrase, tantôt enfin, ils sont encadrés par deux virgules à l’intérieur de la phrase et exigent un arrêt momentané de son rythme. L’étude de leurs positions dans la phrase sur le plan syntaxique nous a beaucoup inspiré dans l’approche stylistique et poétique.

Mais on peut nous reprocher d’avoir limité la recherche à trois types de circonstants de temps, de lieu et de manière dans le corpus. Notre réponse peut donc être la suivante : si nous avons choisi de limiter notre recherche à ces trois types de circonstants, c’est parce que, d’un côté, les catégories de temps, de lieu et de manière sont parmi les catégories majeures de la circonstance les plus présentes dans tous les classements linguistiques (temps, lieu, manière, cause, conséquence, etc.). D’un autre côté, ces catégories sont très présentes dans le corpus et apportent une grande richesse sur le plan stylistique. De prochaines études pourraient probablement être réservées à d’autres types de circonstants dans le corpus de Flaubert en adoptant la même méthode d’analyse.

Notre thèse s’articule donc autour de trois axes principaux. D’abord, une première partie qui pose le cadre théorique et méthodologique de la recherche à partir d’une définition de la notion de circonstant en langue. Dans cette partie, nous recensons de façon détaillée les grammaires et les travaux de linguistique dans une étude diachronique qui a pour objectif de montrer les différentes étapes d’évolution de cette notion à partir de la tradition classique.

La deuxième partie de cette recherche a pour objet de proposer l’approche du circonstant qui apparaît comme la plus pertinente pour l’étude de l’Éducation sentimentale. Nous avons jugé donc utile de donner un aperçu sur la théorie linguistique que nous adoptons. Il s’agit des principes de la théorie psychomécanique guillaumienne telle qu’elle est conçue par Claude Guimier, plus particulièrement dans la typologie des incidences qu’il propose dans Syntaxe de l’adverbe anglais (1988) et dans Les adverbes du français, le cas des adverbes en –ment (1996).

Vient enfin la troisième et dernière partie de notre thèse dans laquelle nous étudions les valeurs stylistiques et poétiques des circonstants dans la phrase de Flaubert dans l’Éducation sentimentale.

Notes
1.

La notion de « circonstant », qui était connue depuis la tradition classique sous différentes dénominations dont le « complément circonstanciel », est introduite pour la première fois en linguistique moderne par Lucien Tesnière.

2.

S. Rémi-Giraud, « Présentation » in : S. Rémi-Giraud et A. Roman (éds.), Autour du circonstant, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1998, p. 5.

3.

Corresp. II, Lettre à Louise Colet, le 22 Avril 1854, p. 536.