1.4.2. L’entrée de la notion du circonstanciel et le statut de la notion de fonction dans la grammaire scolaire

Entre 1845 et 1860, le complément circonstanciel a fait son entrée officielle dans l’appareil grammatical de l’époque. Il est important de dire que cette date marque la naissance de la deuxième grammaire scolaire. Or, l’entrée du circonstanciel dans la grammaire ne s’est pas passée sans effets, elle devait révolutionner toutes les règles grammaticales établies dans les grammaires de l’époque. Son entrée a été la cause de changements considérables dans la grammaire scolaire :

‘« Elle porte en germe non seulement le développement ultérieur du système fonctionnel, mais tous les bouleversements structurels à venir : l’accession de la notion de fonction au rang de paramètre fondamental de la grammaire, la redéfinition de la proposition, la métamorphose de l’analyse logique, la transformation du concept de syntaxe, et même une profonde mutation dans la théorie du signe» 1 .’

Ce qui nous fait sentir ce début de changement, c’est que Noël et Chapsal considèrent d’abord le circonstanciel comme un luxe, puisque, pour l’accord du participe avec « avoir », seuls importent les compléments directs ou indirects, considérés bien entendu dans l’énoncé logique sous-jacent.

Dans l’exemple :

‘1. Je l’ai vu la veille de son départ, ’

on ne risquait pas de faire de veille le complément direct du verbe, avec toutes les conséquences que cela pouvait entraîner pour l’accord du participe. Si l’on se refuse l’ellipse, il faut trouver autre chose, puisque veille ne peut plus être envisagé comme un complément indirect qui s’ignore.

C’est dans ces conditions, comme le dit André Chervel (1977), que le circonstanciel pénètre enfin dans la grammaire scolaire 2 . Le circonstanciel sera donc reconnu comme un complément construit directement ou indirectement et qu’on peut dégager par un certain nombre de questions correspondantes telles que: quand ?, où ?, comment ?et pourquoi ? Ce complément ne peut pas avoir l’accord avec un participe passé.

Mais il faut savoir que le recours à ce jeu de questions a pour défaut de privilégier un classement sémantique au détriment de tout essai d’un classement formel. Jusqu’au début du XXe siècle, on trouve des manuels d’enseignement primaire qui ne mentionnent pas le circonstanciel, et ne veulent connaître que le complément indirect. La nomenclature grammaticale qui fixe, en 1910, la liste des termes grammaticaux officiellement autorisés dans l’enseignement du français, l’ignore aussi.

Il s’est avéré vite que le problème majeur des circonstanciels était l’impossibilité d’en arrêter une liste exhaustive et qu’on finit par reconnaître le circonstanciel par la nuance sémantique liée au jeu des questions par les adverbes interrogatifs. Donc, on n’allait pas tarder, comme le dit Chervel (1977), à se rendre compte qu’on fondait ainsi la nouvelle grammaire scolaire sur une notion éminemment ambiguë. Car sa définition était double.

D’une part, il exprime la circonstance de l’action, c’est-à-dire un élément extérieur, un accessoire, un « accident », « une caractéristique adverbiale » du procès. D’autre part, on reconnaissait le circonstanciel par le jeu des questions. Or ces deux définitions ne se recouvrent pas et entrent même parfois en contradiction l’une avec l’autre 3 .

Il est devenu donc bien clair que l’entrée du complément circonstanciel dans l’appareil grammatical a remis en question le statut des autres compléments surtout les compléments directs et les compléments indirects. À ce fait, Dumarsais a proposé le caractère essentiel / accessoire. Le complément le plus étroitement lié à l’action, c’était le complément direct, que les grammairiens du siècle avaient caractérisé comme celui sur lequel passe, tombe, ou s’exerce l’action du verbe, celui qui reçoit l’action du sujet, celui qui est l’objet de l’action.

Il semble quand même que le complément direct a la même nature que le complément indirect et on peut dire qu’il y a complément indirect lorsqu’on pourrait trouver un sens équivalent avec un complément direct, en changeant le verbe : nuire à quelqu’un signifie à peu près gêner quelqu’un.

Ainsi naît, aux environs de 1910, le complément indirect d’objet à côté du circonstanciel. Ainsi commence à se tailler un nouveau système des fonctions dans la phrase. De nouvelles appellations, jamais connues auparavant, commencent à voir le jour. On voit donc naître le complément d’attribution pour boucher un trou, comme le signale A.Chervel (1977 : pp. 183-184.), dans le panier percé des compléments indirects.

À propos de :

‘2. Je donne une récompense à Pierre, ’

peut-on considérer à Pierre comme un complément indirect ? Le verbe a un complément direct et n’a pas besoin d’un autre. Mais ce complément est trop étroitement lié au verbe pour être considéré comme un circonstanciel. Quant aux compléments d’agent, tous les manuels admettent sans protester la réalité « grammaticale » de l’agent. Par contre l’accord est loin d’être réalisé sur la question de savoir si l’agent est ou non un complément circonstanciel.

Dans le cadre de la nouvelle analyse logique qui date de la deuxième moitié du XIXe siècle, l’opposition fondamentale entre les compléments directs et les compléments circonstanciels va trouver un reflet exact dans l’opposition entre les subordonnées complétives et les subordonnées circonstancielles. On admet désormais que les quatre questions fondamentales ne sont qu’un moyen, parmi d’autres, pour dégager les circonstancielles.

‘« Il faut donc renoncer à tout critère strict, et se préparer à accepter de nouveaux venus. Dans la foulée, les subordonnées circonstancielles allaient devenir une catégorie fourre-tout, comme les adverbes. […] Beaucoup de grammairiens commencent aussi par rattacher aux complétives la plupart des futures circonstancielles de conséquence et de comparaison.[…] On aboutit ainsi vers la fin du siècle à une liste canonique de sept subordonnées circonstancielles, en partie calquée sur la grammaire latine : temps, but, cause, conséquence, concession, comparaison et condition. Mais jusque vers 1920 cette liste reste assez confidentielle» 4 .’

Quant à la proposition participe, elle était rangée éventuellement parmi les compléments circonstanciels, surtout le temps dont il était possible d’extraire une proposition circonstancielle : « Les parts étant faites = Quand les parts eurent été finies ». Ces groupes répondaient toutefois à trois des questions pertinentes dégageant les circonstancielles Quand ? Comment ? et Pourquoi ? Mais on s’aperçoit vite que l’adjectif peut jouer le même rôle, surtout quand il correspond à une proposition sous-jacente :

‘3. Petit, je travaillais à l’usine avec mon père = Quand j’étais petit, je travaillais à l’usine avec mon père. ’

La proposition participe était dès lors réduite aux cas où le participe était associé à un nom ou à un pronom à valeur de sujet, et sans rapport fonctionnel avec le reste de la phrase. Ainsi commence à se constituer, peu à peu, une nouvelle liste des parties du discours. Mais il semble que cette liste est loin d’être définie sur le plan de la forme comme sur le plan du sens. De nouveau, le circonstanciel pose des problèmes pour les maîtres dans les classes. Pour l’interpréter, il faut recourir aux estimations personnelles, ce qui fait naître toute une gamme de sous-classes de circonstanciel qui varie d’un maître à l’autre. Pour les subordonnées, « relatives », « complétives » ou « circonstancielles », elles peuvent donc seulement être sujet, apposition, attribut ou complément.

Dans une conception purement pédagogique, la grammaire scolaire se trouvait obligée de distinguer deux sortes de compléments pour simplifier la présentation des règles d’accord du participe passé : compléments directs et compléments indirects. Or la règle générale définit le complément indirect comme étant suivi toujours d’une préposition. Mais en réalité, on peut trouver une foule de compléments indirects qui n’ont pas la préposition : la veille, toute la semaine, la nuit aidant, habiter rue Saint-Jacques, coûter cent francs, peser dix kilos, vivre cinquante ans, marcher pieds-nus, etc.Chapsal analyse ces compléments comme étant porteurs d’une préposition sous-jacente, mais cette démarche de l’ellipse est inacceptable pour une majorité d’enfants.

Il faut donc ouvrir une rubrique à côté du complément direct et du complément indirect : adverbial ? accessoire ? circonstanciel ? Le terme accessoire est écarté parce que la moitié de ces syntagmes est indispensable à l’énoncé. On hésite entre circonstanciel et adverbial. Mais la commutation avec l’adverbe d’une part, avec les quatre interrogatifs de l’autre, n’est pas valable dans tous les cas. Elle fait plutôt pencher la balance vers le circonstanciel. En plus, la nouvelle classe des compléments circonstanciels va naturellement aspirer vers elle immédiatement tous les compléments indirects répondant aux questions pertinentes, y compris ceux qui sont introduits par une préposition. L’entrée du circonstanciel a donc reconstitué le schéma des compléments qui se trouvent autour du verbe. On a pu aussi constater qu’il 

‘« […] apporte avec lui une conception rhétorique de l’énoncé. Chercher le circonstanciel, c’est chercher à l’intérieur de l’énoncé des éléments de l’expérience, et leur attribuer une caractérisation grammaticale. La proposition (sujet, verbe, attribut) était le calque du jugement, et c’est à ce titre seulement qu’elle pouvait représenter le réel. La représentation du réel dans le langage va se faire désormais au niveau de chaque syntagme : qui ? (a fait) quoi ? où ? quand ?…D’où la notion de fonction qui apparaît à la même époque que le circonstanciel » 5 .’

Le moment est donc propice de savoir les différentes étapes de l’évolution de la définition et du statut linguistique du complément circonstanciel dans les manuels de grammaire française de notre époque. Nous allons alors commencer par les manuels de grammaire qui sont généralement considérés comme des références classiques

Notes
1.

A. Chervel, 1979, p. 5.

2.

Cf. A. Chervel, 1977, pp. 172-173.

3.

Ibid., p. 176-178.

4.

Ibid., pp. 216-217.

5.

Cf. A. Chervel, 1979, p. 18.