DEUXIÈME CHAPITRE : Définition du circonstant selon les grammaires d’inspiration linguistique récentes

1. La Grammaire du français classique et moderne et l’opposition complément essentiel/complément non essentiel

Il est important de constater d’abord que vis-à-vis de la notion de complément circonstanciel, Wagner et Pinchon montrent quelques réticences voire même quelques embarras. Par une lecture un peu attentive de la première et de la deuxième version revue et corrigée de leur ouvrage, nous constatons que dans la première version, la liste des fonctions est limitée aux fonctions : sujet, objet, épithète, complément déterminatif et apposition 1 alors que celle de l’édition revue et corrigée de la même année (Cf. pp. 23-25., § 10) elle est : sujet, complément déterminatif, complément circonstanciel, épithète et apposition.

Dans la première version et sous la rubrique consacrée aux fonctions du substantif qui détermine un verbe (Cf. pp. 76-78, § 67), le substantif sans déterminant spécifique fonctionne comme un adverbe dans la construction directe comme dans : Se lever matin 2 . Quand il est accompagné d’un déterminant comme dans : sentir l’œillet, respirer la vengeance, coûter cinquante francs, mesurer dix mètres, il n’est pas défini comme un complément d’objet. C’est bien le cas aussi de certaines locutions que les auteurs se contentent d’appeler des locutions à caractère circonstanciel du type :

‘27. Je m’étais endormi la nuit près de la grève. (V. Hugo)’ ‘28. L’autre jour, il venait de pleuvoir. (V. Hugo)’ ‘29. Deux ans il fut sous une pluie de faveurs. (A. France) ’

Mais quand le substantif est en construction indirecte sans détermination spécifique, il traduit, selon le contexte, un rapport de manière ou de cause tandis que quand il est accompagné d’un déterminant spécifique, il a plus d’autonomie et constitue un véritable terme de phrase. Il exprime à ce moment-là :

a. des rapports concrets qui concernent les cadres du procès (lieu, temps), l’agent de l’action et les moyens de l’action.

b. des rapports plus abstraits concernant la cause, la destination, l’attribution, l’intention et la manière.

Cela traduit la prudence des auteurs devant le fait d’introduire cette notion dans leur grammaire. Ils se contentent de la reconnaître seulement comme étant d’une construction indirecte ayant des rapports à caractères circonstanciels avec la phrase qui les loge.

Quant à la deuxième version, le complément circonstanciel figure bel et bien sur la liste des fonctions et son statut est défini. Mais il est défini par opposition aux compléments essentiels qui sont moins mobiles que lui :

‘«Il s’oppose aux compléments essentiels dont il se distingue, en général, par sa mobilité : Le soir, il avait l’habitude de sortir. — Il avait l’habitude de sortir le soir » 3 .

Le complément circonstanciel n’a pas jusqu’alors de définition exacte dans cette grammaire à tel point que même dans le paragraphe entièrement consacré à lui, les auteurs se contentent de signaler brièvement et sans aucun trace de définition que les compléments circonstanciels :

‘« […] peuvent être de construction directe, le plus souvent accompagnés d’un déterminant spécifique :’ ‘Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées. (V. Hugo) » 4 . ’

Les réserves des auteurs se révèlent davantage dans leur traitement des subordonnées circonstancielles. Le titre même des « propositions dépendantes circonstancielles » n’apparaît que dans la table des matières (p. 581.), il est omis du texte et ce sont les propositions dépendantes temporelles qui figurent à sa place.

En dépit de ce qui vient d’être signalé, nous pouvons dire que ces deux auteurs ont le mérite de constater que le problème de l’identification du complément circonstanciel ne se limite pas seulement au choix des critères sémantiques ou morphologiques des constituants, mentionnés à plusieurs reprises dans les traités des grammaires traditionnelles, mais qu’ils essaient aussi de chercher de nouveaux critères qui puissent le définir et lui donner un statut linguistique pertinent :

‘« Ce n’est pas parce qu’un complément peut être doté d’un nom précis dans une étude sémantique (lieu, prix, mesure,…) qu’il doit être appelé circonstanciel. Ni la construction, ni le lien qui unit verbe et complément ne diffère dans  aspirer aux honneurs et aller à Paris » (ni aspirer ni aller ne s’emploient habituellement seuls). Il n’y a pas non plus de différence sémantique entre gagner Paris et aller à Paris. On ne voit pas comment, dans ce cas, on pourrait analyser  aux honneurs (dans aspirer aux honneurs), Paris dans (gagner Paris) comme des compléments d’objet indirect et direct, alors que à Paris (dans aller à Paris) serait considéré comme un complément circonstanciel. On en viendrait à proposer deux analyses différentes selon le sens du complément pour des verbes tels que accéder : ’ ‘ Il accède aux honneurs (complt d’objet indirect).
On accède à cette ville par une route étroite
(complt de lieu)» 5 . ’

Ils ajoutent aussi que la difficulté qu’on peut trouver dans la distinction entre un complément circonstanciel et un complément d’objet indirect vient principalement du caractère essentiel des constituants dans les deux cas à tel point que parler à quelqu’un et parler de quelque chose sont deux compléments de même nature sauf que la préposition change. Le problème ainsi posé, on reste encore à la recherche d’une solution formelle.La première tentative vers une telle solution peut être constatée dans leur essai de distinguer entre un complément circonstanciel et un complément d’objet. Ainsi dans la phrase :

‘30. Il entendit tirer deux coups de feu tout à côté de son arbre. (Stendhal),
« Le complément circonstanciel tout à côté de son arbre, s’oppose à deux coups de feu et il pourrait ou bien être supprimé ou bien être déplacé dans la proposition : tout à côté de son arbre, il entendit […]. […]. En l’absence d’un critère syntaxique, tel que celui qui permet de reconnaître le complément d’objet, on peut souligner la mobilité du complément circonstanciel ; ainsi s’oppose :
Il va à Paris
et Il se promène le soir, ou le soir, il se promène.
[La première phrase ne pourrait être modifiée qu’en utilisant le présentatif C’est : C’est à Paris qu’il va.]
et dans la même phrase :
Il va à Paris demain. Demain, il va à Paris. Il va demain à Paris. Mais À Paris, il y va demain ou c’est à Paris qu’il va demain » 6 . ’

Les critères de mobilité, de suppression ou de déplacement sont donc des solutions formelles qui peuvent être mobilisées dans la reconnaissance du complément circonstanciel alors que la structure essentielle et l’extraction dans une proposition clivée sont des tests utilisés pour reconnaître le complément d’objet. Malgré cela, le problème ne sera pas aussi facile qu’il était prévu, puisqu’il ne faut pas perdre de vue qu’il peut y avoir des structures qui sont de structures facultatives sans forcément être des circonstanciels, comme l’a déjà constaté L. Gosselin (1986) 7   sur ce point :

a. Certains compléments d’objet directs sont eux-mêmes facultatifs (circonstanciels ?) :

‘31. Pierre mange du pain.’ ‘32. Pierre mange. ’

b. Certains compléments circonstanciels ne sont pas facultatifs et ne peuvent être déplacés :

‘33. La scène se passe en Auvergne.’ ‘34. * En Auvergne, la scène se passe.’ ‘35. * La scène se passe.’

c. Le circonstanciel dans l’exemple suivant :

‘36. Pierre ne se promène pas dans le jardin (ni dans la cour)’

ne se prête pas à la procédure de déplacement sans que la phrase s’en trouve complètement transformée, y compris quant à sa valeur de vérité. Ils ne peuvent cependant pas être considérés comme des compléments essentiels, car ils peuvent être omis :

‘37. Pierre ne se promène pas.’

d. Enfin, il est des syntagmes facultatifs et déplaçables qui devraient, selon cette distinction, être considérés comme circonstanciels, ce qui entraînerait, pour le moins, des transformations profondes de la grammaire ; on pense ici aux différents types d’appositions :

‘38. Marie, chose incroyable, a raté son examen.’ ‘39. Pierre, rouge de honte, s’est réfugié dans le couloir.’

De ce qui précède, et en dépit des réserves qu’ils ont montrées devant cette notion ainsi que des critiques qu’on peut leur opposer, nous constatons qu’à côté de la définition sémantique des compléments circonstanciels par la distinction intuitive des catégories sémantiques basée sur la notion de la circonstance, Wagner et Pinchon ont le mérite de lui proposer une définition syntaxique : un circonstanciel peut être autrement qu’il n’est, c’est-à-dire qu’il peut être ailleurs dans la phrase, il est de ce fait déplaçable, ou ne pas être du tout, il est donc facultatif. Par cette définition syntaxique, ils ont introduit des critères syntaxiques opératoires pour distinguer le complément circonstanciel des autres compléments 8 :

A. La mobilité :

‘40. Il se promène le soir. Le soir, il se promène.’

B. La portée du complément circonstanciel : cette portée peut être effectuée sur le verbe et ses compléments, le verbe seulement ou bien sur l’un de ses constituants :

‘41. On marchait sans rien dire depuis deux heures. (Stendhal) [depuis deux heures détermine tout le reste de la phrase]. ’

Mais il semble assez contradictoire de considérer un complément du syntagme nominal comme jouant le rôle du complément circonstanciel, ce qui ne convient pas à la définition du complément circonstanciel comme mobile, déplaçable et effaçable :

‘42. Un peintre célèbre en son temps. [Le complément circonstanciel détermine un terme autre que le verbe] ». ’

Le test de l’extraction en c’est…que, est donc retenu pour la distinction des compléments essentiels et la mobilité et la possibilité de déplacement pour les compléments circonstanciels 9 .

Après ce passage en revue d’un premier manuel dit d’inspiration linguistique sur le problème du complément circonstanciel tant consulté par les chercheurs du fait qu’il essaie de traiter la langue non seulement du point de vue de la norme, c’est-à-dire du point de vue de la grammaire, mais aussi du point de vue linguistique le plus large et le plus scientifique, nous allons consulter un autre manuel qui paraît presque dans la même époque et qui est aussi dans la même perspective.

Notes
1.

Cf. R. L. Wagner et J. Pinchon, Grammaire du français classique et moderne, Paris, Hachette, 1962, pp. 28-30, § 10.

2.

C’est nous qui soulignons.

3.

R. L. Wagner et al., 1962, édition revue et corrigée, p. 24, §10. C’est nous qui soulignons.

4.

Ibid., p. 73. C’est nous qui soulignons.

5.

Ibid., p. 75, § 68.

6.

Ibid., pp. 75-76, § 68. Les soulignements sont dans le texte.

7.

Cf. L. Gosselin, 1986, pp. 28-30.

8.

R. L. Wagner et J. Pinchon, 1962, p. 76.

9.

Cf. supra