3. La Grammaire d’aujourd’hui : complément circonstanciel ou complément adverbial ?

Le terme circonstanciel est introduit dans ce manuel dans deux rubriques sous deux nominations différentes. En premier lieu, dans la rubrique nommée complément circonstanciel 1 est posé le problème de cette notion dans les grammaires traditionnelles, surtout dans l’analyse des fonctions, puisque la plupart des fonctions majeures dans la phrase sont souvent définies de manière satisfaisante alors que celle du complément circonstanciel cause toujours des problèmes. Elle reste la fonction la plus douteuse et la plus difficile à définir de manière rigoureuse.

Les auteurs remarquent en effet que les grammaires pédagogiques ne distinguent que deux critères de nature essentiellement sémantique pour identifier le complément circonstanciel. Celui-ci est défini d’abord comme l’élément destiné à représenter les « circonstances » dans lesquelles se trouve le sujet : lieu, temps, manière, cause, but, etc.

Pour le deuxième critère, il est reconnu par des questions posées du type : Où ? Quand ?, Comment ?, Pourquoi ?, etc. Or ces deux solutions posent tant de problèmes, parce que dès lors, on peut considérer comme des compléments circonstanciels tous les compléments autres que les compléments d’objet (direct ou indirect) et d’agent du fait qu’ils répondent à ces deux critères. Cela risque en même temps de multiplier les étiquettes et créer beaucoup d’anomalies. C’est à ce propos précisément que les auteurs notent que :

‘« […] lorsque après avoir posé la question où ?, on décide que les deux phrases il va à Paris et il travaille à Paris contiennent un complément circonstanciel de lieu. On dissimule ainsi des différences structurelles essentielles. Dans la première phrase, à Paris est un complément obligatoire (* Il va) qui n’est pas déplaçable (*à Paris, il va) et n’est, en somme, guère différent d’un complément d’objet indirect […]. Dans la deuxième, il garde son autonomie, sa présence est facultative et il peut se déplacer en tête de phrase » 2 .’

Ils constatent aussi que le complément dans la première phrase est conditionné par la présence d’une unité lexicale « le verbe aller », ce complément complète le sémantisme de ce verbe et il est considéré à juste titre comme un complément d’objet obligatoire. C’est le même type de conditionnement qui a conduit à proposer les notions de complément de prix, avec des verbes comme coûter, valoir et de poids avec peser.

Le problème traditionnel auquel les grammaires habituelles ne font pas attention est ainsi résolu par les auteurs : le jeu des questions en Quand, Comment, Où,… n’est pas une condition suffisante et nécessaire pour identifier le complément circonstanciel, mais c’est le caractère obligatoire ou mobile du complément qui est important à cette fin.

Il semble néanmoins que la proposition de ces critères formels peut aider à la reconnaissance du complément circonstanciel notamment avec l’existence du critère sémantique qui fait référence à la notion de la circonstance en son sens « accessoire », une notion traditionnellement liée à ce type des compléments. La preuve en est l’ambiguïté que révèle l’exemple donné par les auteurs (p. 102.) pour illustrer ce point de vue :

‘45. Il tira sur le toit. (Il tira du toit ou en direction du toit)’

À leur sens, n’est considéré comme complément circonstanciel que l’élément déplaçable dans cette phrase : Sur le toit, il tira. Le déplacement participe alors à la désambiguïsation de cet énoncé.

Il est donc clair que l’application d’un seul critère uniquement formel ou uniquement sémantique n’est pas valable, il faut que les deux critères soient mis en œuvre à la fois. On vient de signaler l’ambiguïté que peut entraîner l’application d’un seul critère syntaxique. Parallèlement, si l’on se contente d’une approche uniquement sémantique comme, par exemple, dans l’expression du temps en français, il pourrait y avoir des constituants qui sont capables de l’exprimer aussi comme la relation sujet-verbe : Les heures se succèdent, les compléments de nom : Les rendez-vous du samedi. Ce qui peut entraîner l’éclatement de cette notion et créer de nouveaux problèmes pour sa définition 3 .

Il est à ajouter aussi que l’attribution gratuite des étiquettes sémantiques n’est pas toujours aisée et nombreux sont les cas d’ambiguïté. Quoique arbitraire, ce critère apparaît très fondamental chez beaucoup de grammairiens mais il est toujours la cause de leur divergence et de leur dissension car la liste des catégories sémantiques distinguées chez les uns n’est forcément pas la même chez les autres. Les auteurs de La grammaire d’aujourd’hui, quant à eux, et il nous semble qu’ils en sont les premiers, ont distingué une catégorie des circonstants qui fait introduire le sujet parlant dans le mécanisme de leur interprétation dans l’énoncé.

Ils sont destinés à former l’ensemble des moyens dont le locuteur dispose pour indiquer son attitude à l’égard de l’énoncé qu’il produit du type : selon moi, à mon avis, probablement, etc.

Sur le plan formel, nous devons signaler aussi que parmi les trois catégories : adverbe, circonstanciel et circonstancielle, les auteurs 4 distinguent un emploi qu’ils appellent « adverbial », dans lequel l’élément ne peut pas être déplacé et un emploi appelé circonstant ou circonstanciel, où le déplacement est possible sans modification importante du sens.Un type mixte est constitué, dans les trois cas, par un élément déplaçable, mais au prix d’une modification radicale du sens ou une ambiguïté dans l’interprétation.

À la lumière de ce qui précède, nous constatons l’existence d’une sorte de hiérarchie au sein des éléments qui dénotent une notion circonstancielle dans la phrase chez ces auteurs. Cette hiérarchie est manifestement une hiérarchie fonctionnelle dont les éléments sont :

a. L’adverbial qui est un élément qui n’est pas déplaçable et qui suit directement le verbe : Il court vite.

b. Le circonstant ou le circonstanciel, qui sont des éléments déplaçables sans grande modification du sens : Il était parti finalement. Finalement, il était parti.

c. Un type mixte entre les deux précédents mais qui n’a pas de nomination exacte chez les auteurs. Ce sont surtout les éléments déplaçables qui entraînent une grande modification de sens.

Il convient maintenant de mentionner la deuxième définition qui se présente, à nos yeux, comme une précision de la première pour identifier la notion du complément circonstanciel. Il s’agitde la deuxième rubrique où le circonstanciel est introduit sous le nom de circonstant. Voilà ce qu’en disent les auteurs :

‘« On donne parfois le nom de circonstant à tout élément exerçant dans la phrase une fonction circonstancielle, quelle qu’en soit la manifestation : adverbe simple ou composé (locution adverbiale), syntagme prépositionnel (ou, dans certains cas, non prépositionnel), proposition subordonnée » 5 . ’

Cette définition morpho-syntaxique du circonstant est utilisée, nous semble-t-il, d’une manière générale, puisqu’elle ne fait pas allusion aux subdivisions fonctionnelles de la notion comme nous venons de le voir précédemment. Or le mot circonstant n’est attribué qu’à un seul type de complément, celui qui est déplaçable dans la phrase sans grande modification du sens. Le terme « adverbial » ne concerne que les éléments non déplaçables dénotant quelques catégories de circonstances.

Selon cette définition, on peut considérer que tout élément susceptible d’exprimer une notion circonstancielle peut être considéré comme un circonstant, ce qui, de nouveau, complique le problème là où nous cherchons à y remédier.

Venons maintenant à l’autre volet de la question, celui du problème de la classification des propositions circonstancielles et de leur statut linguistique : sont-elles, à proprement parler, des purs compléments circonstanciels ? Si oui, quels sont donc les critères qui permettent de les définir et les classer sur l’échelle des éléments fonctionnels dans la phrase ? Nous laisserons la parole aux auteurs afin de poser le problème à travers leurs propres termes :

‘«  […] la proposition circonstancielle est traditionnellement définie par sa forme (elle commence par une conjonction de subordination) et par son sens (elle exprime l’une des circonstances dans lesquelles se déroule l’action de la principale). On peut aussi la définir par sa fonction : tout en ayant une structure propositionnelle, elle occupe une fonction nominale, caractérisable négativement comme n’étant ni complément de nom, d’adjectif ou d’adverbe, ni sujet, complément d’objet, attribut ou proposition. Elle est complément de la principale (ce qui est plus juste que de dire complément du verbe principal). On peut alors comparer les circonstancielles aux adverbes (d’où le nom d’adverbiale qui leur est parfois donné) et aux compléments circonstanciels » 6 . ’

La distinction des termes circonstanciels sur le seul critère sémantique a encore une fois, des inconvénients. Elle réside, cette fois-ci, dans la difficulté de limiter la liste aux termes de temps, cause, conséquence, but, concession ou opposition, condition ou hypothèse, comparaison, .etc. Pourquoi donc ne pas ajouter des termes par exemple comme restriction, exception… ? En plus, il est impossible de considérer la comparaison comme une « circonstance », étant donné qu’elle a un fonctionnement différent de celui des autres circonstancielles.

À cette discordance sémantique s’ajoute une autre discordance sur le plan syntaxique car ni les relatives ni les corrélatives n’ont de correspondances au sein des compléments circonstanciels simples. Mais à part cela, la concordance entre les deux notions existe puisque les circonstancielles jouissent, sur le plan syntaxique, de la même mobilité que les compléments circonstanciels par la possibilité de se déplacer, de se détacher par une virgule ainsi que la possibilité d’être supprimées. Comme les compléments circonstanciels simples, les circonstancielles peuvent aussi servir de réponses à des questions du type : Quand ?, Pourquoi ?, Comment ? ou complexe : dans quelles conditions ? et sous quel prétexte ?. Elles ne peuvent pas être remplacées par un pronom.

Il est à signaler que les auteurs préfèrent le terme « circonstancielle » au terme « adverbiale » car « adverbiale » ne dénote que l’adverbe. Or il n’y a pas de correspondance adverbiale qui puisse exprimer les rapports de la condition et de la conséquence 7 . Il s’agit ici d’une précision fonctionnelle à laquelle les auteurs ont fait appel pour qu’on la prenne en considération lors du traitement de ce problème 8

À la manière de ce qui s’est passé avec les compléments circonstanciels simples, les auteurs (pp. 107-110.) proposent un classement des propositions circonstancielles sous des critères formels. Le premier critère retenu pour cette démarche est celui du temps et du mode qui permet d’opposer cinq sortes des propositions circonstancielles, à savoir :

a. Les circonstancielles introduites par des conjonctions ne subordonnant que l’indicatif à un temps simple : à mesure que, pendant que, tandis que.

b. Les circonstancielles introduites par des conjonctions ne subordonnant que l’indicatif à un temps composé : après que, sitôt que.

c. Les circonstancielles introduites par des conjonctions ne subordonnant que l’indicatif, à un temps quelconque. Elles sont très nombreuses : ainsi que, alors que, de même que, lorsque, parce que.

d. Les circonstancielles introduites par des conjonctions ne subordonnant que le subjonctif, à un temps quelconque. Elles sont aussi très nombreuses : afin que, à moins que, avant que.

c. Les circonstancielles introduites par des conjonctions subordonnant et l’indicatif et le subjonctif : de façon que, de sorte que, jusqu’à ce que.

Le critère de la concordance des temps peut aussi être retenu comme deuxième critère dans la mesure où la pertinence des conjonctions de subordination dans l’expression de la relation des procès de la principale et de la subordonnée peut être perçue en fonction d’exigences relatives à la concordance des temps. Avec la conjonction après que, par exemple, le présent n’est jamais possible (quel que soit le temps de la principale). À partir de là, on peut ainsi établir, pour chaque conjonction, un tableau des concordances possibles et impossibles.

D’autres critères formels ont été proposés comme, par exemple, la possibilité de certaines conjonctions, dans la subordination au subjonctif, d’être remplacées par un infinitif précédé par la préposition de ou à : au lieu qu’il parte, au lieu de partir, de façon qu’il parte, de façon à partir ou par un infinitif seul : sans qu’il sache, sans savoir. Un autre critère à retenir est que certaines conjonctions permettent la juxtaposition de la circonstancielle et d’un énoncé illocutoire de type (Puisqu’il t’ennuie, quitte-le !). Certains circonstancielles permettent l’ellipse du verbe comme par exemple :

‘46. Il est courageux, quoique timide.’

Mais le critère le plus intéressant à citer est celui qui fait rapprocher les propositions circonstancielles des compléments circonstanciels et des certains adverbes dans la mesure où les circonstancielles ont une relative indépendance par rapport à la principale. La négation est, pour les auteurs, une opération importante qui permet de faire ressortir les sens différents de ces circonstancielles. De ce fait, ils distinguent trois types de circonstancielles selon le critère du déplacement 9 :

(1) Si le déplacement est possible, et si le sens ne change pas (ou très peu), que la subordonnée soit placée avant ou après la principale, on dira que la circonstancielle est de type « circonstant » (il ne parlera pas puisqu’on ne le lui demande ; Puisqu’on ne le lui demande, il ne parlera pas). Les conjonctions concernées sont : alors que, avant que, bien que, puisque

(2) Si le déplacement est impossible, on dira que la circonstancielle est de type « adverbe » (il ne travaille pas autant qu’il le dit ; * autant qu’il le dit il ne travaille pas). Ceci concerne les conjonctions : autant que, au point que + subjonctif, de sorte que, plus que, etc.

(3) Si le déplacement est possible mais entraîne une différence de sens, on dira que la circonstancielle est ambiguë, à la fois adverbe et circonstant. Ainsi (il ne travaille pas parce qu’on le lui demande) a deux sens, alors que « parce qu’on le lui demande, il ne travaille pas » n’en a qu’un. Les conjonctions qui introduisent une telle circonstancielle sont : afin que, ainsi que,…

Pour conclure sur ce travail, nous constatons que les grammairiens linguistes commencent à donner de l’importance au problème du circonstant dans leur travail. Les critères utilisés jusqu’alors restent les mêmes, il est vrai, mais l’avantage est qu’un nouvel essai de catégorisation et de systématisation des compléments commence à voir le jour. Nous avons pu constater jusqu’ici que d’un manuel à l’autre, il y a un nouveau regard sur le problème. L’opposition complément essentiel/complément non essentiel de Wagner et Pinchon, la tendance de la plupart à opposer les propositions circonstancielles aux simples compléments circonstanciels ainsi que la création d’une catégorie des circonstants qui prend en charge le sujet parlant dans le mécanisme de leur interprétation (Cf., M. Arrivé et al.) constituent des progrès sensibles dans ce domaine.

Nous constatons à cet égard que les années quatre-vingt et le début des années quatre vingt-dix ont été marqués par des travaux qui portaient spécialement sur le problème du circonstant 10 et il y en a de même qui ne cessent de paraître jusqu’à nos jours. Dès lors, la problématique du circonstant est remise en cause et il y a toute une gamme de tentatives d’explication par différentes approches et théories linguistiques. C’est justement dans ce contexte scientifique que s’inscrit le travail de Pierre Le Goffic qui a fait paraître son ouvrage intitulé : Grammaire de la phrase française.

C’est un ouvrage destiné aussi bien aux étudiants en lettres et en linguistique qu’aux intéressés du grand public. Il semble avoir un but ultime de rendre les questions linguistiques à la portée de tous pour présenter une meilleure information sur la langue. Il est donc utile de donner un aperçu général sur le problème du circonstant dans cet ouvrage.

Notes
1.

 Michel Arrivé et al, La Grammaire d’aujourd’hui : Guide alphabétique de linguistique française, Paris, Flammarion, 1986, pp. 100-101.

2.

Ibid., pp. 101-102.

3.

Ce qui, de nouveau, n’est pas le cas avec les autres fonctions majeures de la phrase comme celle du sujet, d’objet, d’attribut, etc. qui ont une définition beaucoup plus claire et un statut linguistique beaucoup plus stable.

4.

M. Arrivé et al, 1986, p. 49.

5.

Ibid., p. 114.

6.

Ibid., p. 104.

7.

Ibid., p. 105-106.

8.

Par un souci de précision aussi, les auteurs font remarquer à propos de la proposition participe que bien qu’elle exprime des valeurs circonstancielles, elle se distingue de la vraie circonstancielle par l’absence de tout terme de subordination : c’est son mode seul qui indique son statut. Malgré l’effet de concision que ces propositions présentent, les auteurs veulent les exclure des circonstancielles quand elles ont un sujet semblable car dans (Pierre étant parti, il décida de manger), la proposition participe peut simultanément être interprétée avec une valeur temporelle, causale, consécutive ou concessive. Voir p. 107.

9.

Cf. M. Arrivé et al, p. 109.

10.

Cf. La bibliographie.