5. La Grammaire Méthodique du Français de M. Riegel et al et les circonstants scéniques / rhématiques 

C’est l’un des ouvrages les plus importants qui étudient la grammaire tout en s’inspirant des recherches récentes en linguistique. Ces types de grammaires ne se contentent pas seulement, comme nous venons de le souligner, d’un traitement traditionnel du problème, mais elles essaient de démontrer à tout moment le risque d’un traitement partiel limité aux appréciations sémantiques du locuteur, comme c’est bien le cas pour les complément circonstanciels.

Les auteurs visent à introduire plus d’un champ de la linguistique dans leur traitement pour pouvoir cerner et expliquer le problème. Contrairement à la tradition classique qui méconnaît le plus souvent le statut du complément circonstanciel en tant que fonction dans la phrase, les auteurs soulignent explicitement sa présence effective sur la liste des fonctions primaires dans la phrase :

‘«On considérera ici que, contrairement au sujet et au complément circonstanciel, les compléments dits d’objet et les attributs sont des constituants du groupe verbal caractérisés par leur dépendance syntaxique par rapport au verbe […] Il en va tout autrement des fonctions « primaires » de sujet et de complément circonstanciel qui, d’un point de vue syntaxique, sont des constituants immédiats de la phrase » 1 . ’

Le complément circonstanciel est donc sur le même plan que les autres constituants immédiats de la phrase comme le sujet, par exemple. Mais celui-ci ne pose pas de problèmes quant à son identification. Le complément circonstanciel exige une batterie de tests qui soient capables de le cerner et de le définir. Selon les auteurs, le complément circonstanciel se distingue des autres constituants immédiats de la phrase par trois propriétés formelles : il est facultatif, se démultiplie librement et reste mobile dans la limite de la phrase entière 2 .

Il ne faut cependant pas prendre ces critères au pied de la lettre, mais il faut nuancer la démarche. Du fait qu’il peut y avoir d’autres constituants qui sont, eux aussi, facultatifs dans la construction de la phrase comme certains groupes adjectivaux épithètes, les appositions, les constructions dites « absolues » et une grande majorité des compléments des verbes transitifs directs et indirects, les auteurs considèrent que ce caractère ne peut être retenu pour discriminer le complément circonstanciel. La deuxième propriété, celle de la possibilité de démultiplication, connaît, elle aussi, certaines restrictions puisqu’elle ne peut distinguer le complément circonstanciel du groupe nominal sujet :

‘63. * L’été a été pluvieux, cette année, a démenti les prévisions de la météo.’

Les auteurs n’admettent donc que la dernière propriété « la mobilité » qui permet d’identifier le complément circonstanciel. C’est une caractéristique discriminatoire qui le distingue des autres types de compléments. Il s’ensuit que le circonstanciel :

A. ne se coordonne pas avec un complément de verbe :

‘64. * Il travaille le bois et le soir.’

B. n’étant pas un complément du verbe, il n’est pas dislocable ni repris par un pronom personnel.

C. n’est pas soumis aux restrictions sélectionnelles que le verbe impose à ses actants (sujet et compléments).Dans la phrase :

‘65. Luc est arrivé à Paris à midi, ’

le circonstanciel à midi, contrairement à l’objet indirect à Paris, caractérise tout le reste de la phrase, c’est-à-dire l’arrivée de Luc à Paris. L’application de ces critères a permis aux auteurs d’identifier sur les murs comme complément du verbe dans :

‘66. Il est défendu d’écrire sur les murs.’

Mais comme complément circonstanciel sur cette table :

‘67. Balzac a écrit Le Père Goriot sur cette table.’

Cela permet aussi d’identifier l’ambiguïté de la phrase 3 :

‘68. Les militaires rebelles se sont rendus en Argentine,’

en Argentine peut s’interpréter comme : « Les militaires sont allés en Argentine » ou comme complément circonstanciel ayant le sens de : « Les militaires ont déposé les armes en Argentine ». Cette ambiguïté peut être levée si en Argentine est antéposé :

‘69. En Argentine, les militaires se sont rendus.’

Il est pertinent de souligner ici que la démarche traditionnelle d’identifier les compléments circonstanciels par le seul critère de l’appréciation sémantique du sujet parlant est largement critiquée par les auteurs. Malgré cela, il semble qu’il soit fort difficile de s’en passer carrément car les catégories du temps et du lieu sont relativement importantes pour donner de la validité à l’énoncé. Viennent ensuite les catégories de cause, de but, de moyen ou d’instrument, de manière, de condition, d’opposition, d’accompagnement et de point de vue. C’est donc le piège dans lequel les grammaires traditionnelles se trouvent impliquées lors de la définition du complément circonstanciel.

Par l’application du seul critère sémantique, il n’est pas possible de distinguer un complément de verbe et un complément de phrase. On a toujours besoin d’un critère formel à côté du critère sémantique. Ainsi devient-il difficile de distinguer entre le complément à l’école comme un complément circonstanciel ou comme un complément indirect dans les deux phrases suivantes du fait que toutes les deux acceptent la question en Où ? 4  :

‘70. Cet enfant va à l’école.’ ‘71. Cet enfant travaille bien à l’école.’

Un autre inconvénient de l’application d’un critère uniquement basé sur le sens est que les compléments directs - dits de « mesure » et de « prix »- de mesurer, peser, valoir, coûter, etc. qui sont pourtant appelés par le sens du verbe dont ils complètent le schéma actanciel sont aussi appelés des compléments circonstanciels. D’autres compléments qui sont sémantiquement locatifs de verbes tels que regagner, s’en aller, s’éloigner ainsi que certains compléments de nom peuvent avoir le même statut :

‘72. Il regagne Paris / va à Paris…’ ‘73. Un voyage de deux jours (temps), le déjeuner sur l’herbe (lieu),…’

Pour conclure sur ce point, les auteurs laissent ouverte la question de la définition de la notion de la circonstance et se contentent de distinguer quelques catégories qui sont traditionnellement mentionnées : temps, lieu, cause, manière, etc. Malgré ces réserves vis-à-vis de ce critère sémantique, il faut tout de même le mettre en œuvre avec le critère formel. Ils font ensuite appel à un autre critère qui joue au niveau de la structure communicative des énoncés : le complément circonstanciel se trouve assigné par deux fonctions bien définies suivant la place qu’il occupe dans la phrase :

‘«- Les circonstants à fonction scénique qui participent à la mise en place préalable du cadre de circonstances où se situe le reste de la phrase. Ce cadre peut être conçu comme un ensemble de dimensions ouvertes qui, selon les besoins de la communication, peuvent demeurer implicites ou être saturées par des compléments circonstanciels. ’ ‘- Les circonstants à fonction rhématique qui jouent le rôle de propos par rapport au thème que constitue le reste de la phrase » 5 . ’

Ainsi le circonstant de temps en août, s’intègre-t-il différemment dans les deux phrases suivantes :

‘74. En août, les jours commencent à raccourcir.’ ‘75. Les jours commencent à raccourcir en août.

Dans (74), le circonstant est en position thématique et représente le cadre général de la phrase dans lequel se situe l’information véhiculée par le reste. Il reste hors du champ de la négation totale de la phrase et ne se prête pas à l’extraction par c’est…que. Il ne sert pas de réponse à la question (76) :

‘76. Quand les jours commencent-ils à raccourcir ?’

Dans (75), au contraire, ni pause ni virgule ne séparent du reste de la phrase le circonstant postposé au verbe ou placé en fin de phrase. Il constitue le propos de l’énoncé et peut servir d’une réponse possible à la question (76). Il accepte aussi l’extraction du type (74) → (77) :

‘77. Les jours ne commencent pas à raccourcir en août = Les jours commencent à raccourcir, mais pas en août.’ ‘(C’est en août / ce n’est pas en août que les jours commencent à raccourcir).’

Dans la typologie qu’ils consacrent à la phrase complexe, les auteurs contestent la possibilité du parallélisme qui peut être établi entre les propositions subordonnées et les constituants simples de la phrase à savoir : les relatives sont considérées comme des adjectifs qualificatifs épithètes, les complétives, les infinitives et les interrogatives comme un GN, les circonstancielles comme des propositions adverbiales apportant le même type d’information et jouissant de la même mobilité que les adverbes ou les syntagmes prépositionnels compléments de phrase 6 .

Il vaut mieux donc proposer des critères pertinents et opératoires qui puissent embrasser toutes sortes de subordination sans pour autant causer des problèmes d’identification ni de chevauchement. Pour ce faire, les auteurs proposent deux critères dont l’un est formel, l’autre sémantique qui pourrait être valable pour toute sorte de subordination :

‘«- Les particularités syntaxiques qui distinguent les différents types de subordonnées et qui font, par exemple, qu’une relative n’est pas mobile (alors que les circonstancielles et la plupart des principales le sont), ne peut être extraite par c’est…que (contrairement à beaucoup d’autres types de subordonnées) et ne peut constituer la réponse à une question (propriété commune aux complétives et aux circonstancielles […]).’ ‘- L’interprétation sémantique des propositions subordonnées, en particulier leur valeur de vérité et leur statut énonciatif : ainsi savoir présuppose la vérité de la complétive objet ; les conditionnelles irréelles sont explicitement présentées comme fausses ; les relatives appositives ont le statut d’une énonciation parenthétique greffée sur l’acte d’énonciation de la principale, etc. » 7 .’

Dans le chapitre entièrement consacré aux circonstancielles, les auteurs font un parallélisme structural entre les propositions subordonnées et les constituants simples de la phrase. Mais cette définition simpliste est vite contestée puisque, selon eux, la théorie selon laquelle une conjonction introduisant une circonstancielle correspond à Prép. + que, sans être totalement fausse, n’est qu’approximative. En plus, ce système de parallélisme est incomplet :

‘« […] à quelles prépositions peuvent correspondre puisque, bien que, de sorte que ? Et il existe des conjonctions circonstancielles, et non des moindres, qui apparaissent indécomposables : quand, comme, et si » 8 . ’

Le critère syntaxique fondamental destiné à identifier les compléments circonstanciels est directement lié à un autre type de fonctionnement des circonstancielles sur le plan de la structure communicative de l’énoncé en thème / rhème, la circonstancielle en position initiale est très souvent thématique. Ce critère permet en plus de répartir les circonstancielles en deux ensembles, celles qui acceptent le déplacement et celles qui ne l’acceptent pas:

‘«La mobilité est une des caractéristiques essentielles du complément circonstanciel dans la phrase simple. C’est aussi une caractéristique de certaines subordonnées circonstancielles, par exemple des temporelles (quand), des causales (parce que), des finales (pour que), et des concessives (bien que) ; on peut toutefois remarquer que certaines d’entre elles (causales introduites par puisque, conditionnelles introduites par (si) sont généralement antéposées. D’autres ne sont pas mobiles du tout (consécutives et certaines comparatives)» 9 . ’

Malgré la relative correspondance structurale qui peut être remarquée entre les circonstancielles et les compléments circonstanciels, il n’y a presque rien sur le domaine sémantique. Là encore, ce parallélisme est incomplet : la condition, la concession et la conséquence ne peuvent qu’exceptionnellement être exprimées par des groupes prépositionnels. La proposition de lieu, qui est assez rare, est exprimée en fait par une relative substantivée et non par une conjonction.

Pour s’en sortir, les auteurs adoptent une solution formelle qui prend en compte, et malgré les imprécisions qu’elle pourrait provoquer, la distinction des constituants sur une base sémantique. Voici de nouveau constituée la même perspective évoquée au sujet des compléments circonstanciels:

‘«Mieux vaudrait s’appuyer sur quelques critères formels, par exemple la mobilité, l’emploi des modes (indicatif ou subjonctif), ou encore la possibilité de substitutions (propositions participiales, gérondifs). On perdra en précision, souvent illusoire, sur les valeurs logiques. Mais on parviendra quand même à quelques fonctions sémantiques fondamentales qui justifieront de façon moins fine, mais plus sûre, les regroupements effectués » 10 . ’

Ce critère qui englobe les deux domaines sémantique et syntaxique peut permettre de répartir l’ensemble des propositions circonstancielles en trois grands ensembles : les circonstancielles décrivant une situation, les circonstancielles décrivant une perspective et les circonstancielles dans le système des corrélatifs. D’abord les circonstancielles qui décrivent une situation. Ce groupe englobe certaines subordonnées conjonctives qui sont mobiles dans la phrase comme par exemple, une partie des temporellesquand, pendant que ainsi que des causales : parce que, puisque et des conditionnelles :si. Il s’agit donc des circonstancielles qui définissent la situation dans lequel peut se produire tout l’énoncé.

Le deuxième ensemble des circonstancielles est celui des circonstancielles qui décrivent une perspective. Il s’agit justement des propositions circonstancielles mobiles qui sont au subjonctif et qui ne peuvent se voir substituer des propositions participiales ni des gérondifs du type : avant que, afin que, pourvu que, non que, bien que 11 . Le dernier groupe de ces circonstancielles est celui des circonstancielles qui expriment un système corrélatif. Elles prennent le nom des circonstancielles mais dans un sens très large (le sens des constituants qu’on ne sait pas où classer). Elles ne sont d’ailleurs ni des compléments de phrase ni des propositions coordonnées. Leur statut est à étudier à part des vraies circonstancielles :

‘78. J’ai agi comme tu l’aurais fait à ma place.’ ‘79. Cet homme parle plus vite qu’il ne pense.’

On peut y mettre aussi les propositions qui expriment un système consécutif du type :

‘80. Il était trop intelligent pour qu’on ne se soit pas méfié de lui.’ ‘81. Elle a tant d’amoureux qu’elle ne sait lequel prendre.’

On peut dire enfin qu’à la lecture de cet ouvrage, il s’est avéré évident qu’il y a une forte remise en cause des critères communément utilisés dans la définition du complément circonstanciel à tel point que les auteurs n’ont retenu que celui de la mobilité. Comme ce critère est pour eux fondamental, il a quelques retombées sur la construction de la phrase contenant un circonstant, il la divise en thème / propos. Il permet aussi d’introduire des interprétations différentes de la phrase 12 ce qui a aussi des effets dans la classification des subordonnées circonstancielles.

Nous pouvons dire à propos de cette grammaire qu’elle a pu justifier le choix du critère de la mobilité comme étant fondamental pour la caractérisation du complément circonstanciel, ce qui laisse entendre que, dans le domaine du circonstant, tout est possible à condition qu’on donne une justification illustrée de son point de vue. La preuve en est que nous avons déjà constaté que les auteurs de La grammaire d’aujourd’hui ont contesté ce critère qui se trouve ici privilégié. Ce qui nous conduit de même à dire que le domaine de la recherche sur le circonstant reste encore vaste à contourner et demande encore plus de travail et de recherche approfondie.

Notes
1.

M. Riegel et al, Grammaire méthodique du français, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, pp. 128-129.

2.

Ibid., p. 140, § 4.5.7.

3.

Cf. M. Riegel et al, 1994, p. 141.

4.

Ibid., p. 145.

5.

Ibid., pp. 143-144.

6.

Ibid., p. 467.

7.

Ibid., p. 477.

8.

Ibid., p. 503.

9.

Ibid., p. 504.

10.

Ibid., p. 505.

11.

Ibid., p. 511.

12.

Voir supra.