7. La Grammaire Critique du français de Marc Wilmet et le schéma graduel des compléments autour du verbe 

Comme l’indique le titre de l’ouvrage, il s’agit d’une étude critique des différentes approches grammaticales qui ont ou n’ont pas de perspective théorique définie. Au terme de son analyse critique, l’auteur s’efforce toujours de donner un point de vue personnel ou un traitement qui peut dans la plupart des cas établir une correspondance ou un rapprochement entre les différents points de vue pour situer l’analyse dans une perspective linguistique pertinente qui peut servir comme matière de réflexion à tous ceux qui cherchent à mieux connaître les mystères de la langue.

En ce qui concerne le problème du complément circonstanciel, nous allons suivre l’auteur dans son analyse critique des grammaires pour arriver enfin à exposer sa propre approche et savoir dans quelle perspective linguistique elle s’inscrit. Tout d’abord, il faut constater un fait assez remarquable, c’est qu’à la différence de plusieurs méthodes d’analyse comme celle suivie par Pierre Le Goffic par exemple, qui utilise la « phrase » comme cadre de son travail, Wilmet prend l’énoncé comme cadre de son analyse, ce qui l’aidera, comme nous allons le voir, à proposer une typologie graduelle des différents compléments dans l’énoncé selon le degré de leur cohésion avec le verbe constructeur de l’énoncé qui serait plus ou moins identique à celle de D. Denis et A. Sancier-Château (1994).

L’auteur commence par un essai d’identification de l’ensemble des compléments qui se trouvent autour du verbe et étudie les critères traditionnellement utilisés en la matière par les grammairiens comme : la pronominalisation, la passivation et la dislocation 1 . Pour la pronominalisation, elle permet de dissocier :

‘95. Le boulanger pétrit le pain Le boulanger le pétrit (objet premier) ’

de

‘96. Le boulanger pétrit la nuit * Le boulanger la pétrit.’

La passivation permet aussi de distinguer :

‘97. Le boulanger pétrit le pain Le pain est pétri par le boulanger (objet premier)’

et

‘98. Le boulanger pétrit la nuit  *La nuit est pétrie par le boulanger (circonstanciel)’

Mais ce critère n’est pas infaillible puisqu’il ne prend pas en considération des constructions qui n’admettent pas la passivation tout en n’étant pas des compléments circonstanciels :

‘99. Sidonie perd la mémoire * La mémoire est perdue par Sidonie.’

Quant au critère de la dislocation, il permet beaucoup plus facilement :

‘100. La nuit, le boulanger pétrit (circonstanciel) ’

que

‘101. ?? Le pain, le boulanger pétrit (objet premier).’

Ces critères peuvent alors fonctionner pour distinguer les différentes sortes de compléments, mais, malheureusement, ce n’est pas toujours le cas car, à un moment donné, on arrive à les rejeter d’emblée et à chercher d’autres critères plus sûrs et plus opératoires qui peuvent expliciter le problème surtout quand les cas de chevauchement et d’ambiguïté s’installent. Pour cela, l’auteur a donné cet exemple d’imprécision, à savoir le cas des compléments du verbe « coûter » :

‘« Le questionnement et la pronominalisation vont dans le sens de l’objet premier : Que coûte ce livre ? et Ce livre les coûte. La passivation va dans le sens du circonstanciel : * Cent francs sont coûtés / Des larmes sont coûtées par ce livre (mais, contre-exemple : Dix kilomètres ont été courus en une demi-heure). La dislocation a un pied dans chaque camp :
? Cent francs / des larmes, ce livre coûte (focalisation recevable, quoique d’allure familière) » 2 . ’

Quant au problème de la distinction entre un complément circonstanciel et un complément d’objet second, Wilmet (Voir p. 484.) souligne qu’il y a une divergence apparente entre les grammairiens sur ce sujet. D’une manière arbitraire, certains auteurs donnent bizarrement l’appellation de compléments de verbes transitifs indirects aux compléments des verbes dépendre de, dériver de mais celle de compléments circonstanciels aux compléments des verbes intransitifs comme céder de, provenir de.

Certains autres donnent l’appellation de compléments locatifs aux compléments des verbes aller, habiter en les situant au même niveau que les compléments avec plaire / penser à. Certains autres enfin constatent que les compléments d’objet constituent les actants obligatoires du verbe puisqu’il y a souvent un rapport de dépendance sémantique avec le verbe. Ils ne sont là justement que pour compléter son sémantisme. On a donc affaire à un critère sémantique décisif.

Pour ces auteurs, de même que le verbe (obéir) implique un second actant auquel le premier conforme sa conduite, le procès dénoté par le verbe de mouvement (parvenir) suppose un point d’aboutissement :

‘102. Il est parvenu au / jusqu’au sommet.’

Quant aux critères proposés pour résoudre ce problème, Wilmet  (p. 485.) les résume en signalant que les circonstanciels pressentis ne commutent pas avec des pronoms personnels clitiques, comme par exemple :

‘103. Pierre parle à Sidonie  Pierre lui parle. La robe va à Marie La robe lui va.’

Symétriquement, les circonstanciels devraient être remplacés par des adverbes reconnus :

‘104. Pierre va (habite) à Paris / arrive au sommet  Pierre va là-bas / arrive jusque- là.’

Mais il critique la position des grammairiens dans leur classement arbitraire des prépositions qui sont destinées à exprimer le complément d’objet second ou un complément circonstanciel. Les prépositions à et de sont les prépositions types des compléments indirects seconds et les prépositions en, sur, contre et les autres sont là pour exprimer un complément circonstanciel. Les cas de chevauchement se multiplient surtout avec l’existence de tout un éventail de catégories sémantiques des compléments circonstanciels largement ouvertes: à et avec commutent dans :

‘105. Mélanger le beurre À la pâte ; de et contre dans se protéger Du froid’

On a coutume alors de s’en sortir par une solution morphologique et sémantique pour dessiner les frontières entre un complément circonstanciel et un complément indirect second. Le complément circonstanciel peut être distingué par le recours à la sémantique, c’est-à-dire aux catégories de la circonstance : temps, lieu, manière, etc., ainsi que par le recours éventuel à la morphologie des constituants du fait que le constituant qui exprime un complément circonstanciel est capable de commuter avec des adverbes.Quant aux objets seconds, ils sont normalement appelés par le verbe et complètent sa valence. Ils constituent alors le troisième actant au profit ou au détriment duquel se fait l’action. Ils sont simplement reconnus par le recours à la clitisation :

‘106. Je parle à Paul Je lui parle. Mais, Je vais à Paris J’y vais.’

À ce titre, les compléments d’objet indirect complètent le sémantisme verbal et sont toujours appelés par le verbe alors que les circonstanciels donnent les circonstances du procès exprimé par lui. Pour résumer encore plus le problème, Wilmet (p. 495., § 606) propose de :

A. tailler un bloc de compléments du noyau verbal ou compléments nucléaires.

B. ventiler les compléments nucléaires en objets et en circonstanciels.

C. graduer les circonstanciels non nucléaires au fur et à mesure qu’ils s’éloignent du noyau verbal en direction de la périphérie.

Il souligne l’accessibilité du premier critère, l’incertitude du deuxième et la difficulté absolue du troisième. Pour lui, les objets premiers et les objets seconds sont indiscutablement nucléaires du fait qu’ils peuvent accepter la pronominalisation créant ainsi une certaine hiérarchie des compléments. Quant aux circonstanciels, ils sont éventuellement nucléaires.

Après ce passage en revue de l’essentiel du problème du complément circonstanciel tel qu’il a été posé dans les grammaires, Wilmet essaie de se forger une issue claire pour proposer une solution dans le cadre d’une théorie linguistique qui puisse garantir toutes les propositions. Il s’agit donc, à nouveau, de la théorie guillaumienne de l’incidence dont il justifie le choix ainsi :

‘« La théorie prévoit que les compléments d’objet ont leur incidence au verbe ([…] « incidence externe à un mot d’incidence externe »), les compléments circonstanciels leur incidence à une relation incluant avec le verbe plus ou moins d’éléments adventices. Le circonstanciel nucléaire serait dans cette perspective le complément obligatoire d’une relation intraverbale (…) » 3 . ’

On peut donc trouver des compléments circonstanciels parmi les compléments qui sont voués à compléter le sens du verbe et qui peuvent désormais être appelés des compléments essentiels. C’est ce qui a amené l’auteur à proposer une classification en étages des compléments qui se trouvent autour du verbe dont la typologie se présente comme ce qui suit :

(1) Compléments non adverbiaux non circonstanciels, qui peuvent englober les mots incidents à un mot d’incidence externe (objet premier, objet second, complément proprement dit de l’adjectif et de l’adverbe : dur à cuire, facile à séduire,…)

(2) Compléments adverbiaux non circonstanciels c’est-à-dire les mots incidents à une relation phrastique secondaire :

‘Une aussi/si/très…jolie fille.’

(3) Compléments adverbiaux circonstanciels ou circonstanciels ‘tout court’ qui concernent les mots incidents à une relation phrastique impliquant ou pouvant impliquer un verbe.

Il y a donc plusieurs types de compléments dans la phrase qu’on peut répartir, au titre d’une simplification, en compléments des constituants et en compléments du verbe. Mais il est à ajouter que quand il s’agit du verbe, on doit évoquer les différents critères d’identification pour chaque type de complément comme la pronominalisation, la passivation, et la dislocation pour les compléments d’objet et ces mêmes critères avec le critère sémantico-logique pour un circonstant. Nous rappelons donc son schéma étagé pour l’ensemble des compléments dans la phrase (Cf. p. 491.) :

Avec le principe logique de la prédication qui constitue l’essentiel de la théorie de l’incidence, les circonstanciels sont aussi divisés comme suit (cf. p. 524. § 64) :

(1) Circonstanciels intra-prédicatif s qui font partie du prédicat comme les opérateurs de négation pleines ou restrictives (ne…pas, ne…que), certains adverbes aspectuels et quelques adverbes de manière qui caractérisent cette relation :

‘107. Arthur travaille de mieux en mieux / se lève tôt / dîne tard / ne chante pas dans le micro (= Arthur chante mais pas dans le micro) # « Arthur ne chante pas »’

(2) Circonstanciels extra-prédicatif s qui ont la facilité de se poster en tête de la phrase. Les circonstanciels de temps et de lieu sont l’exemple type de ce genre de compléments : Pour l’exemple : Pierre chante dans le micro, « dans le micro » est un complément circonstanciel intra-prédicatif puisque : Pierre chante dans le micro ne sera jamais compatible avec une apposition (Pierre n’est pas dans le micro) mais dans : Noémie ouvrit la porte avec une clef, il s’agit d’un complément circonstanciel, alors que :

‘108. Noémie ouvrit la porte (avec) une fleur à la main,’

il s’agit d’une apposition au sujet.

(3) Circonstanciels transprédicatifs qui peuvent dire quelque chose soit sur l’énoncé formel, soit sur l’énonciation ou soit enfin sur la phrase. Chaque type de ces circonstanciels transprédicatifs peut comporter plusieurs sous-catégories sémantiques, mais il suffit de rappeler ici que les transprédicatifs de l’énoncé formel visent en principe à reformuler l’énoncé et dénoncent ou revendiquent toujours la responsabilité de l’énonciateur dans la formulation de son énoncé : en termes juridiques, médicalement parlant, en fait, autrement dit, en bref.

(4) Les transprédicatifs de l’énonciation apportent une information relative soit à la personne énonciative : confidentiellement, soit au repère énonciatif : maintenant, toujours, encore, déjà, soit enfin à la modalité énonciative : oui, non, certainement, selon moi, finalement.

(5) Viennent enfin les transprédicatifs de la phrase qui représentent bel et bien la catégorie habituellement connue sous le nom des compléments de phrase. Cette classe d’adverbes fait l’objet de plusieurs recherches et les critères qui sont destinés à les identifier peuvent diverger d’un auteur à l’autre. Ils sont répartis par Wilmet dans les groupes suivants (Cf. pp. 530-531, § 652) :

(a) Les hiérarchiseurs : d’abord, avant toute chose, primo, secundo, tertio

‘109. (p.ex. D’abord, je ne suis pas sourd. Secundo, je ne vous crois pas)…’

(b) Les équilibreurs : par contre, en revanche.

(c) Les alternatifs : soit, tantôt, d’une part…d’autre part.

(d) Les paradigmatisants : même, aussi, surtout, seulement.

(e) Les coordonnants (…) : et, ou, ni, mais, car, or, donc, néanmoins, toutefois.

Quant à la typologie générale des phrases complexes, Wilmet précise que :

‘« Une phrase P est complexe si et seulement si au moins une autre phrase (notée  ‘delta’) y remplit vis-à-vis d’un mot quelconque de la phrase matrice la fonction de sujet, de complément (du verbe, de l’adjectif, de l’adverbe), de caractérisant (du nom ou du pronom), d’attribut, d’apposition » 4 . ’

Son classement s’appuie principalement sur deux critères essentiels : d’abord la nature de l’enchâsseur (sous-phrases adjectivales, pronominales et conjonctionnelles) et ensuite, la fonction de l’enchâssé.

Pour les propositions circonstancielles, il fait remarquer (cf. pp.559-560.) que les grammaires gardent souvent les catégories de temps, cause, concession, conséquence, comparaison, addition, exception ou même parfois de manière et que le programme de ces subordonnées circonstancielles peut être transposé ou calqué typiquement sur les simples compléments circonstanciels, ce qui peut permettre de distinguer :

1. Les prédicatives qui se subdivisent en intra-prédicatives et en extra-prédicatives suivant qu’elles réagissent ou non à la négation. Par exemple : Pierre n’est pas parti sans que Marie le sache.

‘« Marie ne pouvait pas ignorer le départ de Pierre » (intra-prédicative)
« Marie ignorait tout du non-départ de Pierre » (extra-prédicative)’

2. Les transprédicatives qui sont simplement les sous phrases en si, puisque, que qui introduisent le plus souvent des circonstanciels d’énonciation. Ces propositions peuvent, par exemple, associer une modalité :

a. assertive : p. ex. Puisque/si sa voiture est au garage, Pierre n’a pas quitté la ville…

b. interrogative : Me croirez-vous si j’avoue ma faute ?…

c. injonctive : Sors, puisque/si je l’ordonne.

Nous constatons que Wilmet évoque trois critères syntaxico-sémantiques : la passivation, la dislocation et la pronominalisation. Il cherche une solution plus adéquate dans le cadre de la théorie de l’incidence de Gustave Guillaume qui lui a inspiré le classement des compléments en adverbiaux et en non adverbiaux. Les circonstanciels constituent une sous-classe des adverbiaux car il peut y avoir des adverbiaux qui sont utilisés, soit comme des compléments de nom, soit comme des compléments d’adjectif : L’accident d’hier , Il était gentil avec son adversaire. Les vrais circonstanciels sont donc ceux qui contractent des rapports spécifiques avec le verbe qui est habituellement considéré comme le noyau de la phrase.

L’approche de Wilmet a donc le mérite de mettre l’accent sur la pluralité des catégories qui peuvent être dégagées de l’ensemble des compléments du verbe, ce qui pourrait faciliter une tentative de classification sur des critères linguistiques. Il semble que le principe de l’incidence qu’il a emprunté à la théorie linguistique de Guillaume pour expliquer la différence entre un complément d’objet et un complément circonstanciel a pu donner des vrais résultats et il pourrait même donner des résultats semblables si l’on procède à une classification de l’ensemble des circonstanciels.

Un autre constat pour conclure sur ce travail, c’est que le principe logique de la prédication peut jouer aussi un rôle prépondérant dans l’identification des fonctions des constituants dans la phrase, ce qui a permis à répartir les circonstanciels en circonstanciels prédicatifs (intraprédicatifs et extraprédicatifs) et en circonstanciels transprédicatifs. Cette démarche pourrait évoquer dans sa totalité une remise en question de toutes les fonctions dans la phrase.

Notes
1.

Cf. Marc Wilmet, Grammaire critique du français, Bruxelles, Duculot, 1997, p. 482, § 601.

2.

Ibid., p. 482, § 601.

3.

Ibid., p. 490, rem.3.

4.

Ibid., p. 539, § 666.