2.3. À la recherche d’une solution formelle : la théorie du gouvernement et liage.

Le premier volet de la question se trouve donc résolu, il reste alors le deuxième. Il s’agit de l’approche formelle afin de répondre à l’ambition déclarée par l’auteur de donner une définition positive du complément circonstanciel. C’est à partir de la théorie x-barre qui constitue la base fondamentale de la théorie du gouvernement et de liage de N. Chomsky que l’auteur va développer sa démarche. Gosselin a réduit son analyse à un type particulier des compléments circonstanciels. Il s’agit de l’ensemble des groupes prépositionnels ainsi que des subordonnées circonstancielles qui seront considérées pour lui comme des simples groupes prépositionnels à fonction de complément circonstanciel. Elles seront donc engendrées sous le nœud Gprep dans une configuration arborescente de la phrase (Cf. p. 327.) :

Cette hypothèse a pour résultat d’expliquer la possibilité du clivage de ces subordonnées circonstancielles. À propos des syntagmes tels que la nuit dans : Pierre travaille la nuit, Gosselin constate que ce syntagme fonctionne comme un Gprep « détaché » et non comme un N’’ ayant subi la dislocation-gauche du type :

‘120. *La nuit, il la travaille.’

De ce qui précède, l’auteur formule un test consacré à l’identification des Gprep selon lequel un Gprep ne peut être extrait d’un autre Gprep par transformation 1 . Ce que le confirment les exemples suivants :

‘121. Je viendrai le jour du médecin’ ‘122. Tu viendras le jour du médecin ?’ ‘123. *De qui viendras-tu le jour ?’ ‘124. Le jour de qui viendras-tu ?’

Ainsi le Gprep « de qui » bien qu’il semble être contenu dans un N’’ pourrait en être extrait facilement de la façon suivante :

‘125. J’ai vu le chien de Marie.’ ‘126. De qui as-tu vu le chien ? ’

Quant aux positions qu’ils occupent dans la phrase, les Gprep ont deux positions selon l’auteur : une position interne et une position externe. Dans le cas de la position interne, le complément est commandé par le verbe comme dans les cas des verbes tels que : se dérouler, passer, faire, etc. qui commandent soit un complément d’objet soit un complément circonstanciel.

Quant aux compléments détachés, ils seront engendrés selon le principe de Chomsky-adjonction selon lequel les Gprep détachés sont engendrés le plus bas possible dans l’arbre pour être facultativement déplacés plus haut 2 . Cette solution est plus adéquate que celle proposée dans les hypothèses classiques qui ne reconnaissent que deux positions de surface pour les compléments détachés : à droite ou à gauche du reste de la phrase. Or Gosselin conteste qu’on déplace un Gprep à l’intérieur de la phrase à partir de positions si élevées dans l’arbre. Les Gprep détachés sont interprétés comme sémantiquement liés à l’événement décrit par la phrase minimale. Ainsi naît une certaine relation prédicative entre le complément circonstanciel et la phrase où il figure, ce qui peut être transcrit par l’expression « a lieu » selon la théorie des relations thématiques développée par l’auteur qui distingue l’événement comme catégorie sur laquelle sont prédiqués les compléments circonstanciels 3 :

127. Dans la soirée, la grive est revenue à son nid.’ ‘128. Le fait que la grive est revenue à son nid a lieu dans la soirée 4 . ’

Pour Gosselin, la théorie x’’-barre est fondamentale dans la théorie du gouvernement et liage de Chomsky. Mais elle n’a pas été suffisamment commentée par son auteur. Elle témoigne de certaines lacunes théoriques qui pourraient bloquer son applicabilité. Selon cette théorie, toute structure syntaxique peut être conçue comme une projection maximale ou comme une catégorie majeure. Et toute projection maximale a nécessairement une tête lexicale. Selon Chomsky, la phrase a pour tête « Inflexion », qui est un ensemble de traits, de temps, et d’accord, ce qui est inadmissible pour Gosselin qui se demande :

‘« Comment concevoir qu’un ensemble de traits abstraits, composite, pourrait bénéficier du statut d’item lexical à part entière » 5 .

L’introduction de INFL sous S a pour résultat néfaste de bloquer toute relation de sous-catégorisation entre le N’’- sujet et le V’’. Ce qui enlève toutes restrictions sélectionnelles qui peuvent se produire entre le verbe et son sujet et peut permettre la production des phrases telles que :

‘129. L’iceberg mange du poulet rôti.’

Selon le fait que INFL est dépourvu de toute structure thématique, c’est donc le verbe ou le groupe verbal qui est responsable du θ-rôle du N’’-sujet. Ainsi « Jean » dans les deux exemples suivants est-il patient dans l’un et agent dans l’autre car les deux verbes recevoir et donner ont des structures thématiques différentes :

‘130. Jean reçoit une claque.’ ‘131. Jean donne une claque.’

À propos de PRO-sujet, la théorie de Chomsky le place plus haut dans la structure, ce qui conduit à l’extraire de la projection maximale x’’ et viole ainsi un principe central de cette théorie. Pour cela Gosselin, a proposé quelques ajustements théoriques sur ce point :

‘« […] une catégorie (+N) n’assigne pas de CAS oblique à droite (à ses compléments), mais qu’elle en assigne un à gauche (à son sujet éventuel). De même, une préposition assigne un cas oblique à droite, et un cas nominatif ( ?) à gauche, dans une structure du type : Marie a trouvé Gprep ((Pierre) en bonne santé) » 6 .’

Vu les lacunes de la théorie de Chomsky, Gosselin a adopté et remanié une théorie X’’’-barre de R. Jackendoff. Cette théorie est beaucoup plus globale et beaucoup plus opératoire du fait qu’elle présente un schéma de règles x’’’ qui vaut pour toutes les catégories sans exception. Elle propose aussi une même configuration structurale pour traiter la relation entre un verbe et son sujet, et la relation entre le dérivé nominal de ce verbe et son sujet.

Le statut de INFL ne sera plus adéquat dans cette théorie car le V sera désormais la tête de (S). Il vaudrait donc mieux introduire un constituant Aux’’’ sous un nœud (Spec, V) pour remplacer cette notion de Chomsky. La représentation formelle de la phrase en français serait donc la suivante 7  :

L’intérêt de la théorie de Jackecdoff réside dans le fait de reconnaître une position pour PRO qui n’est pas gouverné et qui reste à l’intérieur d’une projection maximale. Mais cette théorie est pourtant incapable de définir ou de proposer des nœuds supérieurs à V’’’, une chose qui est empiriquement nécessaire. Pour cela, Laurent Gosselin propose (cf. p. 425.), pour traiter ce défaut, de prendre V’’’ (S) pour tête d’une nouvelle projection maximale. Cela permet de traiter des phrases telles que : Mais malheureusement que P’’.

Il a pu donc trouver une place libre pour PRO dans la configuration générale de la phrase. Quant aux compléments, ils peuvent se rattacher dans le cadre de cette théorie soit sous X’, soit sous X’’, soit enfin sous X’’’. Pour les compléments détachés, ils seront rattachés à X’’’ par une procédure tardive d’insertion dans la structure linéaire de la phrase 8 . Ils seront alors engendrés sous V’’’ (S) ou sous S’’’, ce qui permet de distinguer deux positions différentes : celles qui sont en rapport avec le contenu sémantique du V’’’, et celles qui sont en rapport avec l’affirmation modalisée de ce contenu 9 . Les compléments circonstanciels sous (V’’’) sont à priori infinis alors que ceux sous S’’’ sont d’un nombre déterminé.

Pour résumer, nous pouvons dire que le travail de Gosselin a pour résultat de définir trois places pour le complément circonstanciel dans la phrase. Une position sous S’’’ (pour les circonstants qui portent sur l’énonciation), une position sous V’’’ (pour les circonstanciels détachés), et une position sous V’’ (pour les circonstants intégrés au groupe verbal, non détachés). Pour les groupes prépositionnels intégrés au groupe verbal et qui ne sont pas des compléments circonstanciels, ils seront placés sous V’. Conformément à la théorie sémantique des relations thématiques ou la théorie de l’ontologie sémiologique proposée par l’auteur, on peut distinguer aussi trois types de prédication différents dans la phrase :

‘132. Un circonstant dominé par S’’’ et prédiqué sur le Dire.’ ‘133. Un circonstant dominé par V’’’ et prédiqué sur l’Evénement.’ ‘134. Un circonstant dominé par V’’ et prédiqué sur le Faire (ou le subi).’
Notes
1.

Cf. L. Gosselin, 1985, p. 355.

2.

Ibid., p. 365.

3.

Selon la théorie des relations thématiques de Chomsky (θ-Theory) : Chaque argument reçoit un θ-rôle et un seul, et chaque rôle est assigné à un argument et un seul. Noam Chomsky cité par L. Gosselin, 1985, p. 408.

4.

Cf. Laurent Gosselin, 1985, p. 403.

5.

Ibid., p. 407.

6.

Ibid., p. 412.

7.

Cf. L. Gosselin, 1985, p. 418.

8.

Cf. L. Gosselin, 1985, p. 430.

9.

Ibid., p. 434.