3.2. Etude de la structure en tout(e) N

La contribution de Leeman à l’étude du circonstant consiste donc à identifier les différents types de rapports syntaxiques et sémantiques entre les différents constituants de la phrase à l’aide d’une étude empirique des différentes distributions de chaque constituant. Cela veut dire que les constituants sont identifiables et définissables les uns par rapport aux autres par un réseau de relations distributionnelles. Mais il faut préciser aussi que la théorie linguistique dont elle s’inspire et qui unit syntaxe et lexique, ne prend pas en compte l’interprétation du sens mais s’attache seulement « […] à déterminer comment la langue produit de l’ « information » par les relations qu’elle définit entre les unités » 1 .

Le sens est donc saisi après la mise en considération des formes des constituants. C’est là exactement que vient la tâche du linguiste « […] de déterminer les associations distributionnelles possibles afin de caractériser les paradigmes, puis de définir les ensembles syntaxiques paraphrastiques » 2 .

L’application des principes de cette théorie qui annonce la solidarité entre syntaxe et lexique sur un type particulier de complément de manière du type en (toute) N a révélé un certain nombre de choses :

(1) L’étude de la distribution de la préposition en avec les moyens de déplacement, les parties du corps, les noms de qualité, les verbes construits avec en type de se répandre en, voler en, etc., ainsi que les noms de sentiments a fait montrer que la préposition en a, en général, un rapport non avec ce qui est naturel mais avec ce qui est construit : on dit facilement : à pied, à genoux, à cheval, mais on ne dit pas : *en yeux, *en oreilles, *en nez alors qu’on peut dire en vélo, en voiture, en train mais non pas à train, à voiture, etc. 3 .

Ce mécanisme dénote dans la plupart des cas le résultat d’une opération :

‘« en sueur se dit d’un corps couvert d’une sueur anormalement abondante sous l ‘effet d’un effort physique, de la chaleur ou de la maladie, et en larmes lorsque les larmes quittent leur logement naturel sous le coup d’une forte émotion » 4 .’

(2) Même constat pour les compléments des verbes en en : il s’agit là aussi d’un résultat d’une opération :

‘149. Luc aménage son garage en atelier (dans sa maison de campagne).
Ici (le garage devient un atelier : l’aménagement accompli, le garage est un atelier)’

Il est à signaler au passage que ces résultats ne sont pourtant ni définitifs ni tranchants, le sujet parlant a un rôle à jouer sur le degré de l’acceptabilité ou de la non acceptabilité de telle ou telle distribution. Les deux exemples suivants cités par l’auteur montrent bien l’hésitation du locuteur devant l’acceptabilité du complément en lui avec la construction d’un sentiment d’admiration, ce qui n’est pas le cas avec ce même complément dans la construction d’extase. Le deuxième exemple, au contraire, passe bien sans causer aucun problème :

‘150. Il y avait en lui un sentiment d’admiration ?? d’extase.’ ‘151. Il était en admiration, en extase devant le tableau.’

(3) Après l’étude du corpus sur le complément en tout (e) N, il s’est avéré que :

‘« […] le N est majoritairement féminin et que […] la présence d’un modificateur est exceptionnelle : l’emploi prototypique est donc bien en toute Nfém. » 5 . ’

D. Leeman fait remarquer aussi 6 que ce type de compléments n’accepte pas la commutation avec les autres compléments qui constituent avec lui la même catégorie :

‘152. Max a fait cela en toute camaraderie.
*camaradement
??avec camaraderie
*de manière camarade.’ ‘153. Max a fait cela en toute confiance
*confiamment
?avec confiance
?de manière confiante.’ ‘154. Il a agi ?? en toute abjection.
Abjectement /avec abjection/de manière abjecte.’

Quant au jeu de la paraphrase, un paramètre utilisé dans l’interprétation du circonstant, il n’est pas facile de le mettre en oeuvre pour ce genre de complément car il y a d’autres compléments qui sont de nature différente et qui acceptent la même paraphrase :

‘155. De manière visible, Paul était amoureux de Marie.’ ‘156. De manière tout à fait visible.’

Ces deux exemples peuvent être la paraphrase de :

‘157. Visiblement, Paul était amoureux de Marie.
- C’était visible
- Il était visible que.’

Selon l’auteur 7 , le paramètre de la position des compléments de ce genre n’est pas non plus un critère pour les identifier car bien que leur position privilégiée soit après le verbe, certains d’entre eux peuvent cependant avoir aussi bien des positions frontales, comme les compléments énonciatifs ou métadiscursifs comme les compléments du type franchement, en effet que des positions après le verbe :

‘158. Attentivement, Max lut la notice. (adv. de manière)’ ‘159. Max a en toute franchise répondu.’

Après l’étude distributionnelle de chaque constituant de ce complément, l’auteur a procédé à une étude des relations de ce complément avec l’énoncé où il figure. L’examen des occurrences du sujethumain ou non humain avec l’adjectif correspondant dérivé du nom qui forme le complément en tout (e) N, a permis de répartir l’ensemble de ces compléments en compléments qui caractérisent le sujet et en d’autres qui caractérisent le verbe. L’ensemble des compléments qui caractérisent le verbe appelle un sujet humain pour sa réalisation :

‘160. Léa garde sa mère en toute abnégation.’ ‘161. *La garde se fait en toute abnégation.’

Mais pour les différencier de l’ensemble des autres compléments qui caractérisent le sujet, il est souvent difficile de proposer une paraphrase qui rend compte du trait humain dans le sujet de la phrase où ils figurent :

‘162. *Des malversations se sont produites en toute impunité de la part du coupable.’

Le second ensemble de ces compléments est celui des compléments orientés vers le sujet. Ils appellent eux aussi un sujet humain, mais ils sont facilement paraphrasables avec l’adjectif correspondant au sujet :

‘163. Luc grimpe aux arbres en toute (rapidité + agilité)’ ‘164. Luc est (rapide + agile)’

Le deuxième paramètre à étudier dans la distribution de ce complément et ses relations avec l’énoncé, c’est le rapport avec le groupe verbal. Selon l’auteur (cf. p. 141.), celui-ci doit dénoter la notion du dynamisme pour qu’il soit pertinent avec le complément :

‘165. Luc travaille en toute sérénité.’

Mais ce paramètre est vite contesté par l’auteur du fait qu’il peut entraîner une ambiguïté :

‘166. Le piéton s’est fait écraser en toute sérénité.’

Cet exemple a donc un double sens où, soit en toute sérénité concerne le piéton, et dans ce cas la phrase décrit un suicide ; ou bien en toute sérénité concerne celui qui a écrasé le piéton, et il s’agit d’un assassinat 8 . Il est à noter aussi que ce complément est compatible avec les verbes qui n’expriment pas une action à condition qu’ils se réfèrent à un contexte spécifique et non pas à un contexte générique comme dans l’exemple suivant :

‘167. ?? Marie a reçu une gifle en toute sérénité.’ ‘168. Marie a reçu sa (gifle + médaille) en toute sérénité.’

Quant au rôle de tout (e) dans cette structure, il indique le degré d’excellence suprême de la manière dont est exprimé le complément. On ne dit pas :

‘169. *la voiture est toute rapide ’

mais on dit :

‘170. Le café est (tout) froid. ’

Tout (e) est donc compatible avec les adjectifs qui se réfèrent à des propriétés acquises sous l’effet des éléments extérieurs et non pas à des propriétés constitutives de l’objet en question 9 .

Notes
1.

D. Leeman, 1998, p. 87.

2.

Ibid.

3.

Ibid., pp. 95-96.

4.

Ibid., p. 97. C’est nous qui soulignons.

5.

Ibid., p. 127.

6.

Cf. D. Leeman, 1998, p. 129.

7.

Cf. D. Leeman, 1998, p. 131.

8.

Cf. D. Leeman, 1998, pp. 142-444.

9.

Ibid., pp. 157-159.