1.1.4. Les compléments sémiématiques

C’est la dernière des classes des compléments du nœud actanciel. Cette classe est fortement hétérogène au niveau sémantique ainsi qu’au niveau distributionnel. Chaque complément semble lié à un verbe particulier ou à un groupe de verbes et tout essai de changement ou de permutation traduira soit des modifications du sens soit des incompatibilités.

Le comportement de l’adverbe « lourdement », par exemple, n’est pas le même dans les trois phrases suivantes :

‘250. Jules chargeait lourdement la voiture.’ ‘251. * Le policier blessait lourdement le manifestant.’ ‘252. Marie décorait lourdement la chambre.’

La deuxième phrase présente manifestement une incompatibilité, mais dans la troisième, l’adverbe a changé d’interprétation : on peut constater que

‘« […] avec charger, il exprime une évaluation du poids, avec décorer un jugement sur l’esthétique de la décoration » 1 . ’

L’examen des traits sémantiques d’une série de verbes d’agression qui tantôt signifient une action physique agressive, tantôt un effet psychologique ressenti comme l’effet d’une agression de type : blesser, égratigner, écorcher, érafler, frapper, toucher,… et leurs compatibilités avec les compléments fait que :

‘ «  La variation de sens de ces compléments s’explique par le principe même qui préside à leur sélection ; l’interprétation du complément est en effet non seulement fonction de son sens propre, mais aussi de son insertion dans l’énoncé et, plus exactement, des traits auxquels il se rapporte» 2 .’

Cela peut être bien expliqué dans l’exemple des verbes toucher et frapper :

‘253. Il a touché Jean légèrement.
frappégravement.
* profondément.
* superficiellement

Mais ces deux derniers adverbes deviennent compatibles avec les verbes toucher et frapper dans un emploi homonymique où ils prennent le sens des compléments d’intensité:

‘254. Cela le touche profondément.’ ‘255. Ce fait ne l’a que superficiellement frappé.’

Rappelons que le verbe a ici un sens psychologique. Pour Melis, l’implication des actants est un des éléments les plus importants dans l’opération des sélections des compléments sémiématiques. Le sens ainsi que la forme grammaticale des actants peuvent jouer un rôle décisif dans le choix de ceux-ci :

‘256. Il emploie ce verbe transitivement.’ ‘257. * Il emploie la clef transitivement.’ ‘258. Il classe ses fiches en piles. ’ ‘259. *Il classe la fiche en piles.

Il faut comprendre donc que tous les actants, quel que soit le rôle syntaxique qu’ils jouent dans la phrase, doivent être impliqués sauf le cas où le sujet est l’agent du procès qui concerne les compléments d’attitude :

‘260. Le poème se développe harmonieusement.’ ‘261. La chaîne grandit majestueusement.’

On peut excepter les cas où le sujet joue en même temps le rôle de l’agent et du patient du procès comme dans l’exemple suivant :

‘262. Jean marche à toute allure.’

et aussi les cas où le sujet joue à lui seul l’agent du procès, les compléments sémiématiques se rapportent donc uniquement à l’objet :

‘263. Jean cuit les légumes en entier.’ ‘« Les compléments sémiématiques servent donc de caractérisants à un ensemble que l’on peut appeler sémième et qui comportent des actants et des traits de sens du verbe. Il est toutefois des cas où leur présence, modifiant les relations habituelles que crée le verbe, bloque l’apparition d’un actant :
Interrogé sur sa participation à l’action, il répondit négativement.
* Il répondit négativement qu’il n’y avait pas participé » 3 .’

La typologie des compléments sémiématiques s’étend à quatre grandes catégories : la première catégorie englobe les compléments dits qualitatifs ou qui caractérisent le procès et parfois son résultat :

‘264. Richelieu désirait abaisser définitivement les Habsbourg.’ ‘265. Madame écrit élégamment.’ ‘266. Les pièces de bois mesurent en moyenne vingt centimètres’

La deuxième catégorie comprend les compléments dits appréciatifs qui traduisent un jugement de valeur portant sur le procès ou sur le résultat :

‘267. Il dessine admirablement.’ ‘268. Le rosier encadre merveilleusement cette fenêtre. ’

La troisième catégorie concerne les compléments quantitatifs et comprend deux sous-classes : premièrement les compléments qui indiquent dans quelle mesure le procès est réalisé :

‘269. J’ai lu ce livre complètement, en partie,…

Deuxièmement, les compléments proprement quantitatifs tels que : énormément, beaucoup, etc.La quatrième et dernière catégorie est celle des compléments qui traduisent l’interprétation intensive ; ces compléments, qui possèdent en général d’autres sens, n’acquièrent cet effet que si leur sens propre ne peut être réalisé :

‘270. Il l’aime énormément.
éperdument
follement

Les compléments sémiématiques peuvent être rapprochés de certains compléments dits locatifs qui ont une structure essentielle à l’énoncé. Ils peuvent constituer tous les deux les éléments d’une même classe. Les locatifs concernés, outre leur caractère essentiel à l’énoncé, entrent sous la portée de la négation et servent à localiser certains éléments particuliers.

Les deux groupes de compléments peuvent se rapporter pareillement aux mêmes actants. Comme les compléments de manière, les locatifs caractérisent aussi les liens entre le verbe et les actants non agentifs et cela tant comme élément descriptif que comme élément quantitatif, limitant l’application du procès :

‘271. Il n’a pas pendu cette marine triste à côté du ravissant portrait d’Isabelle. ’ ‘272. Il le frappe au visage.’ ‘273. La robe a déteint sur le bras du fauteuil.’

On peut aussi remarquer que les particularités sémantiques du verbe déterminent le choix du complément ainsi que sa signification :

‘274. Le bouchon flotte sur les eaux tumultueuses. (ici le complément a une valeur positionnelle)’ ‘275. * Le bouchon flotte sur le gazon. ’

Un dernier point de convergence est que les locatifs et les compléments de manière peuvent s’exclure et peuvent aussi être coordonnés :

‘276. Il rentre à la maison par le chemin des écoliers.
par la gare.
’ ‘277. L’on ne mariait ses enfants qu’entre partis du même niveau, dans sa caste, dans son ordre, dans sa fortune, c’est-à-dire convenablement 4 .’

Après cette répartition quadripartite des compléments du nœud actanciel, il reste des sous-catégories apparentées qui ont des caractéristiques générales avec l’ensemble de ces compléments. Parmi celles-ci figure la catégorie du complément d’agent.

Melis avance des arguments qui prouvent que le complément d’agent peut avoir le statut d’un complément circonstanciel. La théorie de base pour lui est d’abandonner la solution formelle au profit d’une solution lexicale ou sémantique. Le complément d’agent n’est donc plus une forme dérivée de la phrase active, il ne faut pas non plus en rendre compte en référant au sujet profond.

On peut constater que les conditions de sa sélection sont comparables en effet à celles de certains circonstants et de certains actants. C’est le cas des actants qui appartiennent au noyau et les compléments sémiématiques :

‘278. Elle le frappe au bras ’ ‘279. Elle lui frappe le bras’

C’est le cas aussi pour l’actant agent et les compléments instrumentaux :

‘280. La clef ouvre la porte’ ‘281. On ouvre la porte avec la clef

Le complément d’agent apparaît donc comme un circonstant parce que :

‘« […] la voix passive lie la place d’un actant, et ainsi sont réalisées les conditions nécessaires à l’apparition d’un circonstant qui entretient avec les éléments de sens du verbe des relations analogues à celles de l’actant agent […] » 5 .’

Pour les compléments distributifs de type :

‘282. Il reçoit vingt francs par jour.’

Et les compléments quantitatifs de types :

‘283. Elle mange des cerises par bocaux entiers.’

Melis refuse leur statut de compléments circonstanciels, ce « […] ne sont pas des compléments qui se rattachent au verbe et à la phrase, mais des compléments adnominaux et cela dans tous les emplois » 6 . La même analyse est valable pour les compléments d’accompagnement de type (avec+SN), puisque ces compléments n’apparaissent qu’avec des groupes nominaux de construction directe et ils se rapportent exclusivement au groupe nominal et non au verbe.

Une dernière catégorie de compléments qui peuvent être associés aux compléments du nœud actanciel est celle des compléments de fréquence de type : parfois , quelquefois , plusieurs fois, deux fois, souvent , rarement,…. À première vue, ces compléments sont acceptables dans les différents types de phrases, mais ils sont catégoriquement exclus des phrases qui présentent une propriété stable ou immuable :

‘284. ! Un rectangle a quelquefois quatre angles.’ ‘285. ! Marie est deux fois intelligente.’

Ils apparaissent préférentiellement dans les phrases à l’accompli :

‘286. Marie a été deux fois intelligente.’

Le fait qui les rapproche des compléments du nœud actanciel est qu’ils peuvent interagir avec les compléments aspectuels sur certains points. Leur interprétation change selon la nature du complément avec lequel ils peuvent apparaître : avec un complément aspectuel terminatif, ils signifient en quel laps de temps le procès peut se répéter :

‘287. Pierre a envoyé Luc quatre fois à la poste en une journée.’

Avec un complément aspectuel non terminatif, le complément de fréquence porte sur la phrase contenant l’indication de durée :

‘288. Je lui ai parlé trois fois pendant une heure.’
Notes
1.

Cf. p. 88.

2.

L. Melis, 1983, p. 93.

3.

Ibid., p. 96.

4.

Cf. p. 101.

5.

Ludo Melis, 1983, pp. 121-122.

6.

Cf. p. 124.