2. L’approche de Hening Nølke

Intéressé par le problème de l’adverbe et de la fonction adverbiale en français, Henning Nølke a publié plusieurs articles sur ce sujet et fut même le responsable d’un numéro spécial de la revue linguistique « Langue Française » (1990), n°88 ayant pour titre principal : « Classification des adverbes ». Dans ce numéro, l’auteur présente les problèmes qui se posent toujours dans la classification des adverbes, surtout les adverbes de phrase, et donne un aperçu historique à la fin de l’ouvrage sur les travaux de classification des adverbes et des adverbiaux jusqu’à l’époque moderne. Outre l’intérêt qu’offre une typologie générale de la classification des adverbes, l’auteur s’est intéressé à des types particuliers d’adverbes, à tel point qu’on se réfère directement à lui chaque fois qu’on évoque les classes de ces adverbes comme par exemple les adverbes paradigmatisants et les adverbiaux contextuels.

Dans un livre plus récent, Nølke a remis à jour la plupart de ses articles et les retraite d’une manière plus poussée et plus approfondie. Il s’agit de « Le Regard du Locuteur I », 1993, et « Le Regard du Locuteur II », 2001, de l’édition Kimé 1 . Avant d’entamer cette étude, notons une précision méthodologique et fonctionnelle qui doit, selon l’auteur, s’imposer à toute recherche dans le domaine des adverbes. Pour l’auteur, la plupart des recherches qui sont apparues sur les adverbes ne font pas la distinction entre l’adverbe mot et l’adverbe fonction, la frontière entre les deux notions reste le plus souvent assez floue. Ce que font ces recherches c’est plutôt classer les occurrences des adverbes mais absolument pas la fonction adverbiale. Cette première précision est pour l’auteur d’une importance capitale pour chaque travail de classification.

Ce qu’il préfère donc faire est classer les fonctions syntaxiques à partir des critères linguistiques pertinents et non pas à partir des critères lexicaux qui n’ont rien à voir avec le mode du fonctionnement de l’adverbe dans la phrase. C’est pour cela qu’il préfère le mot adverbial pour désigner la fonction syntaxique :

‘« Un adverbial est un membre de phrase qui n’est pas défini comme un autre type de membre. Cette définition sera censée inclure aussi les compléments circonstanciels au sens classique de ce terme » 2 . ’

Selon cette définition, la fonction adverbiale pourra faire partie du paradigme conceptuel des fonctions dans la phrase comme celle du sujet, de l’objet, de l’attribut, …etc. Un autre fait important est que plusieurs mots dans la phrase pourront désormais exprimer une seule fonction et un seul mot pourra exprimer plusieurs fonctions : les syntagmes prépositionnels et les diverses locutions peuvent donc être considérés comme étant des adverbiaux d’un point de vue fonctionnel.

Il semble que l’approche de Hening Nølke ait fait un progrès considérable dans le domaine des recherches sur l’adverbe et les adverbiaux. Son importance vient du fait d’abord parce qu’elle se veut globalisante et unitaire ainsi qu’elle embrasse l’ensemble des éléments circonstanciels dans la phrase. Ensuite, elle se fonde sur l’examen critique des recherches antérieures qui sont apparues sur ce sujet.

L’intérêt de l’auteur porte essentiellement sur les adverbes de phrase et l’ébauche d’une théorie linguistique de la focalisation lui a permis à juste titre d’établir son classement sur des critères qu’il considère pertinents et opératoires. Chaque classification, selon lui, dépend de son but. On peut dire que l’essentiel de la théorie classificatoire de Nølke réside dans le principe de la focalisation selon lequel au moins une focalisation a lieu à l’intérieur de chaque énoncé donnant lieu à un foyer.

Il a distingué quelques aspects de cette théorie 3 . D’abord, la focalisation neutre, qui vise à identifier l’élément focalisé à l’intérieur d’un paradigme, doit être distingué de la focalisation spécialisée qui peut avoir d’autres visées d’identification. Celle-ci est souvent accompagnée de l’accent d’insistance. On dit d’une focalisation qu’elle est marquée quand elle a un domaine de focalisation, qui est une partie de la phrase, suivie d’une montée ou d’une descente intonative très en pente marquant une frontière prosodique majeure (souvent la fin de la phrase). La focalisation neutre est toujours associée à un domaine de focalisation.

La structure prosodique de la phrase joue donc ici un rôle essentiel dans les mécanismes de classification et d’interprétation des adverbiaux. Un autre principe très important doit être cité aussi car il constitue l’essentiel de la théorie de la focalisation, c’est le principe de la portée qui est défini en linguistique comme le domaine de la phrase où l’unité à portée exerce une influence sur l’occurrence et la signification des morphèmes et des syntagmes. Mais cette définition, selon l’auteur, manque beaucoup de précisions et il faut lui ajouter deux éléments essentiels : l’étendue et la perspective de la portée :

‘« Par étendue j’entendrai le segment de la phrase qui entre dans la portée. Il peut s’agir de la phrase totale ou seulement d’une partie de celle-ci.
Par perspective j’entendrai l’aspect sous lequel ce segment est vu. On peut distinguer au moins quatre perspectives : l’unité à portée peut porter sur le contenu propositionnel, abrégé en proposition (soigneusement), sur l’énoncé (peut-être), sur l’énonciation (sans blague) ou sur la forme de l’étendue de sa portée (bref) » 4 . ’

L’essentiel de la théorie de la focalisation ainsi exposé, nous allons maintenant essayer de voir la manière dont l’auteur a procédé pour établir sa classification. Malgré la difficulté qu’on peut toujours envisager lors de la classification des adverbes de phrase du fait qu’elle est une catégorie fortement hétérogène, l’auteur propose 5 des critères positionnels où peuvent figurer ces adverbiaux dans la linéarité de la phrase. La zone préverbale reçoit par exemple les éléments thématiques ainsi que ceux qui, en quelque sorte, établissent une relation au discours qui précède, la zone post-verbale loge les éléments rhématiques qui dénotent quelque chose de neuf, ce qu’on désire mettre en relief.

Chaque zone connaît certaines restrictions fondamentales : la cohésion entre les éléments dans la chaîne linéaire, le principe de la lourdeur qui interdit aux éléments lourds d’exister dans la zone verbale, le principe du gouvernement selon lequel l’élément gouvernant précède l’élément gouverné, le principe de l’iconicité selon lequel l’ordre des mots doit refléter l’ordre extralinguistique des phénomènes qu’ils représentent et enfin le principe de la portée qui exige que l’unité à portée précède sa portée.

Il y a un autre principe fondamental de la théorie classificatoire qui, bien qu’il soit destiné à la classification des adverbiaux spatio-temporels, peut être utile pour la classification de l’ensemble des adverbiaux. Ce principe semble être de nature sémantico-pragmatico-syntaxique prévoyant que :

‘« Il y a des rapports entre :
d’une part, les propriétés sémantico-fonctionnelles des adverbiaux (type de référence, quantification, etc. dans le cas des adverbiaux spatio-temporels) et,
d’autre part, leurs propriétés syntaxiques (structure, position) » 6 . ’

Selon ce principe, tous les adverbiaux peuvent se répartir en quatre grandes classes selon le type de leur incidence dans l’énoncé, ils sont considérés comme des unités à portée :

  1. (1) Adverbiaux d’énonciation.
  2. (2) Adverbiaux d’énoncé.
  3. (3) Adverbiaux de proposition.
  4. (4) Adverbiaux de prédicat ou de verbe.

Chacune de ces quatre classes d’adverbiaux devra comporter d’autres sous-classes ayant chacune des propriétés syntaxiques et sémantiques distinguées. À tout adverbe qui se place à toutes les césures majeures de la phrase, on doit donner le nom d’adverbe de phrase. Cela veut dire qu’a priori cette catégorie d’adverbes touche les deux premières classes citées ci-dessus, c’est-à-dire les adverbiaux d’énonciation et les adverbiaux d’énoncé ainsi qu’un groupe d’adverbiaux connecteurs qui sont destinés à mettre l’énoncé qui les loge en rapport avec un ou plusieurs autres énoncés.

Les adverbiaux de phrase sont aussi définis à l’aide de quelques critères formels essentiels, tant cités par les chercheurs, qui les distinguent de l’ensemble des autres adverbiaux à savoir :

a- ils sont très mobiles ;

b- ils n’entretiennent pas de restrictions sélectionnelles avec la phrase ;

c- ils portent sur la phrase dans sa totalité ;

d- ils ne supportent pas la focalisation (ordinaire) 7 .

Une étude détaillée des effets de sens résultant des mécanismes de la focalisation de l’adverbial peut-être 8 constitue un exemple type d’un adverbe de phrase qui répond à l’ensemble des critères de classification. Cet adverbial occupe toutes les positions majeures dans la phrase, les effets prosodiques sont très essentiels dans son interprétation dans chaque position (pause, montée ou descente intonative dans l’oral, une virgule dans l’écrit).

‘330. 1. (que) Pierre, 2., a 3. vendu (4) sa voiture, 5.

Dans cet exemple, l’adverbial peut-être peut occuper toutes les positions chiffrées et les effets de sens qui en émanent sont multiples :

‘331. Peut-être que Pierre a vendu sa voiture.’ ‘332. Pierre, peut-être, a vendu sa voiture.’ ‘333. Pierre a peut-être vendu sa voiture.’

L’auteur a constaté que la position de l’adverbial dans 333 est la position neutre prosodiquement et le locuteur le place ainsi s’il n’a pas de raison particulière de faire autrement. Il s’ensuit que cette adverbial en position neutre s’associe au foyer, qui sera neutre lui aussi. Dans ce cas, il peut s’associer en l’occurrence soit à sa voiture soit à vendu sa voiture. C’est un adverbial qui a l’énoncé comme perspective de portée et il apporte un jugement sur les conditions de vérité. L’effet de sens obtenu de cette position :

‘« Dans la situation où c’est sa voiture qui constitue le foyer, le commentaire consiste à communiquer que la proposition ‘Pierre a vendu x’ est peut-être vrai pour x = sa voiture, sous-entendu : mais fausse pour d’autres éléments du paradigme invoqué par la focalisation » 9 . ’

Pour les deux autres positions, l’insertion de peut-être en (332) déclenche automatiquement une focalisation de l’élément qui le précède et s’associe donc au foyer ainsi établi. Il aura comme effet de sens : la proposition ‘x a vendu sa voiture’ est peut-être vraie pour x = Pierre. Dans (331), l’adverbial joue comme un élément subordonnant et l’énoncé sera lu en bloc sans aucun effet de focalisation. Il est bien normal que l’adverbial peut-être ait d’autres positions possibles correspondant à d’autres effets de sens résultant d’autres effets de focalisation dans la phrase, mais nous estimons qu’il convient de nous arrêter ici pour ne pas aller trop loin dans les détails de ces développements peu intéressants pour notre démarche.

Comme nous l’avons déjà constaté, l’auteur accorde une grande importance aux adverbes de phrase dans ses recherches et il s’est intéressé à des types particuliers comme les adverbiaux contextuels, les adverbiaux paradigmatisants et les adverbiaux spatio-temporels. À notre tour, et pour ce qui nous intéresse, nous allons exposer très brièvement les deux premières classes mais, par contre, nous allons nous arrêter un peu sur la dernière classe vu que son traitement est au cœur de notre travail.

Notes
1.

Nous allons revenir plusieurs fois à ces deux recueils d’articles au cours de notre passage en revue de cette approche.

2.

H. Nølke, « Les adverbiaux contextuels : problème de classification », Langue Française, n°88, 1990, p. 17.

3.

Cf. Nølke, Le regard du locuteur, pour une linguistique des traces énonciatives, t.2, Paris, Kimé, 2001, p. 241.

4.

Ibid., p. 262.

5.

Ibid., p. 240.

6.

Ibid., p. 258.

7.

Ibid., p. 243.

8.

Voir sur ces points, H. Nølke, 2001, pp. 245-251.

9.

Ibid., p. 246.